Introduction
1Un dépistage large du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) constitue l’une des clés pour lutter efficacement contre l’épidémie de syndrome d’immunodéficience acquise (sida) [1], première étape du parcours de soins des personnes infectées [2]. Cet objectif constitue le premier pilier de la stratégie 90-90-90 définie en 2014 par le Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (Onusida) et visant à ce que, d’ici 2020, 90 % des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut, 90 % des personnes diagnostiquées soient sous traitement antirétroviral et 90 % de celles sous traitement aient une charge virale durablement supprimée [3].
2Au début de l’épidémie, dans un contexte de forte stigmatisation autour de cette maladie, le dépistage volontaire (à l’initiative du patient) a constitué la pierre angulaire des politiques de dépistage. Cependant, en raison d’une couverture limitée, il est apparu nécessaire de mettre en œuvre des politiques de dépistage plus actives. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a ainsi promu, à partir de 2007, le conseil et le dépistage à l’initiative du prestataire de santé (CDIP) avec pour objectif de proposer un test de dépistage à tout patient se présentant à une consultation médicale [4]. En parallèle, d’autres stratégies de dépistage visant à aller au-devant des populations ont été développées en dehors des structures de santé, telles que le dépistage en porte à porte, le dépistage mobile lors d’événements, dans les écoles, sur des lieux de travail, de culte ou de rencontre, etc. [5]. Ces approches peuvent être regroupées sous l’appellation « dépistage en stratégie avancée » ou encore « dépistage hors les murs ». Elles ont contribué à augmenter le nombre de personnes connaissant leur statut sérologique du fait de leur gratuité, de leur attractivité, de leur accessibilité [6, 7] et de leur capacité à lever certaines barrières socioculturelles [8].
3En Côte d’Ivoire, les stratégies de dépistage du VIH hors les murs se sont développées à partir de 2006 [9] puis se sont intensifiées à partir de 2009, couvrant diverses populations [10]. Pour autant, près de la moitié des personnes vivant avec le VIH ne connaissaient toujours pas leur statut en 2017 [11].
4Le Programme ivoirien de lutte contre le sida est financé majoritairement par le President’s Emergency Plan for AIDS Relief (Pepfar) et, dans une moindre mesure, par le Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose (Global Fund to Fight AIDS, Tuberculosis and Malaria) ou Fonds mondial (Global Fund) [12]. Les financements du Pepfar et du Fonds mondial transitent par des organisations intermédiaires chargées de gérer, d’appuyer et de coordonner les organisations d’exécution qui réalisent le dépistage sur le terrain. Les organisations intermédiaires sont le plus souvent des organisations non gouvernementales (ONG) internationales (majoritairement américaines) ou nationales. Les organisations d’exécution ont généralement une envergure locale ou régionale et sont parfois qualifiées d’« ONG communautaires ». Cependant, le terme communautaire renvoie à des acceptions différentes selon les acteurs [13]. L’ensemble du territoire est découpé en zones d’intervention attribuées aux différentes organisations intermédiaires et d’exécution. Pour un type d’activités donné, il n’est pas censé y avoir de chevauchement entre deux organisations, en raison d’une coordination des acteurs au niveau national. Les orientations stratégiques définies annuellement par les bailleurs se déclinent sous forme de cibles spécifiques et d’objectifs mesurables en matière de nombre et de types de personnes à dépister, pour chaque organisation.
5Dès lors, comment ces objectifs définis en amont par les bailleurs viennent-ils modeler en bout de chaîne les pratiques de dépistage du VIH des acteurs de terrain ? Dans cet article, à travers trois études de cas, nous explorons l’articulation entre les contraintes imposées par les bailleurs et celles du terrain, dans le cadre spécifique du dépistage du VIH hors les murs en Côte d’Ivoire. Les acteurs parviennent-ils à atteindre leurs objectifs ? Développent-ils des stratégies d’adaptation et/ou de contournement ? Quel en est l’impact sur la qualité du dépistage en termes de conseil, de consentement et de confidentialité ?
