« Nous avons confié à la députée Sandrine Hurel la mission d’identifier tous les blocages [à la vaccination] et de soumettre des préconisations. À la remise de son rapport, à l’automne, je souhaite que s’engage un débat public sur le sujet. Les modalités restent à fixer, mais il est capital qu’il y ait des échanges et des réponses aux questions des citoyens, dans une complète transparence. Ne rien cacher est la meilleure manière de combattre ceux qui jouent sur des peurs scientifiquement infondées ».
« Beaucoup de gens crédibles qui défendent la vaccination considèrent que la recommandation suffit. Mais enlever une obligation, c’est donner des arguments aux antivaccins ».
1Le 1er août 2015, Marisol Touraine, alors ministre de la Santé, annonce l’organisation d’un débat national sur la thématique de la vaccination. Ce débat, qui aura lieu durant l’année 2016, est présenté comme une réponse à la multiplication de mobilisations prenant pour objet certains vaccins.
2Toute personne familière des controverses vaccinales en France ne peut qu’être frappée par le cadrage de ce débat tel qu’il a été présenté par les acteurs en charge de l’organiser. Il s’agirait avant tout d’une entreprise visant à restaurer la confiance dans la vaccination et à augmenter les taux de vaccination. C’est d’ailleurs en réaction à cette volonté de limiter l’expression de critiques, en particulier sur le sujet de la balance bénéfices/risques des vaccins, que Thomas Dietrich, le secrétaire de la Conférence nationale de santé, organisme chargé d’organiser des débats publics sur les sujets de santé, présenta sa démission en février 2016.
3La volonté de limiter l’expression des dissensions semble être un trait commun à la plupart des dispositifs de débats publics (Barthe, 2002), mais elle est plus marquée dans le cas de la vaccination. L’histoire du rapport entre l’État et la vaccination peut éclairer cette spécificité. Les travaux de Pasteur sur les vaccins ont constitué un moment crucial dans l’imposition du paradigme microbiologique, toujours dominant aujourd’hui en biologie, au point que ce chimiste est souvent encore considéré à tort comme son inventeur (Moulin, 1991, 1996). Aussi, dès le début du xixe siècle, les campagnes de vaccination ont compté parmi les premières grandes politiques de santé pour les États en construction (Fressoz, 2012 ; Löwy, 2009). Les travaux de Pasteur imposent ensuite la campagne de vaccination comme le modèle par excellence de l’intervention de santé publique dans un contexte d’extension progressive de la responsabilité de l’État dans ce domaine au cours du xxe siècle (Bergeron et Castel, 2015 ; Moulin, 1996). Ces facteurs ont conduit à faire de cette technologie médicale particulière un des symboles de l’intervention légitime de l’État dans le domaine de la santé et plus généralement de la Science et du Progrès. Il n’est alors pas étonnant qu’à mesure que la vaccination a acquis son statut de « Medecine’s greatest lifesaver » [1], s’est construit en parallèle un stigmate spécifique visant à délégitimer les acteurs refusant de se faire vacciner. La dénonciation de l’influence des « antivaccins » constitue un des lieux communs des milieux médicaux et de la santé publique, et ce en France comme dans la plupart des pays du Nord (Blume, 2006 ; Colgrove, 2006 ; Hobson-West, 2007 ; Johnston, 2004 ; Leach et Fairhead, 2007).
4Or, des travaux de sociologues et d’historiens suggèrent que les critiques radicales remettant en cause le principe de la vaccination coexistent avec des mobilisations plus conditionnelles centrées sur certains vaccins en particulier ou sur certaines façons de les produire, sans toucher au principe de la vaccination (Colgrove, 2006 ; Durbach, 2004 ; Fressoz, 2012 ; Johnston, 2004 ; Kirkland, 2012a). Ce point crucial de la distinction entre critiques radicales et conditionnelles n’a que très peu été approfondi au-delà de constats rapides, les travaux de Robert Johnston et de Ana Kirkland constituant sur ce point une exception notable. Pourtant, ces enjeux de positionnement témoignent de la pluralité des conflits portant sur ce qui doit être admis comme savoir légitime. Ces enjeux sont cruciaux dans un contexte de recomposition de ces frontières liée à la fois à la montée en puissance des savoirs profanes (Dodier, 2003), à la multiplication des controverses sociotechniques (Callon et al., 2001) mais aussi à l’émergence et à l’institutionnalisation de nouveaux savoirs médicaux, notamment autour des liens entre santé et environnement (Gaudillière et Jas, 2016). Dans le cas particulier de la vaccination, ces jeux de distinction sont d’autant plus importants que le contexte actuel est marqué par une progression importante des réticences à certaines vaccinations à la fois du côté du grand public (Larson et al. 2016) et des médecins (Verger et al. 2015). Cette apparente évolution du monde de la critique vaccinale a paradoxalement donné lieu à un surcroît de dénonciations publiques de l’influence des « antivaccins », notamment à l’occasion du débat national de 2016.
5Dans cet article, nous nous intéressons aux débats contemporains sur les campagnes de vaccination en nous penchant sur les « antivaccins » [2], ces individus, collectifs, réseaux informels qui en viennent à questionner publiquement l’usage d’un ou de plusieurs vaccins et qui doivent se mouvoir dans un contexte social où l’anathème public n’est jamais loin. L’article étudie les manières dont ces acteurs construisent leur critique en comparant le ou les vaccins critiqués à d’autres vaccins mais aussi à d’autres objets, politiques publiques, scandales et évènements passés. En plus de traiter des différentes manières dont ces opérations politisent ces vaccins, cette attention aux pratiques de comparaison permettra de mettre en lumière les enjeux de crédibilité auxquels ces acteurs sont confrontés.
