CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1La population entrant en prison est plus pauvre, en moins bon état de santé et en plus grande difficulté sociale que la population générale [1]. La santé carcérale et les débats qu’elle suscite en France ont fait l’objet de peu d’études [2]. Seule enquête nationale récente, Prévacar montre que les prévalences du VIH (2 %) et du virus de l’hépatite C (VHC) (4,8 %) sont cinq à six fois plus élevées qu’en population générale [3]. La situation est aussi problématique pour les professionnels de santé : ils font face à des patients souvent perçus comme « difficiles », dont l’adhésion à la prise en charge est plus ténue, les facteurs de risques psychosociaux plus fréquents et le recours aux soins souvent tardif. L’infection du foie par le VHC pose un problème de suivi particulier car sa progression du stade aiguë à l’infection chronique, soit de l’absence de symptômes remarquables à la fibrose puis la cirrhose, peut être longue. Les traitements sont disponibles et la rémission possible, mais ce sont la faible observance et le risque de résistances et de contaminations qui préoccupent les professionnels. Les détenus constituent une population vulnérable, plus exposée et moins protégée des risques sanitaires. À la sortie de prison, l’accès aux droits et aux soins et la continuité des prises en charge restent laborieux pour les plus désaffiliés. L’objectif de cet article est de décrire les particularités de leurs expériences de l’hépatite C et leurs contextes pour mieux les comprendre. Une enquête socio-anthropologique a permis de construire les parcours de santé de détenus qui vivent avec une hépatite C et de décrire le contexte social et politique dans lequel ils s’inscrivent [4]. Les parcours de santé diffèrent des parcours de soins car ils incluent non seulement l’enchaînement des recours aux soins de santé, mais aussi l’ensemble des situations sociales des patients, y compris leurs interactions avec les autres institutions (telles que celles de l’aide sociale) et sont moins linéaires et séquentiels que les trajectoires de maladie. Pour saisir le problème de l’interruption des prises en charge, il faut faire sens de ce contexte et notamment des débats sur la santé carcérale. La prison y est alternativement vue comme délétère ou bénéfique pour la santé. Ainsi, on peut interroger ce qui est paradoxalement perçu comme « l’opportunité » de l’incarcération pour les soins de personnes vulnérables, au sens de moment opportun (du grec kaïros) pour recourir ou dispenser des soins [5].

Méthodes

2Le propos de cet article est étayé par une enquête de sciences sociales à méthodes mixtes, conduite en maisons d’arrêt en Île-de-France et en ville (hôpital, centres d’aides sociales, associations de réduction des risques.) L’objectif de l’enquête était de construire les parcours de santé d’hommes et de femmes qui vivaient avec une hépatite C et/ou le VIH et qui étaient incarcérés au moment de l’enquête. Objet peu étudié, cet article ne traite que du VHC, des parcours et de leur inscription dans l’espace public. L’enquête était complétée par une recherche documentaire (analyse des productions écrites des professionnels et d’institutions de santé et de justice) et comportait trois volets :

3(1) un volet de recueil de données par observation ethnographique en ville et en milieu carcéral, pour comprendre les manières dont se déroulent les prises en charge selon les contextes (2011-2013, 80 professionnels environ) ; (2) un volet constitué d’une série d’entretiens biographiques répétés, menés avant et après la sortie de prison (avec 18 détenus dont neuf mono- ou co-infectés par le VHC), pour reconstruire les parcours de santé et les expériences de prises en charge médicosociales ; (3) et un volet de recueil par données par questionnaires fermés, auprès de 67 détenus séropositifs au VIH ou au VHC incarcérés entre le 1er novembre 2012 et le 30 juillet 2013 (dont 46 mono- ou co-infectés par le VHC).

4L’enquête a fait l’objet d’une validation par la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le Comité consultatif sur le traitement de l’information en matière de recherche et l’Administration pénitentiaire. Elle s’est déroulée avec le soutien des équipes soignantes en détention et en ville. Elle a garanti un consentement libre et éclairé des participants et la protection de leur identité par l’anonymisation du recueil et de la publication des données.