Matériels et méthodes
Lieux de l’étude
6Cette étude s’est déroulée dans trois districts sanitaires de la Côte d’Ivoire choisis pour leur diversité : (i) le district de Man, dans l’Ouest du pays, couvrant une ville de taille moyenne (environ 200 000 habitants) et les zones rurales environnantes, dont les activités de dépistage sont financées par le Pepfar et le Fonds mondial ; (ii) le district d’Aboisso dans le Sud-Est, couvrant une ville de petite taille (environ 50 000 habitants) et les zones rurales environnantes, situé sur l’axe routier économique Abidjan-Lagos, dont les activités de dépistage sont financées par le Fonds mondial ; (iii) le district de Cocody-Bingerville situé à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire et dont les activités de dépistage sont financées par le Pepfar.
Type et période de l’étude
7Nous avons mené une enquête qualitative de cinq semaines à Man et Aboisso et de quatre mois à Cocody-Bingerville. Elle avait pour but de comprendre les freins et les facilitateurs observés dans le cadre du dépistage du VIH hors les murs en Côte d’Ivoire. Cette étude s’est inscrite dans un projet plus global intitulé « Demande et offre de dépistage du VIH et des hépatites virales B et C en Côte d’Ivoire » (DOD-CI ANRS 12323).
Données collectées
8Dans chacun des trois districts sanitaires retenus, nous avons identifié l’ensemble des ONG en charge du dépistage du VIH hors les murs : deux à Man, deux à Aboisso et quatre à Cocody-Bingerville. Une présentation de l’étude a été faite à l’ensemble des ONG dans chaque district sanitaire. Après chaque rencontre, nous avons approché les ONG d’exécution qui étaient présentes et/ou celles qui nous ont été recommandées en raison de la spécificité de leur activité de dépistage du VIH. Nous les avons rencontrées par la suite pour connaître leur stratégie de dépistage, leur(s) population(s) cible(s), leurs zones d’intervention ainsi que leur planning d’activité. Pendant la durée de l’étude, nous avons observé toutes les activités de dépistage du VIH hors les murs réalisées par ces ONG, soit 21 sorties au total (huit à Man, quatre à Aboisso, neuf à Cocody-Bingerville). Les activités observées visaient des professionnelles du sexe (PS) (10), la population générale (8), les coiffeuses et gérants de bar/maquis (2) et les jeunes (1). Nous avons eu recours à une grille d’observation pour recueillir les données.
9Des entretiens semi-directifs ont également été menés auprès de 28 prestataires communautaires (18 membres formés à la réalisation du test rapide du VIH, quatre membres non formés au dépistage, quatre coordinateurs d’ONG et deux chargés de suivi et évaluation), 11 responsables locaux (cinq chefs de village, un secrétaire du chef du village, un griot, trois responsables de petite entreprise et/ou magasin de vente, un président des jeunes) et 34 personnes bénéficiaires de ces mêmes activités [1]. Cet échantillon a été déterminé par la saturation des informations recueillies par rapport aux différents thèmes de recherche. Nous avons recruté les personnes à interroger sur les sites d’intervention lors des activités de dépistage du VIH, au siège des ONG d’exécution et dans les localités où ont eu lieu les activités de dépistage observées (villages, quartiers, bars, maquis, hôtels, ateliers de coiffure, garage automobile). Les prestataires communautaires des ONG d’exécution et les responsables locaux des zones d’intervention impliqués dans la réalisation des activités de dépistage du VIH ont été identifiés et informés des modalités de l’étude. Les bénéficiaires des interventions sélectionnés pour la conduite d’entretiens l’ont été de manière aléatoire, parmi les personnes dépistées sur site. Avant toute participation à l’étude, les enquêtés ont été approchés pour une présentation des objectifs et des modalités de l’étude, une prise de rendez-vous et la collecte de leur consentement éclairé.