6Comme l’a bien montré Steven Shapin (1995), un des enjeux centraux pour qui se mêle de parler de science est de faire reconnaître sa crédibilité. Les travaux sociologiques récents portant sur les demandes de réparation dans le domaine médical ont corroboré cette analyse (Barbot, 2002 ; Barbot et al., 2015 ; Kirkland, 2012a). Ils ont montré à quel point les profanes, leurs expériences et leurs experts marginaux dans le champ académique butent sur le travail de construction des frontières de la Science (Gieryn, 1999) qui se prolonge dans les tribunaux et les autres espaces de litiges. Plus généralement, depuis l’épidémie de sida, la sociologie de la santé met en avant l’émergence de nouvelles formes de militantisme expressément centrées sur la production de connaissances en vue de construire une expertise scientifique indissociable des combats politiques qui sous-tendent ces demandes de réparation et de transformation du système médical (voir notamment, Akrich et al., 2015). Or, au cœur de cette politique des causes (Barthe, 2010), se déploie un travail de « mise en équivalence », de comparaison, de l’objet incriminé avec d’autres objets dont la dangerosité est largement admise, afin de démontrer sa probable dangerosité (Lemieux, 2008).
7La crédibilité scientifique et politique des acteurs mobilisés se joue alors dans les types de comparaisons à partir desquels ils construisent leur critique. C’est aussi à travers ces opérations de rapprochement de phénomènes et d’objets différents que les acteurs peuvent enrichir leur répertoire de causes et constituer des coalitions. Réciproquement, les différentes façons dont un même objet, comparé à d’autres phénomènes et objets, donne à voir la variété des trajectoires de mobilisations et d’ancrages culturels qui se croisent autour de cet objet contesté et dessinent sa (ses) politisation(s) propre(s). L’attention aux pratiques de comparaison constitue donc une entrée féconde pour l’analyse des controverses (Venturini, 2010).
8Dans cet article, nous nous intéresserons à la controverse vaccinale portant sur la sécurité des vaccins contre la grippe pandémique A(H1N1) (2009-2010). Nous approcherons la politisation de ce vaccin par le biais des critiques qui lui ont été publiquement adressées. L’approche par les jeux de comparaison est particulièrement adaptée à ce cas particulier dans la mesure où ces critiques ont émergé avant même le début de la campagne de vaccination. Ces acteurs ont donc dû prévoir le danger de ce vaccin et mettre en question sa « nouveauté ». L’approche de ces critiques par le biais des jeux de comparaison qui la fondent nous permettra de montrer la diversité existant au sein du monde de la critique vaccinale française. Cette diversité est indissociable du statut spécifique accordé à la vaccination. Ce statut exacerbe les enjeux de crédibilité et dissuade certains des acteurs plus intégrés au champ médical dominant d’investir cette thématique. Cependant, nous montrerons que la disponibilité de registres argumentatifs centrés sur ce vaccin a permis à des acteurs ne rejetant pas la vaccination en général de se mobiliser en évitant d’être taxés d’antivaccins.
9Nous présenterons tout d’abord le contexte de la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1) ainsi que les acteurs qui ont critiqué la sécurité de ce vaccin et les données que nous mobiliserons dans cette étude. Nous analyserons ensuite les modes de comparaison au cœur des discours critiques en distinguant les registres radicaux, qui impliquent le rejet de toutes les campagnes de vaccination, des registres spécifiques à cette campagne-là. L’analyse distinguera ensuite les registres reposant sur des étiologies médicales centrées sur le fonctionnement du vaccin et sur son contenu des étiologies politiques centrées sur les institutions en charge de le produire et de certifier sa qualité. Cette analyse permettra de mettre en évidence la variété des formes de critique vaccinale. Elle permettra surtout de souligner les transformations contemporaines des mobilisations critiques avec l’arrivée de nouveaux acteurs mieux dotés en capital politique ou issus des mouvements centrés sur la santé environnementale.
Les critiques du vaccin contre la grippe A(H1N1)
10En avril 2009, les réseaux internationaux de surveillance de la grippe parviennent à identifier la souche A(H1N1) du virus de la grippe et lui attribuent plusieurs décès survenus au Mexique. L’identification de cette souche déclenche une mobilisation importante des autorités sanitaires de la plupart des pays du Nord et notamment en France. L’idéal d’une gestion de la pandémie par le biais d’une large campagne de vaccination s’impose rapidement. Le gouvernement annonce ainsi, au début du mois de juillet, la commande de 94 millions de doses en vue de vacciner plus de 70 % de la population avec deux doses du vaccin.
11Cette annonce tombe à un moment où émergent des critiques publiques de la « sur-réaction » gouvernementale et où l’idée que cette grippe serait finalement peu létale commence à s’affirmer. D’autres critiques se font jour durant l’été mais c’est véritablement après la présentation du dispositif concret de vaccination à la fin du mois d’août et l’arrivée de la rentrée qu’une large controverse apparaît dans les médias au sujet de cette campagne de vaccination. Les mois précédents le début de la campagne (le 20 octobre pour les groupes prioritaires et le 12 novembre pour le reste de la population) seront marqués par la succession des critiques portant, entre autres, sur la faible dangerosité de cette grippe, sur le manque de transparence dans l’achat des vaccins, sur la communication alarmiste du gouvernement, sur les liens d’intérêts de certains conseillers de la ministre de la Santé, et, enfin, sur la sécurité de ce vaccin. Cette campagne sera finalement un cuisant échec, avec seulement 7,9 % de la population choisissant de se faire vacciner.
12Si un très grand nombre de figures publiques ont critiqué la gestion de cette pandémie, la thématique de la sécurité des vaccins n’a été investie que par une minorité d’entre elles. Or, cette thématique la plus centrée sur le vaccin en lui-même est aussi celle qui est la plus clairement associée à la critique vaccinale dans l’ensemble de la littérature sur ce sujet (voir notamment Bertrand et Torny, 2004 ; Colgrove, 2006 ; Hobson-West, 2003, 2007 ; Reich, 2016) [3]. Nous nous concentrerons donc ici sur les acteurs qui ont choisi de faire porter leur critique sur l’objet vaccin lui-même et ce, avant même l’injection de la première dose. En effet, il est important de noter que les acteurs dont nous traiterons ici ont formulé leurs critiques dès le mois de mai pour les plus précoces et, pour la plupart, au cours des mois d’août et de septembre. Cette précocité de l’émergence de la controverse rend encore plus crucial le travail de comparaison au cœur de l’activité critique, les acteurs ne pouvant présenter de victimes et arguer de l’enchaînement entre leur vaccination et l’apparition des symptômes.