Résultats

Les parcours de santé

5Les parcours de santé de ces détenus et sortants de prison atteints d’une hépatite C sont ponctués de trois événements de santé saillants de leurs points de vue : la découverte de l’infection, la contamination et la mise sous traitement. Ainsi la découverte de l’infection au VHC n’est pas un événement marquant du parcours d’une majorité des patients, c’est-à-dire qu’elle ne cause ni choc émotionnel ni conséquences sur les autres sphères de la vie (conjugale, familiale, professionnelle), à l’inverse de ce que montre la sociologie du VIH par exemple [6]. En revanche, pour les professionnels de santé, l’annonce de l’hépatite est un événement-clé du parcours de soins coordonné ; elle créée une attente d’engagement dans le soin et d’adhésion au traitement de la part de leur patient. Cette discordance de sens accordé à l’événement par les patients et les professionnels permet de mieux comprendre les non-recours ou les « perdus de vue » dont certains professionnels témoignent.

6La contamination au VHC est un événement de santé construit a posteriori dans le dialogue entre soignant et soigné, lorsqu’en consultation post dépistage le médecin interroge son patient sur ses comportements à risques antérieurs. Si la quasi-totalité des patients interrogés par questionnaires et par entretiens connaissent les modes possibles de contamination du VHC, plus de la moitié d’entre eux ne savent pas identifier leur contamination dans le temps. Ce sont les comportements à risque comme le partage de matériel d’injection de drogues, ou plus précisément des périodes antérieures où ces pratiques étaient fréquentes ou probables, qui sont identifiées comme le moment de l’infection. Dans l’ensemble, l’hépatite C ne devient une infection grave qu’après interaction avec le système de santé. Ceci interroge quant à l’efficacité des campagnes et du travail de prévention des hépatites, au-delà des publics-cibles dits à risque.

7Enfin, la période entre l’annonce et la proposition de mise sous traitement est très variable selon les parcours de santé. Au cours des dernières décennies, l’enquête montre que les pratiques médicales et les recommandations internationales ont évolué vers une proposition de plus en plus liée au diagnostic initial et proche dans le temps [7]. Pour les détenus interrogés par questionnaires, le premier traitement contre le VHC a eu lieu en détention (12/18), à l’hôpital (5/18) ou en ville (1/18). Quatre cinquièmes des détenus sous traitement déclarent n’oublier rarement ou jamais leur traitement. L’interruption concerne la moitié d’entre eux. Elle coïncide avec une mise sous écrou (3/20), une incarcération (5/20), une sortie de prison (2/20) ou un autre moment du parcours de vie (1/20). La prépondérance des mises sous traitement en prison dans cet échantillon pose la question de l’opportunité de l’incarcération pour ces patients souvent peu en lien avec le système de santé en milieu ouvert. En revanche, les interruptions de traitements en détention posent celles des effets délétères de l’incarcération pour certains suivis médicaux. Les raisons de l’interruption à la sortie relèvent à la fois d’un cloisonnement institutionnel entre les dispositifs de santé et de l’expérience de la sortie de prison elle-même, un moment liminaire dans les parcours où l’incertitude est importante et les recours aux soins et aux droits laborieux [4].

L’espace des discours

8Le contexte de ces prises en charge de l’hépatite C en prison en France est important à prendre en compte tant dans le travail de soin que dans les politiques sanitaires et sociales. Ce contexte est celui d’un débat public sur la santé carcérale qu’il faut comprendre pour mesurer les enjeux des interventions des professionnels de santé. Ce débat peut se représenter sous la forme d’un espace formé par quatre cadrans ; ils représentent les positions extrêmes ou les arguments types au sens de M. Weber [8] reconstruits à partir des discours recueillis dans l’enquête par observation et par recherche documentaire. Ces positions représentent non pas des acteurs mais des arguments, qui peuvent être tenus par des détenus, des acteurs institutionnels ou des acteurs de terrain et qui peuvent être formulés du point de vue des détenus ou des professionnels (figure 1).

Figure 1

Espace des positionnements dans le débat sur la santé carcérale (le choix de l’axe horizontal et de l’axe vertical est conventionnel ; il n’indique ni sens ni hiérarchie en soi)

Figure 1

Espace des positionnements dans le débat sur la santé carcérale (le choix de l’axe horizontal et de l’axe vertical est conventionnel ; il n’indique ni sens ni hiérarchie en soi)

9L’axe horizontal de cet espace, « l’axe santé », distingue d’un côté la figure de « la prison pathogène » et de l’autre « la prison soignante ». Cet axe porte sur la conception des effets de la prison sur les corps. « La prison pathogène » conçoit la prison, à l’extrême, comme un lieu délétère pour la santé, où les détenus et les professionnels sont exposés à des risques sanitaires mais aussi à de la violence physique, symbolique et institutionnelle. La prison pathogène marque les corps et les esprits, pendant l’incarcération mais aussi après, ceux qui y sont enfermés ou qui y travaillent mais aussi leurs proches. « La prison soignante » conçoit, à l’extrême aussi, que l’incarcération peut être bénéfique voire thérapeutique, avec des soins accessibles et de qualité et des conditions de vie qui répondent aux besoins primaires des détenus. Il s’agit là d’une institution qui peut réhabiliter ou tout du moins améliorer des parcours heurtés par la vie ou par la délinquance.