Traitement et analyse des données
10Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits puis codés, avec le consentement spécifique des personnes interrogées. En cas de refus d’enregistrement de l’entretien, une prise de notes manuelle a été effectuée, avant saisie puis codification. Pour chaque activité observée, un rapport d’observation a été rédigé à partir de la grille d’observation. Ces différents matériaux ont été importés dans le logiciel NVivo 11 avant de procéder à une codification thématique [14]. Celle-ci portait sur le profil des enquêtés, les zones d’intervention des ONG, les formes d’activités de dépistage réalisées, la durée du test, les modes d’organisation des activités (acteurs impliqués, rôle de chacun, aménagement de l’espace, sensibilisation et mobilisation), la conduite des consultations de dépistage (conseil pré-test, consentement, réalisation du test, conseil post-test, confidentialité), les objectifs de chaque activité (cibles, objectifs à atteindre, écarts entre ce qui a été prévu et ce qui a été réalisé), la formation des prestataires et les modalités de financement. La liste des thèmes a été élaborée à partir de thématiques identifiées a priori dans les guides d’entretien et de thématiques ayant émergé a posteriori lors d’une première lecture des entretiens.
Autorisations éthiques
11Le projet DOD-CI ANRS 12323 a reçu le 5 mai 2015 une autorisation de mise en œuvre (n° 019/MSLS/CNER-dkn) du Comité national de l’éthique et de la recherche (CNER) du ministère de la Santé de Côte d’Ivoire.
Résultats
Cas n° 1 : ONG A
Activités et objectifs
12L’ONG A était chargée du dépistage en population générale en milieux urbain et rural avec quatre prestataires communautaires formés au dépistage. L’objectif fixé était de dépister 10 098 personnes différentes sur un an. Ce volume avait été réparti entre les prestataires communautaires selon un objectif mensuel : chacun d’eux devait donc dépister chaque mois 210 « nouvelles personnes ». Une personne dépistée est considérée comme « nouvelle » si ce dépistage est le premier réalisé au cours de l’année, le rapportage des activités se faisant sur une base annuelle.
13L’ONG A gérait un centre de dépistage volontaire (CDV), menait en complément des activités de dépistage en porte à porte à proximité et autour du CDV et organisait des sorties de dépistage du VIH hors les murs dans des villages ou localités plus éloignés. En théorie, quatre sorties étaient prévues par mois, une par prestataire communautaire, et 25 personnes étaient censées être dépistées par sortie.
14L’objectif fixé en amont par l’ONG intermédiaire était perçu comme très élevé, voire inatteignable par les prestataires communautaires de l’ONG A : « On te donne, il y a des moments où on ne peut pas atteindre. C’est beaucoup même, ils ont dit le quota comme cela, mais c’est difficile à atteindre. » (Prestataire communautaire, ONG A) Pour un autre : « Franchement, c’est trop, c’est beaucoup. Ce n’est pas facile, ce n’est pas facile parce que toi-même tu as constaté aujourd’hui, on est parti pour une activité, il n’y a que 50 personnes. Mais 50 personnes, on est deux conseillers. Quand il est arrivé à 25, il a arrêté et il a pris pour moi et il a fait 25. Or dans ça, on doit dépister 300 personnes, vous voyez ? » (Prestataire communautaire, ONG A)
Décaissement des fonds et retards
15Cette difficulté à atteindre les objectifs a été renforcée par des problèmes de décaissement des fonds entre l’organisation intermédiaire et l’ONG d’exécution : « D’abord, on ne donne pas le carburant, ensuite on ne décaisse pas trop vite l’argent. Le mois passé, on m’a donné l’argent pour les activités le 16 février et puis le chargé suivi et évaluation me dit qu’il veut ses points le 20 février. Je lui ai dit que je ne pouvais pas. C’est dire que si je n’ai pas d’argent pour préfinancer, je fais comment pour mener l’activité ? C’est cela la difficulté. Donc cela retarde parce que pour que je parte, il faut que je prenne mon argent, si je n’ai pas d’argent, je fais comment ? » (Prestataire communautaire, ONG A)
16Les retards financiers ont induit des retards dans la réalisation des activités de janvier et février où 2 050 personnes ont été dépistées sur les 2 400 prévues. L’écart de 350 a été de fait reporté sur les objectifs du mois de mars, renforçant la pression exercée sur les prestataires communautaires.