13Nous avons sélectionné les 19 principaux acteurs à présenter une telle critique de la sécurité du vaccin (Encadré 1). Suivant une pratique commune en cartographie des controverses, nous employons le terme « acteur » pour désigner des individus mais aussi des collectifs formels ou informels, laissant ainsi aux personnes étudiées la responsabilité de délimiter les entités pertinentes à l’analyse (Venturini, 2010). C’est ainsi que figurent parmi nos acteurs des individus parlant en leur nom propre, un bloggeur parlant à travers l’avatar que constitue son blog, des « collectifs » n’ayant pas d’existence légale, des partis politiques et des associations [4].
Encadré 1. Acteurs ayant porté la thématique de la sécurité des vaccins
Femme politique X : députée européenne et membre du parti Écologie !
Écologie ! : parti politique
Syndicat infirmier X : syndicat représentant des infirmiers
Écologie et santé : fédération d’associations traitant du lien entre l’environnement manufacturé et la santé
Santé, nature et médecine : association membre d’Écologie et santé, fédérant elle-même des associations spécialisées dans la relation entre santé et pollution industrielle
Pharmacologue X : pharmacologue auprès des tribunaux et conseiller pour l’industrie pharmaceutique
Parti d’extrême gauche : parti politique
Liberté et vaccination : association spécialisée dans la lutte contre les obligations vaccinales
Démocratie directe : association belge créée à l’occasion de cette pandémie pour critiquer cette campagne de vaccination et qui se spécialisera par la suite dans la critique de toute forme de vaccination
Journaliste et écrivain X : journaliste et écrivain ayant écrit un grand nombre de livres sur les méfaits des vaccins
Information pour la liberté en santé : association spécialisée dans la critique de certains médicaments dont les vaccins
Bloggeur X : bloggeur spécialisé dans la critique systémique du monde médical (conflits d’intérêts, efficacité et sécurité de certains médicaments)
Justice pour tous : association dénonçant les injustices et crimes commis par les acteurs dominants dans le Nouvel ordre mondial
Parti de la vie : association/parti politique luttant contre toutes les formes de manipulation par des intérêts occultes
Pour la vie ! : association spécialisée dans la critique de nombreux médicaments dont les vaccins
Avocat X : avocat spécialisé dans les questions vaccinales
Recherche de sens : association spécialisée dans les questions de santé
Neuf citoyens : collectif de neuf personnes qui ont déposé une plainte qualifiant la campagne de vaccination de tentative d’empoisonnement
14Ces 19 acteurs ont été identifiés de la façon suivante : nous avons analysé la couverture du sujet de la sécurité des vaccins proposée par 21 des principaux médias d’information générale entre le 1er avril 2009 et le 31 janvier 2010 [5] et recensé les acteurs identifiables ayant porté cette critique. Pour limiter le biais de sélection médiatique, nous avons ensuite réalisé des entretiens avec ces personnes ou des représentants de ces collectifs au cours desquels nous leur avons demandé de nommer d’autres acteurs investis sur ce sujet [6]. L’analyse portera principalement sur le discours public produit par ces acteurs (médias, site internet, documents remis lors des entretiens, etc.) et non sur le contenu des entretiens qui ont été centrés sur la trajectoire ayant mené ces acteurs à la critique vaccinale et les ressources à leur disposition pour mener leur combat. L’analyse a consisté à repérer tous les « précédents » (Doury et Chateauraynaud, 2010) mobilisés par ces acteurs pour construire leurs critiques (autres vaccins, campagnes de vaccination, objets et technologies, évènements, etc.) et à comparer les répertoires de précédents proposés par ces différents acteurs. Nous mobiliserons des éléments apparus au cours de ces entretiens pour éclairer ces discours publics.
Les dangers de la grippe A(H1N1)
15La dangerosité du vaccin ne peut être définie qu’en référence à la dangerosité de la grippe. Pour comprendre les discours centrés sur le vaccin pandémique, il nous faut donc d’abord présenter le travail de comparaison déployé par ces acteurs pour démontrer que cette grippe est peu dangereuse.
16Les interventions et les arguments dont nous allons traiter ici ont émergé entre juillet et novembre 2009 pour la plupart, à un moment où l’idée que le virus serait finalement peu virulent trouve un large écho médiatique. Les autorités sanitaires françaises ne souscrivent pas complètement à cette idée fondée sur le constat que la « première vague » de diffusion du virus dans l’hémisphère sud n’a pas fait le nombre de victimes attendues. Cette prudence est liée à la comparaison de ce virus avec d’autres précédentes pandémies causées par ce type de souche de virus connue pour muter très vite, telles que la pandémie de Hong Kong (1968), le SRAS (2003), la grippe aviaire (2005) et surtout la pandémie de grippe espagnole au cours de laquelle une première vague avait été peu virulente tandis que les deux secondes à l’hiver 1918 et au printemps 1919 emportaient près de 30 millions de personnes dans le monde. La sécurité des vaccins contre cette grippe n’est pas un sujet de préoccupation particulier pour les autorités sanitaires : ils sont préparés depuis 2005 à partir de méthodes déjà utilisées pour d’autres vaccins, faits à base de virus inactivé (mode de fabrication connu pour la faiblesse de ses effets secondaires) et un dispositif spécifique de surveillance des effets secondaires est mis en place pour repérer rapidement des effets inattendus.
17Les arguments mettant en cause la sécurité de ce vaccin se fondent tous sur la remise en cause de ce discours des autorités sanitaires et sur une dévaluation du risque de cette grippe. Ils s’appuient sur des comparaisons de la souche A(H1N1) concurrentes de celles proposées par les autorités sanitaires. Notamment, au précédent de la grippe espagnole se voit substitué la fausse pandémie dite de « Fort Dix » survenue aux États Unis en 1976 : suite à la détection d’une souche A(H1N1), le gouvernement américain avait lancé une grande campagne de vaccination nationale sans que le virus n’ait fait de victimes au-delà des premiers cas. Certains reprendront aussi les comparaisons établies avec la grippe saisonnière (« plus dangereuse que ») et avec la grippe aviaire (« pourrait être aussi dangereuse que ») mais pour les retourner, la grippe A devenant moins dangereuse que la grippe saisonnière ou la grippe A devenant similaire à la grippe aviaire mais celle-ci se voyant fortement dévaluée. Le communiqué de presse du Syndicat Infirmier X publié au début du mois de septembre constitue un parfait condensé de cette logique : « Le virus H5N1, responsable de la grippe aviaire, possédait une virulence très élevée (le taux de mortalité a atteint 60 %) couplée à une contagiosité chez les humains très faible (quelques milliers de cas sur l’ensemble de la planète). Le H1N1 est pratiquement l’inverse : il est très contagieux mais faiblement agressif. »
18Ces remises en cause de la dangerosité de la grippe ont été déployées par de nombreux acteurs de la période qui ne figurent pas dans notre échantillon. La spécificité des acteurs que nous évoquons ici est donc d’ajouter à ce discours d’autres comparaisons destinées à remettre en cause la sécurité de ces vaccins.
Les critiques conditionnelles du vaccin pandémique
Le vaccin pandémique entre nouveauté et précédents inquiétants
19La question de la nouveauté de cette grippe se répercute sur le vaccin lui-même. Ainsi, la remise en cause de la continuité entre le vaccin pandémique et le vaccin grippal se trouve au cœur des discours de la quasi-totalité de nos 19 acteurs. Pour eux, il s’agit d’un nouveau vaccin et ils rejettent la comparaison avec celui contre la grippe saisonnière. Sa procédure de mise sur le marché, proche de celle appliquée aux vaccins grippaux qui changent chaque année, est donc insatisfaisante pour eux. La dénonciation du peu de cas fait de la nouveauté de ce vaccin mènera à la mobilisation d’un registre de comparaisons plus politique que nous évoquerons plus loin.
20Or, si ce vaccin est nouveau, ces acteurs affirment que ses effets ne sont pas complètement incertains. Au contraire, ils tentent de limiter cette incertitude en l’assimilant à d’autres vaccins. Le précédent vaccinal le plus souvent évoqué pour suggérer le potentiel dangereux de ce nouveau vaccin est la campagne américaine de 1976. Non seulement cette campagne était inutile tant le virus était bénin, mais ce vaccin aurait aussi provoqué près de 4 000 cas d’effets secondaires graves et notamment des cas de syndrome de Guillain-Barré, maladie neurologique paralysante. La comparaison avec ce précédent permet alors d’incarner le risque de ce nouveau vaccin. Femme politique X l’évoque dans un entretien qu’elle donne à l’un des principaux quotidiens d’information nationaux à la fin du mois de septembre : « J’ai regardé ce qui s’est passé (sic) aux États-Unis en 1976. Deux cents soldats ayant été contaminés avec le H1N1, le président Gérald Ford avait décidé une vaccination massive de la population américaine : 45 millions de personnes. Trois mois plus tard, on arrêtait à cause des effets secondaires sur des centaines de personnes, notamment le syndrome de Guillain-Barré, maladie neurologique importante attaquant le système nerveux. »
21Une autre manière de prédire et d’incarner les effets de ce vaccin a consisté à changer l’échelle de la réflexion sur les vaccins. Ce n’est plus le vaccin dans sa globalité qui est comparé avec d’autres vaccins, mais certains de ses composants qui sont isolés. Les adjuvants, substances qui décuplent la réaction immunitaire au virus inactivé, seront alors les principales cibles. L’adjuvant principal qui sera finalement inclus dans ce vaccin sera un dérivé du squalène (un lipide extrait du foie de requin). Mais certains de ces acteurs prendront la parole avant que ce fait ne soit connu. Ils mettent alors en cause des adjuvants qui ont été inclus dans d’autres vaccins, au cas où ils seraient introduits dans celui-ci. Cette approche ouvre un nouveau répertoire de comparaisons pour le vaccin pandémique. Ainsi, il est comparé à l’« épidémie » de syndrome de la guerre du golfe, qui serait liée au squalène contenu dans les vaccins militaires, comme dans cet extrait du communiqué de presse de Santé, nature et médecine publié au milieu du mois de septembre : « Le squalène (ASO3 et MF59) vient au même niveau nous inquiéter. Il a été mis en accusation dans le syndrome des vétérans de la guerre du Golfe avec l’apparition parfois d’anticorps anti-squalène ».
22Il a également été comparé au vaccin contre la rage, qui causerait des myélopathies au Québec du fait de la présence de bêtapropriolactone, ou encore au vaccin contre la méningo-encéphalite à tiques Ticovac® contenant de l’albumine et du mercure. Ce répertoire de précédents se double donc d’un nouveau répertoire de maladies incarnant les « effets secondaires ».
23L’usage de mercure et d’aluminium comme additifs est particulièrement mis en avant, notamment par les différents représentants de la fédération d’associations Écologie et santé, comme dans l’extrait suivant d’un document mis sur leur site internet à la fin du mois de novembre 2009 : « Le thimérosal est un composé organique très toxique du mercure, très proche du méthylmercure impliqué dans l’intoxication alimentaire (thon rouge…) de Minamata, il y a une quarantaine d’années au Japon et qui a entraîné de très nombreuses victimes, atteintes de troubles neurologiques centraux gravissimes. Le thimérosal serait fortement impliqué entre autres dans les atteintes neuronales tant centrales (de type dégénérescence) que périphériques (polynévrites…). »
24Ces comparaisons ouvrent la critique en prenant appui sur des précédents extérieurs au thème de la vaccination. En effet, les effets de l’aluminium et d’autres polluants industriels sur la santé ont fait l’objet de nombreuses mobilisations critiques au moins à partir du milieu des années 1990. Plusieurs des acteurs dont nous traitons ici sont ancrés dans ces mobilisations (Écologie ! ; Écologie et santé ; Santé, nature et médecine ; Bloggeur X ; Parti d’extrême gauche ; Femme politique X) et, pour certains, 2009 correspond à leur première mobilisation sur la thématique des vaccins (Écologie et santé ; Santé, nature et médecine). La présence de ces produits et le fait que les femmes enceintes soient visées par la campagne les autorisent à comparer ce vaccin à des précédents sur lesquels ils ont déjà travaillé (notamment le bisphénol A et plus largement les perturbateurs endocriniens) et à saisir l’opportunité de la large couverture médiatique de cette campagne pour accroître leur notoriété. Ils donnent alors à ce vaccin le statut de cas ou d’exemple illustrant leur cause ou prolongeant leurs mobilisations antérieures.