Primes forfaitaires inadéquates
17Concernant les sorties de dépistage, les frais de transport étaient pris en charge à raison de 5 000 CFA par sortie. Il s’agit d’un montant forfaitaire national appliqué pour toutes les activités similaires du même bailleur : « Chaque conseiller a 5 000 francs CFA par mois. Cela est insuffisant. Quand on doit mener une activité à Zara [2], le transport aller et retour est autour de 8 000 francs par personne. 5 000 francs pour réaliser une activité alors que le transport aller et retour dans une localité dépasse les 5 000 francs, donc cela pose problème. » (Chargé suivi-évaluation, ONG A) Face à cette inadéquation entre les primes forfaitaires et les contraintes du terrain, l’ONG a eu recours à plusieurs stratégies de contournement. Certains mois, elle n’a organisé que deux sorties au lieu de quatre en combinant les primes forfaitaires. D’autres fois, elle est intervenue dans des localités plus proches, mais situées dans la zone d’intervention d’une autre ONG : « C’est plus proche. “Tout près n’est pas loin” puisqu’on sait qu’ils [prestataires d’une autre ONG] ne vont pas là-bas. Ils ne couvrent pas tout, mais comme déjà ça est là pour eux. Mais la population a besoin de ça. Nous, on fait comment ? C’est plus proche. » (Coordinateur, ONG A)
Cas n° 2 : ONG B
Activités et objectifs
18En 2016, l’ONG B avait pour objectif de réaliser des activités de dépistage du VIH hors les murs en milieu urbain auprès de 2 461 individus appartenant à des populations dites « prioritaires » par son bailleur : 640 hommes ayant un niveau d’instruction et/ou économique élevé, âgés de 35 à 59 ans ; 1 821 femmes en couples, tresseuses, coiffeuses, femmes enceintes, serveuses de bars et maquis ou vendeuses des gares, âgées pour moitié de 15 à 19 ans et pour moitié de 20 à 24 ans.
Manque de prestataires formés
19Cette ONG d’exécution ne disposait pas encore de prestataires communautaires formés à la réalisation des tests rapides de dépistage du VIH en raison de retard pris par leur ONG intermédiaire dans la réalisation des formations : « Normalement, il y a des personnes qui ont été formées pour le dépistage, mais puisqu’ils [prestataires communautaires formés au dépistage] n’ont pas fini, ils n’ont pas encore fait le stage comme ça été exigé. Actuellement, ils ne peuvent pas faire le test. Voilà, ils ne peuvent pas être opérationnels sur le terrain. C’est le partenaire technique [ONG intermédiaire] qui les a formés ; donc ils ont demandé à ce qu’après la formation, qu’ils fassent un stage pratique de deux jours et puis c’est à eux [ONG intermédiaire] d’organiser cela. Donc, jusqu’à présent, ça n’a pas encore été fait. » (Prestataire communautaire, ONG B)
20Dès lors, l’ONG B a dû collaborer avec une clinique privée pour réaliser ses activités de dépistage, mais la mise en œuvre de ces activités a souvent été fragilisée par le manque de disponibilité des agents dépisteurs de la clinique partenaire : « Le centre Z [clinique privée], les agents n’ont pas le temps. […] Vous l’avez constaté le mois dernier, ce n’est que K [agent de santé de la clinique privée] seule qui était obligée d’aller sur les sites pour faire le dépistage. Normalement, tous les participants devaient être dépistés, mais puisqu’elle était seule, elle était épuisée pratiquement le samedi donc on n’a pas pu dépister tout le monde. » (Prestataire communautaire, ONG B)
Un dépistage compressé et peu confidentiel
21Le faible nombre de sorties effectivement conduites, associé au maintien des objectifs fixés, a obligé les prestataires à dépister un maximum de personne en peu de temps. Lors de nos observations, nous avons chronométré une durée comprise entre trois et huit minutes pour la réalisation d’un test de dépistage, soit bien inférieure aux quinze minutes préconisées par les recommandations internationales : « La cible que nous avons là, c’est une cible qui est en activité. Quand je dis, prends les coiffeuses, les tresseuses, quand je prends les serveuses de bar [rires] comprenez déjà. Mobiliser ces personnes-là pour dire “Venez, vous allez faire le test”, si on veut faire un CD, un conseil et dépistage normal [rires], ça va bloquer leur activité. » (Prestataire communautaire, ONG B)
22À cela s’est ajouté le fait que la population cible était souvent en activité professionnelle et donc peu disponible. Le dépistage a alors été réduit à son geste médical (la piqûre). Une enquêtée dépistée confirme : « Je suis partie, elle m’a piquée et puis je suis venue, j’ai commencé à travailler. Maintenant, c’est quelques minutes après qu’elle m’a appelée pour me donner le résultat. » (Coiffeuse, 27 ans, dépistée par l’ONG B) L’absence de conseil post-test n’a pas permis de diffuser des messages de prévention.