25Cela leur permet surtout de se distancier des formes de critique publiquement stigmatisées comme « antivaccinalistes ». Elle n’implique ainsi qu’un rapport conditionnel au rejet de ce vaccin qui se traduit d’ailleurs par la recommandation explicite par certains d’entre eux d’utiliser le vaccin sans adjuvant (qui sera livré en moins grand nombre et plus tard). En témoigne cet extrait d’une page du site de Syndicat infirmier X datant de la fin du mois de novembre 2009 : « Notre devoir d’infirmières est d’informer correctement la population, pour que chacun prenne sa décision en toute connaissance de cause, par un consentement libre et éclairé, et non par une campagne de publicité et des discours alarmistes. Le vaccin sans adjuvant est sûr, ceux avec adjuvants relèvent du “bénéfice-risque” individuel en fonction de l’état de santé personnel et du contexte familial. »
Comparer la campagne de vaccination avec d’autres politiques publiques
26La complexité du processus de fabrication des vaccins permet à un ensemble d’acteurs allant bien au-delà de ceux ayant déjà longuement travaillé sur le sujet des vaccins de se saisir de ce sujet. La possibilité de multiplier les points de comparaison fait que les vaccins peuvent être pris comme une opportunité de défense d’un large nombre de causes. En effet, pour les acteurs davantage centrés sur le rapport entre santé et environnement (Écologie ! ; Écologie et santé ; Santé, nature et médecine ; Parti d’extrême gauche ; Bloggeur X ; Femme politique X), l’engagement sur le sujet de la pandémie sert principalement à mettre en avant la thématique de la démocratie sanitaire (thématiques des conflits d’intérêts, de la transparence, du lobbying, volonté d’instaurer une haute autorité de l’expertise…). Le point de comparaison n’est donc plus l’outil d’intervention des autorités, le vaccin, mais les autorités elles-mêmes et les acteurs qui les influencent (les laboratoires notamment, mais aussi les experts auprès des autorités sanitaires).
27Le principal précédent utilisé pour montrer les dangers de cette faille dans les processus de choix de santé publique est la campagne de vaccination contre l’hépatite B de 1994-2000. La mobilisation de ce précédent permet de montrer les risques concrets pour la santé de processus politiques généraux, comme l’affirme Pharmacologue X dans un document produit au début du mois de décembre 2009 et qui a été reproduit sur de nombreux autres sites : « Rodée sur le vaccin contre l’hépatite B, la stratégie est toujours la même : instrumentaliser l’Organisation mondiale de la santé via des groupes de travail créés, financés et noyautés par l’industrie pharmaceutique (…) D’autre part et au contraire de ce que soutient comme prévu l’administration sanitaire, les données de la pharmacovigilance après commercialisation sont loin d’être rassurantes, compte tenu de la sous-notification habituellement massive (moins de 1 % des accidents notifiés), délibérément exacerbée en l’espèce par les autorités qui s’appliquent à créer un sanitairement correct visant à dissuader les vaccinateurs de notifier [lien vers son site]. On a connu exactement la même situation avec le vaccin contre l’hépatite B — avec les résultats que l’on sait… »
28Au-delà de cet autre précédent vaccinal, les documents produits par ces acteurs dressent une longue liste de « scandales » tels que ceux de « l’hormone de croissance », du « sang contaminé » ou encore de « la canicule ».
29Ces arguments sont mobilisés par la quasi-totalité des acteurs de notre échantillon ; ils ne sont pas spécifiques aux acteurs issus du mouvement écologiste. Avec les arguments plus médicaux présentés plus haut, ils constituent un socle relativement cohérent et commun à l’ensemble de ces acteurs.
30Par la mobilisation des deux types d’arguments que nous venons de présenter (médicaux et politiques), ces acteurs tentent d’établir leur crédibilité à la fois politique et scientifique en ne touchant pas à ce que dans son analyse des logiques de construction de consensus dans les couvertures médiatiques, Daniel Hallin appelle la « sphère de consensus », ici le principe de la vaccination (Hallin, 1986). Ainsi, de tous les arguments et comparaisons exposés ici, ceux que nous avons vus jusqu’ici ont été les seuls à avoir été largement diffusés dans les principaux médias français d’information générale. Parmi les 19 acteurs, 10 ont restreint leur discours à ces critiques conditionnelles, remettant ainsi sérieusement en question la pertinence d’appliquer le concept de « mouvement antivaccin » à l’ensemble des acteurs critiques investis sur cette thématique (Ward, 2016). Ces acteurs sont ceux qui ont le plus eu accès aux médias de grande diffusion au cours de cette période. Par le biais de ces formes conditionnelles de critiques, ils arrivent ainsi à faire reconnaître une crédibilité au moins minimale et à avoir accès à des arènes cruciales pour leur combat (médias, cours de justice, instances de concertation des autorités sanitaires…) (Kirkland, 2012b).
Les critiques inconditionnelles du vaccin pandémique
Le vaccin pandémique, comme tous les vaccins…
31Pour près de la moitié des acteurs identifiés (9) ce vaccin est nocif tout simplement parce qu’il est un exemple du principe de la vaccination.