23De plus, les conditions matérielles de réalisation du test (exiguïté) ne permettaient pas toujours aux prestataires de s’isoler, entraînant des ruptures de confidentialité potentielles : « Lors des prélèvements, les autres individus venus faire leur test de dépistage et présents sur le site observent celui qui fait son test de dépistage. Le dépistage au bout du doigt a lieu dans un lieu à ciel ouvert à la vue de toutes les personnes présentes dans le garage. » (Rapport d’observation, ONG B)
Cas n° 3 : ONG C
Activités et objectifs
24L’ONG C animait un CDV dans ses propres locaux. Par ailleurs, elle menait des activités de dépistage spécifiques auprès de professionnelles du sexe. Dans la ville où elle est implémentée, un prestataire communautaire formé au dépistage en charge de dépister les PS sur site puis de les référer vers le CDV pour une consultation dédiée aux infections sexuellement transmissibles (IST). De plus, en dehors de la ville, des sorties sont organisées, le plus souvent de nuit, dans des chambres d’hôtel, suite à des activités de sensibilisation menées par des prestataires communautaires non formées au dépistage. Ces sorties comprennent à la fois un dépistage du VIH par test rapide par un prestataire communautaire et une consultation IST par un infirmier.
Adaptation des cibles
25Les prestataires communautaires sont rémunérés au rendement, l’atteinte des objectifs fixés étant nécessaire pour percevoir l’intégralité du per diem prévu. Ces objectifs étaient en 2016 de 300 « nouvelles PS » sur l’année pour le dépistage en ville et de 25 « nouvelles PS » dépistées par sortie. Ils avaient été fixés en amont par le bailleur et l’ONG intermédiaire, en fonction de l’estimation de la taille de la population de PS dans les zones d’intervention : « Les targets sont venus, c’est le partenaire. Ça vient de là-haut, ça tombe, et puis nous, on note. » (Prestataire communautaire, ONG C) Or il existait un décalage entre les projections des modèles et les réalités locales, décalage qui ne pouvait être corrigé par manque de concertation entre acteurs locaux et nationaux. Au regard de la difficulté à identifier de « nouvelles PS », c’est-à-dire des PS qui n’avaient pas encore été dépistées au cours de l’année, certaines prestataires communautaires ont été tentées de comptabiliser comme « nouvelles », des PS qu’elles avaient déjà précédemment dépistées.