32Lorsque le virus A(H1N1) est détecté en avril 2009, les autorités sanitaires se sont spontanément orientées vers une solution vaccinale. La vaccination permet, à partir d’une intervention ponctuelle, de produire un effet durable sur la population à protéger et ainsi d’éviter une intervention continue qui mettrait à l’épreuve la capacité de l’État à discipliner les comportements du public. Neuf de nos acteurs remettent en cause cette logique [7]. Pour ces acteurs, il s’agit de revenir sur ce principe d’intervention pourtant ancré dans l’histoire de la santé publique française et régulièrement défendu publiquement comme l’un des symboles de la lutte de la Science contre les obscurantismes. Or, sur la base de références aux travaux d’Antoine Béchamp, un concurrent de Pasteur, ou de représentants d’autres courants de la médecine qui ont pu être dominants jusqu’à la fin du xixe siècle (notamment différentes variantes de vitalisme), ces acteurs font remonter le débat au niveau de la catégorie de « vaccin », comme dans l’extrait suivant d’une vidéo mise en ligne à la fin du mois de septembre 2009 par le président du Parti pour la vie : « Le seul consensus scientifique qui vaille à ce jour, parmi les scientifiques indépendants et intègres, est celui-ci : les vaccins de l’industrie, des poisons sur ordonnance, sont inutiles, inefficaces et dangereux. Et tout particulièrement les vaccins de la grippe A. »
33Comme l’ont noté certains représentants des sciences sociales, ces discours qui captent l’attention des autorités sanitaires sont le plus souvent ancrés dans des conceptions de la santé alternatives aux théories médicales dominantes comme l’homéopathie, la chiropraxie, le « Faith healing » aux États-Unis, les thérapies traditionnelles en Afrique (voir notamment, Colgrove, 2006 ; Durbach, 2004 ; Leach et Fairhead, 2007). Nous voulons ici plutôt insister sur le fait que cette montée en généralité permet à ces acteurs de fonder leur démonstration sur une plus large palette de précédents qui suggèrent la dangerosité de ce vaccin. Ces précédents remontent aussi beaucoup plus loin dans le temps : vaccination contre la variole, contre le tétanos, la poliomyélite, etc. On peut trouver un exemple de ces raisonnements dans un document d’information sur le contenu des vaccins publié sur le site d’Information pour la liberté en santé à l’automne 2009 : « Le vaccin contre la fièvre jaune était obtenu, en 1951, après 255 passages sur cerveaux de souris, la poudre obtenue était ensuite mélangée avec du kaolin ; aujourd’hui, pour ce vaccin, on utilise des embryons de poulet. Les scientifiques avouent eux-mêmes qu’ils ne sont absolument pas sûrs de la qualité de l’atténuation. Lise Thiry (Institut Pasteur de Bruxelles) reconnaît qu’on a atténué les virus “au petit bonheur la chance”. C’est ainsi que certains germes, insuffisamment atténués et/ou mutants ont pu retrouver leur virulence et déclencher des pathologies “like” (bécégite après le BCG, polio postvaccinale…). La plupart des vaccins à virus contiennent des virus vivants atténués (ROR, polio oral, hépatite A, grippe, fièvre jaune, rage, varicelle…). »
34La liste des additifs susceptibles d’être intégrés aux vaccins et de générer des effets secondaires graves s’allonge elle-aussi, tout comme la liste des maladies qui comportent ce risque vaccinal. Elle en vient notamment à intégrer l’autisme, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, l’épilepsie et les allergies. Enfin, le précédent de la grippe espagnole de 1918 se voit lui-même réinterprété. Elle serait en partie due aux vaccinations elles-mêmes qui auraient contribué à affaiblir l’immunité des Européens. Cette montée en généralité s’accompagne et se fonde sur la comparaison de la vaccination avec d’autres formes d’intervention présentées comme plus efficaces et moins risquées : les mesures d’hygiène élémentaires (aussi mises en avant par l’ensemble des acteurs critiques mais aussi par les autorités sanitaires), mais surtout avec l’alimentation, les vitamines, certaines plantes et certaines formules homéopathiques (pour certains).
35Cette capacité à élargir le spectre des comparaisons et ainsi à multiplier les précédents censés démontrer la nocivité future de ces vaccins s’ancre, pour 5 de ces acteurs, dans une trajectoire de militantisme qui les a conduits à se spécialiser dans la critique vaccinale. Cette histoire plus ou moins longue a permis la construction de répertoires d’exemples de campagnes de vaccination ratées, d’effets secondaires possibles, mais aussi, et surtout, d’arguments permettant de donner un sens général et unifié à ces échecs et ainsi à les mobiliser pour une même cause (la lutte contre les vaccins, la reconnaissance des médecines alternatives, le droit à la différence religieuse, etc.).
36Force est de constater que, si ces acteurs ont produit ces arguments de rejet inconditionnel de tous les vaccins, ils ont néanmoins axé leur communication publique sur les arguments conditionnels décrits précédemment. En effet, les documents les plus publics produits par ces acteurs au cours de cette période (textes de plaintes, communiqués de presse, interviews dans les médias généralistes, etc.) sont essentiellement constitués de ces arguments conditionnels. Les comparaisons et les arguments plus radicaux figurent moins souvent dans ces documents. On les trouve plutôt sur une minorité des pages web de ces sites publiées pendant la pandémie ou dans des documents destinés à un public plus restreint (publications internes, textes publiés sur des plateformes web affinitaires, interviews données à des médias affinitaires…). On voit alors à quel point cette norme délégitimant les « antivaccins » pèse sur les acteurs de la critique vaccinale, et notamment sur ceux qui sont les plus susceptibles de subir cette stigmatisation publique. Ces acteurs tentent donc eux aussi de contourner cette délégitimation en « donnant des gages » par des choix de priorisation des arguments. L’existence d’un tel écart au sein des groupes critiques des vaccins entre les discours les plus publics ou les positions officielles et ceux plus officieux ou plus populaires parmi les militants « de la base » constitue donc un enjeu crucial de légitimité, comme l’a bien montré Anna Kirkland pour le cas de la controverse sur le lien entre l’autisme et l’injection du vaccin ROR (rubéole, oreillons, rougeole) aux États-Unis (Kirkland, 2012b). En maintenant un positionnement de rejet radical, même restreint à certaines pages de leur site web ou aux interventions en milieux « amis », ces groupes et individus dissuadent les acteurs bénéficiant de davantage de capital politique et scientifique de chercher des alliances ou de réaliser des actions communes.