26Sur les sites de dépistage extérieurs, les PS ne résident pas toutes sur place. Lors de certaines sorties, le nombre de PS présentes était inférieur à l’objectif fixé (25 « nouvelles PS »). Les prestataires communautaires avaient alors tendance à enrôler et à dépister des personnes « tout-venant », c’est-à-dire n’appartenant pas à la cible définie au préalable. Certaines personnes, « hors cible », se présentaient également d’elles-mêmes pour bénéficier d’un dépistage qu’il était éthiquement difficile pour les prestataires communautaires de leur refuser : « On ne peut pas arriver sur un site pour dire nous sommes là, c’est uniquement que pour les PS. » (Prestataire communautaire, ONG C)
Un dépistage « masqué »
27Pour minimiser les refus, les prestataires communautaires mettent l’accent sur la gratuité des consultations IST et de leurs traitements : « Pendant le dépistage, la prestataire communautaire est aux alentours de l’hôtel et arrête toutes les filles qu’elle voit passer. Quand elle voit une fille, elle s’approche d’elle et lui dit qu’il y a une consultation gratuite des IST et des dons des médicaments et qu’en plus de cela, elle reçoit une carte qui lui permet de se soigner gratuitement en cas d’IST. » (Rapport d’observation, ONG C) Une fille enrôlée et dépistée confirme : « Moi, j’étais sur la voie en partant à la maison et puis la tantie là [prestataire communautaire] est venue me dire qu’il y a des médicaments cadeaux pour les femmes ; c’est à cause de ça que je suis rentrée ici. » (Ménagère, 23 ans)
28La durée du test était également réduite et contractée afin de ne pas faire fuir les individus enrôlés : « Pour la population cible que nous suivons déjà, c’est-à-dire PS […] et autres, ils ne peuvent pas attendre dix minutes, ils ne peuvent pas [ton exaspéré], ils ne peuvent pas. » (Prestataire communautaire, ONG C)
29Le consentement au dépistage n’était pas toujours demandé explicitement. De fait, certaines PS n’avaient pas pleinement conscience qu’elles étaient en train d’être dépistées pour le VIH : « Quand celle-ci [PS recrutée par une prestataire communautaire] arrive, l’agent la salue et l’invite à s’installer dans la chaise. Une fois installé, le prestataire communautaire en charge du dépistage fait le test de dépistage sans demander le consentement de la cliente. En effet, après avoir fini de piquer le bout de son doigt pour le prélèvement de sang, celle-ci demande : “Tonton, tu as piqué mon doigt là, c’est pour quoi faire ?” » (Rapport d’observation, ONG C)
Discussion
30Cette étude documente l’articulation entre les exigences des bailleurs et les contraintes du terrain, en Côte d’Ivoire, à partir des pratiques de dépistage mises en œuvre par des prestataires communautaires en dehors des structures de santé. Elle souligne le fait que les objectifs fixés en amont par les bailleurs et les organisations intermédiaires sont généralement perçus comme trop élevés et irréalisables par les ONG d’exécution. Ce sentiment est renforcé par des problèmes de calendrier (décaissements tardifs, notamment en début d’année, retard des formations), de ressources humaines (déficit en personnel qualifié) ou financières (budgets en inadéquation avec les coûts nécessaires à la mise en œuvre des activités, notamment dans les zones reculées). Pour parvenir aux objectifs fixés, ces ONG ont adopté des stratégies de contournement qui entravent la qualité du dépistage (réduction de sa durée de réalisation, absence de consentement, dissimulation du dépistage dans le paquet de services de santé proposé, manque de confidentialité) et son ciblage (intervention dans des zones non attribuées, dépistage des personnes hors cibles).
31Deux types de contraintes pèsent sur les ONG d’exécution : celles issues du fonctionnement de l’aide internationale et celles liées au contexte local.