Les campagnes de vaccination, comme toutes les politiques…
37Ces enjeux de crédibilité ne se limitent pas au registre médical. Ils se nouent aussi autour des arguments politiques mobilisés par ces acteurs. En effet, se voir qualifié de « complotiste » constitue un second risque associé à la critique vaccinale. Les premières phrases d’un texte de « mise au point » écrit par le président de Liberté et vaccination et publié au début de l’année 2010 dans le journal de l’association résument parfaitement ces tensions existant au sein de ce sous-ensemble d’acteurs au sujet de la crédibilité — cette fois politique — de la cause qu’ils veulent défendre : « Voilà deux fois qu’en l’espace de quelques jours, je refuse de mêler Liberté et vaccination à une action qui semble, de prime abord, aller dans le sens de notre combat. J’ai refusé que le nom de Liberté et vaccination soit associé à des positions complètement extrémistes et aberrantes qui auraient dévalorisé [un grand nombre d’années] de travail et de prises de positions sérieuses, étudiées et réfléchies. »
38En effet, les arguments remettant en cause l’intérêt de « tous les vaccins » ne sont pas uniquement mis en avant par des acteurs spécialisés dans la critique vaccinale. Ils sont également repris par des acteurs dont la cause principale est la dénonciation du système politique dans son ensemble (4 acteurs). Chez eux, le rejet de toute forme de vaccination s’accompagne alors d’un rejet plus général des acteurs des politiques de santé publique, voire des politiques publiques en général. Cela se traduit notamment dans la mobilisation de précédents qui sont censés démontrer la nocivité des vaccins et qui sont accompagnés de discours plus virulents de dénonciation de la corruption de l’OMS ou des agences de santé publique françaises. La campagne de vaccination contre la grippe A est mise côte à côte avec d’autres cas dans lesquels les autorités sanitaires mondiales auraient couvert des accidents survenus dans les laboratoires pharmaceutiques. Dans leurs formes les plus outrées, les arguments produits comparent l’attitude qu’il faut avoir face à cette campagne de vaccination à celle des résistants face au régime de Vichy ou l’attitude des autorités sanitaires françaises à celles du bloc de l’Est durant la guerre froide. L’un de ces acteurs, Justice pour tous, évoque ainsi les conspirations à l’origine de la chute du World Trade Center et la dissémination de produits chimiques par avion (les chemtrails, trainées de fumée que laissent les avions dans le ciel) pour justifier la vigilance vis-à-vis de cette campagne de vaccination. Cet argument est présenté dès le début du mois d’août 2009 dans un document envoyé à un procureur de la République et mis en ligne sur son site internet, dont voici un extrait : « Pire, la vaccination obligatoire pourrait s’avérer mortelle dans la mesure où le vaccin contiendrait le “virus vivant” et où “un précurseur à l’activation de la pandémie pourrait avoir déjà été distillé par la voie des airs par le biais de chemtrails”, visant en l’épandage dans l’atmosphère par les avions civils de produits toxiques, dont le Barym cancérigène. »
39Pour ces acteurs, la lutte contre cette campagne de vaccination s’inscrit dans une trajectoire de dénonciation des principales institutions politiques françaises et mondiales qui les conduit à rejeter d’emblée la pertinence de cette campagne.
40Les textes publics de ces acteurs spécifiquement construits sur le sujet de la vaccination contre la grippe A appliquent peu ces cadres de pensée à cette crise. Les entretiens réalisés, et les documents transmis ou indiqués à leur occasion, permettent davantage d’appréhender ce travail de mise en séries de la grippe A avec un ensemble de scandales liés au contrôle des appareils d’État par des acteurs et des sociétés occultes qui n’hésitent pas à commettre des meurtres, voire des génocides, dans la poursuite de leurs intérêts Ainsi, dans ces textes moins publics ou moins liés à l’actualité, la campagne de vaccination contre la grippe A apparaît relever du même ordre que les actions de la Miviludes qui oppresserait toute forme de dissidence spirituelle et tentative de voir « la vérité », ou celles des Francs-maçons voire, pour Justice pour tous, des Illuminati, qui tentent de contrôler la race humaine et n’hésitent pas à organiser des génocides et le puçage systématique des humains.
41Comme pour la remise en cause de la vaccination, ces acteurs font remonter le débat à un niveau de généralité qui suppose de mettre en accusation l’ensemble des acteurs des politiques publiques, notamment sanitaires. Ce classement de toutes les institutions comme similaires permet aussi de mobiliser une large palette de précédents qui suggèrent la dangerosité générale de l’action des dirigeants politiques. Il permet donc à ces acteurs de saisir l’opportunité de la large médiatisation de cette pandémie pour porter leur cause et se faire davantage connaître.
42La frontière n’est pas étanche entre le groupe d’acteurs spécialisés dans la critique de tous les vaccins et ceux que nous venons d’évoquer, dont la cause principale est la dénonciation du système politique dans son ensemble. Ainsi, si les premiers tendent à se cantonner aux arguments politiques moins radicaux, plusieurs y adjoignent aussi ces registres de critique plus radicaux. Surtout, des relations proches et même des alliances publiques entre groupes des deux types semblent être fréquentes et certaines actions impliquant des acteurs des deux types ont effectivement eu lieu durant cette période (un dépôt de plainte).