32Concernant le fonctionnement de l’aide internationale, nous avons observé des décalages entre, d’une part, des stratégies définies annuellement au plan national [15], voire à l’étranger, sur la base de modélisations épidémiologiques, de coûts forfaitaires, de procédures de supervision et de rapportage impliquant plusieurs échelons d’acteurs et, d’autre part, le contexte local et humain dans lequel interviennent les ONG d’exécution. Ces difficultés relèvent des inégalités structurelles de l’aide au développement, du fonctionnement top-down des bailleurs et de leur faible collaboration avec les échelons inférieurs (organisations intermédiaires, d’exécution) au moment de l’élaboration des stratégies et des objectifs [16]. Ces organisations acceptent des cibles perçues comme trop élevées afin d’accéder à des financements dont dépend leur survie, dans un contexte de forte dépendance vis-à-vis des organismes donateurs et de difficultés à mobiliser leurs propres ressources [16-18]. Le cas de la lutte contre le VIH/sida exacerbe cette pression, en raison du caractère épidémique de la maladie qu’il s’agit de contrôler dans un temps court, mais également du fonctionnement des principaux bailleurs (le Fonds mondial et le Pepfar), fondés sur les principes de la nouvelle gestion publique (New Public Management [NPM]) et de l’efficacité de l’aide : gestion axée sur les résultats, recherche d’un impact mesurable, importance accordée au suivi et évaluation et à la bonne absorption des subventions [19]. Au Bénin, Clément Soriat avait montré comment les acteurs associatifs sont contraints de se professionnaliser et d’adapter leurs stratégies et leur fonctionnement aux exigences des bailleurs pour accéder à leurs financements [20]. Cette étude souligne ici comment ce « fétichisme » des indicateurs de résultats de la part des bailleurs [21] tend à pousser les prestataires communautaires à adapter, contourner, ajuster, assouplir ou négocier au quotidien leurs injonctions, comme cela est fréquemment observé dans le champ du développement [22]. Les individus chargés de l’exécution ne sont pas des acteurs passifs appliquant littéralement des stratégies définies de manière extérieure, mais bien des acteurs qui coconstruisent ces stratégies en fonction de leurs contraintes locales.
33Ces écarts relèvent également de la configuration complexe des acteurs impliqués dans ces programmes d’aide internationale et de l’éloignement (tant physique que cognitif) entre décideurs et exécutants. Ainsi, dans le cas de l’ONG B, l’absence de prestataire formé au dépistage, en raison de blocages successifs au niveau des organisations intermédiaires et du bailleur a freiné la réalisation des activités. Cet exemple est révélateur de la manière dont les activités administratives – censées aider à une meilleure efficience – peuvent au final être contre-productives, dans un contexte où les projets doivent être exécutés sur un temps court [23].
34De plus, les changements de stratégie de dépistage des bailleurs – avec notamment le passage d’un dépistage tout-venant en population générale à un dépistage ciblé – peuvent se heurter aux pratiques et habitudes des prestataires chargés de le réaliser. Nous avons souligné ici la difficulté des prestataires à refuser le test à des femmes souhaitant se faire dépister mais n’étant pas affichées comme « PS ». La difficulté à appliquer de manière stricte un ciblage des populations, dans un environnement social complexe, avait déjà été souligné par Gobatto et Lafaye en 2005 à Abidjan, où le dépistage ciblant théoriquement les femmes enceintes avait été, dans la pratique, davantage proposé à l’entourage du personnel de santé [24]. Plus récemment, les résultats de l’étude sur le dépistage mobile d’Alice Desclaux et al. au Burkina Faso avaient mis en exergue la difficulté des prestataires à refuser l’accès au test de personnes désireuses de connaître leur statut, après avoir été formées durant une décennie aux principes du dépistage universel [25]. Cette difficulté est d’autant plus importante dans le contexte des PS, où les femmes se situent sur un large continuum d’échanges économico-sexuels, pouvant être exposées et vulnérables, bien que n’étant pas des PS « affichées » en tant que tel [26].
35Dans le cadre des contraintes issues du contexte local, nous en relevons deux types majeurs : les espaces non adaptés pour garantir la confidentialité et l’activité professionnelle des populations cibles et particulièrement des PS et des coiffeuses. Dans le cadre du dépistage du VIH « hors les murs », les études diffèrent sur la possibilité (ou non) d’organiser l’espace afin de garantir la confidentialité – certains types de lieux (tels que le dépistage à domicile) facilitant sa préservation [27]. Dans notre étude, des conditions structurelles ont fragilisé la possibilité de garantir la confidentialité (lieux de dépistage « à ciel ouvert », températures élevées ou sombres qui obligent les prestataires à ouvrir les portes et les fenêtres de leurs locaux). Cependant, l’étude sur les campagnes de dépistage mobile au Burkina Faso a souligné que, lorsque les prestataires sont bien formés, la confidentialité est possible, même dans des lieux publics [28, 29]. La formation continue des prestataires au niveau des régions et districts sanitaires est ainsi essentielle pour garantir les conditions de la confidentialité, même dans un espace a priori peu adapté. Cela nécessite un temps de préparation qui est rarement prévu dans les budgets.
36La proposition d’un test de dépistage sur les lieux de travail des populations cibles (PS, coiffeuses, tresseuses, etc.) représente un deuxième type de contrainte, avec la réalisation d’un dépistage du VIH qui empiète sur leur temps de travail et sur leurs revenus. Si le lieu de travail est un lieu privilégié pour dépister une population « semi-captive », il présente de nombreux défis et peut devenir ambivalent en termes de confidentialité, de stigmatisation, de discrimination et d’absence de consentement éclairé [13]. La proposition d’un dépistage sur le lieu de travail des PS permet ainsi de pallier la possible stigmatisation dont elles sont sujettes dans les structures de santé publique. Cependant, d’une part, ces PS ne sont pas pleinement disposées à se faire dépister pour le VIH à un moment où leur priorité est avant tout de maintenir un rythme soutenu de clients. D’autre part, l’intérêt plus important de ces femmes pour un diagnostic et un traitement gratuit des IST par rapport au dépistage du VIH révèle bien que le VIH est une préoccupation secondaire, derrière le risque d’IST, voire du risque de grossesse, comme l’a montré une autre étude en Côte d’Ivoire [30]. Aussi, face à ces contraintes, les prestataires adaptent les recommandations en réduisant le temps de rendu des résultats, ce qui a certes l’avantage de diminuer le risque de suspicion en cas de diagnostic positif [25, 28], mais ne permet pas, sur le long terme, de pouvoir garantir un bon référencement vers le système de santé grâce à la transmission d’informations adaptées.
37Cette étude n’est pas exhaustive, puisque nous avons étudié ici spécifiquement les pratiques et les perceptions des acteurs se situant à la fin de la chaîne d’exécution. Il serait à ce titre utile de compléter cette enquête en recueillant les points de vue et contraintes des acteurs se situant aux différents échelons de la chaîne (ONG intermédiaires, bailleurs de fonds) afin de pouvoir apporter une vision systémique de cette action publique. Pour autant, cette recherche offre une large vue des contraintes et des pratiques des ONG d’exécution dans le contexte actuel de la lutte contre le VIH, avec pour originalité d’analyser le dépistage à la fois en population générale et auprès des populations clés (PS) et prioritaires (coiffeuses, coiffeurs, tresseuses, serveuses de bar/maquis), alliant des observations en zones urbaine et rurale.
Conclusion
38Les pressions à différents niveaux que subissent les ONG d’exécution se font au détriment de la qualité du dépistage et de l’application des principes des « 3 C » (conseil, consentement et confidentialité), voire du 4e C (connexion vers la prise en charge avec la réduction du temps dédié au conseil post-test) préconisés par l’OMS. Il apparaît aujourd’hui essentiel de développer une approche plus qualitative dans la définition des stratégies et de ses critères d’évaluation, avec l’introduction d’indicateurs focalisés sur la qualité des services et sur des résultats à moyen, voire à long terme.
39Aucun conflit d’intérêts déclaré
Remerciements
Nous remercions l’ensemble des personnes enquêtées pour leur participation à l’étude. Le projet ANRS 12323 DOD-CI a bénéficié de l’appui financier de l’Agence nationale de la recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS).Notes
-
[1]
Dans le vocabulaire du Fonds mondial, on nomme usuellement « conseillers communautaires » (CC) ceux formés à la réalisation du test rapide et « éducateurs de pairs » (EP), ceux qui ne le sont pas. Dans le vocabulaire du Pepfar, on parle respectivement d’« EP dépistage » et d’« EP simples ».
-
[2]
Zone d’intervention de l’ONG A.