Conclusion
43Parce que la vaccination jouit d’un statut symbolique particulier en France, critiquer publiquement un vaccin ou une campagne de vaccination présente un risque de perte de crédibilité scientifique et politique. Celle-ci prend notamment la forme d’une stigmatisation publique comme « antivaccin » ou « complotiste », notamment dans les médias. En nous penchant sur les acteurs ayant critiqué la sécurité du vaccin contre la grippe A(H1N1), nous avons pu voir à quel point ces enjeux pèsent sur le travail de production des arguments critiques qui permettent à ces acteurs de se saisir d’un tel sujet pour porter leur cause. Ces enjeux de crédibilité se lisent dans les jeux de comparaisons déployés par ces acteurs pour démontrer la nocivité de ce vaccin. Nous avons ainsi interprété la focalisation de l’ensemble des acteurs sur des formes de critiques conditionnelles de la vaccination et sur des comparaisons de ce vaccin avec un ensemble très limité d’autres vaccins comme un effet de ces contraintes de crédibilité scientifique et politique. Les normes relatives aux « frontières de la science » (Gieryn, 1999) posent ainsi des limites à l’hybridation des registres critiques au sein de « l’industrie des mouvements sociaux » (McCarthy et Zald, 1977) en créant un coût pour les acteurs qui viendraient à s’approprier certains d’entre eux. Ces normes sont particulièrement importantes dans un contexte où l’appropriation d’arguments complexes et précis sur une variété de sujets est devenue très aisée du fait du développement d’Internet. Il n’est ainsi plus nécessaire d’avoir navigué pendant plusieurs années dans le milieu de la critique vaccinale pour écrire un communiqué de presse et répondre aux questions rapides des journalistes sur le mécanisme par lequel les adjuvants aluminiques sont susceptibles de causer des syndromes de fatigue chronique. Ces arguments sont déjà disponibles sur nombre de sites web et le suivi de certaines listes de diffusion suffit à une très grande variété d’acteurs pour disposer des arguments à mobiliser lorsqu’une nouvelle actualité vaccinale se présente. Ce qui dissuade alors nombre d’acteurs de saisir n’importe quelle actualité vaccinale, comme par exemple autour du vaccin contre le papillomavirus ou à l’occasion du débat public de 2016, c’est donc précisément ce risque d’être associé à ces formes illégitimes de critique politique et scientifique. Cette norme associant critique de la vaccination et irrationalité antiscientifique est donc un facteur décisif dans la problématisation publique des vaccins en France car elle restreint les contours de leur politisation.
44Cela nous conduit à souligner l’importance de la production de registres conditionnels de la critique vaccinale. Si les critiques conditionnelles ont toujours été une composante des controverses vaccinales (Colgrove, 2006 ; Durbach, 2004 ; Fressoz, 2012), il semble qu’elles soient davantage centrales depuis la fin du xxe siècle dans un contexte de multiplication des nouveaux vaccins. Il semble aussi que les controverses françaises les plus récentes, celles autour du vaccin pandémique (2009-2010), du vaccin contre le papillomavirus (depuis 2006 et surtout depuis 2011) et des adjuvants aluminiques (depuis 2010) soient marquées par l’intervention de nouveaux acteurs issus du mouvement de la « santé environnementale » et qui bénéficient d’un fort capital scientifique et politique. Il est difficile de déterminer l’origine exacte des arguments conditionnels présentés au début de cet article — ont-ils émergé au sein des groupes spécialisés dans la critique vaccinale ou au sein des milieux écologistes ? Mais on peut faire l’hypothèse que le développement des recherches et mobilisations autour des liens entre la santé et l’environnement est susceptible de multiplier les prises par lesquelles une variété d’acteurs peut se saisir d’un ou de plusieurs vaccins sans pour autant mettre en cause le principe de la vaccination. Cette multiplication de prises se traduirait par une diversification des points de comparaison entre les vaccins et toute une variété de substances étudiées par ces acteurs. On peut ainsi se demander si nous n’assisterions pas à une transformation du paysage de la critique vaccinale. L’investissement d’acteurs plus légitimes et la mobilisation d’arguments centraux aux controverses qui remplissent les pages « science », « médecine », « environnement », etc. des journaux d’information générale est ainsi susceptible d’affaiblir le stigmate associé à la critique vaccinale et, peut-être, de normaliser les vaccins en les faisant passer de la « sphère du consensus » vers la « sphère de controverse légitime » (Hallin, 1986).
45Liens d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Notes
-
[1]
Pour reprendre le titre du bestseller de Arthur Allen, Vaccine : the controversial story of medicine’s greatest lifesaver, WW Norton and Company, 2008.
-
[2]
Les guillemets visent ici à marquer notre distance vis-à-vis de cette catégorie dont nous avons discuté autre part la manière dont elle pouvait être heuristiquement utilisée en sciences sociales (Ward, 2016).
-
[3]
Avec la thématique des obligations de vaccination, option rapidement écartée dans le cas qui nous intéresse ici.
-
[4]
Les noms des acteurs ont été changés et sont donc fictifs, pour cette raison les sources des citations ne seront pas spécifiées. Pour une présentation des trajectoires des acteurs voir Ward (2016).
-
[5]
Les sources consultées sont : Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix, Le Parisien/Aujourd’hui en France, France Soir, AFP, L’Humanité, L’Express, Le Point, Le Nouvel Observateur, Marianne, Le Journal du Dimanche, Le Canard Enchainé, Valeurs actuelles, TF1 (Le journal de 13h, Le journal de 20h), France 2 (Le journal de 12h, le journal de 20h), Rue 89, Médiapart, Slate, Arrêts sur image. L’accès aux documents s’est opéré soit par le biais des bases de données Europresse et Inathèque, soit par le biais de leur site internet, soit sous format papier dans plusieurs bibliothèques.
-
[6]
Deux acteurs ont décliné notre demande d’entretien : Justice pour tous et Démocratie directe.
-
[7]
Pour cinq d’entre eux, la vaccination constitue leur principal objet de mobilisation même s’ils peuvent aussi prendre position sur les OGM et défendent certaines médecines alternatives. Deux autres collectifs sont principalement engagés dans le milieu des médecines alternatives et de l’écologie radicale tandis que les deux derniers se concentrent sur la dénonciation des complots.