10Les données suggèrent un axe vertical de cet espace, « l’axe des points du vue », qui oppose le point de vue des détenus à celui des professionnels au sens large. Les professionnels sont entendus comme ceux qui prennent en charge : médecins, soignants, travailleurs sociaux, agents pénitentiaires, magistrats, politiques mais aussi les militants et les bénévoles. Les détenus ont des parcours divers : ils sont malades ou non, avec des besoins de santé plus ou moins importants et des parcours plus ou moins marqués par la précarité, l’errance, l’insertion relationnelle, le travail ou l’addiction.

11Le 1er cadran (haut droit) représente les arguments en faveur de « l’opportunité » de l’incarcération. Dans cette conception, la prise en charge et le traitement d’une population captive et à risque sont plus faciles, du fait de la proximité des professionnels, notamment de santé. Ces arguments sont exprimés du point de vue des institutions et des professionnels qui prennent en charge. Dans les entretiens biographiques, certains détenus évoquent des peines de prison fermes prononcées par des magistrats qui souhaitent encourager le recours aux soins de personnes toxicomanes ou souffrant de troubles de santé mentale, peu suivis en ville.

12Le 2e cadran (haut gauche) représente la problématique de « la prison comme rupture », où l’incarcération provoque des discontinuités ou des ruptures dans les parcours de soins. L’enquête montre que l’entrée mais aussi la sortie de prison mettent en danger le travail de soin et l’observance, créant des « perdus de vue » pour les médecins.

13Le 3e cadran (bas gauche) représente les arguments qui plaident pour une incarcération délétère du point de vue des détenus. L’incarcération provoque un hiatus dans la vie mais aussi dans la santé des détenus. Elle vient interrompre une prise en charge ou perturber l’expérience de la maladie ou de la séropositivité. C’est souvent le manque de confiance dans les pratiques soignantes et l’absence de secret médical en prison qui sont invoqués, mais aussi le stigmate plus global dans le milieu carcéral.

14Enfin, le 4e cadran (bas droit) représente les arguments en faveur de la « prison comme pause ». La situation sociale très précaire de certains détenus y est souvent évoquée. La référence aux expériences d’errance et de dépendance aux produits psychoactifs est fréquente. Pour eux, l’incarcération est une pause bienvenue dans un mode de vie qui s’accélère vers la dégradation et qui n’est plus très contrôlée [9]. Dans l’enquête, un quart des détenus vus en entretiens biographiques vivaient la détention comme le moyen de reprendre des forces, après une période à la rue ou d’usage difficile, pour se poser et en profiter pour s’occuper de leur santé.

Discussion

15Les nouveaux traitements contre l’hépatite C par antiviraux d’action directe (AAC) sont en voie d’être disponibles à la population carcérale. Ils promettent une prise en charge radicalement différente en prison, avec l’obtention d’une réponse virale soutenue plus rapide et mieux tolérée. Tenir compte des liens entre parcours et discours est indispensable pour concevoir une politique d’accès aux soins adaptée. L’analyse des arguments des acteurs de la santé carcérale suggère que ces traitements tendent à consolider les arguments relevant de la « prison comme opportunité ». Plus efficaces, les AAC encouragent la mise sous traitement et la réponse virale soutenue de personnes qui peuvent être loin du système de santé en ville. Les médecins ne se poseront plus la question de « traiter ou attendre », comme dans les années précédant la mise sur le marché des AAC. Cependant, il est évident que les promesses des traitements pill only ne résoudront pas l’ensemble des problèmes que pose la santé carcérale. Ils ne rendent pas caduques les arguments sur les effets délétères de l’incarcération. L’incarcération reste pour beaucoup une épreuve difficile voire violente, qui isole et exacerbe la vulnérabilité sociale des détenus. Les AAC ne sont donc pas un magic bullet car les hépatites sont des infections sociales, imbriquées dans des rapports sociaux, des situations sociales et des parcours de vie existants, dont il faut tenir compte dans les prises en charge.

Conclusion

16L’analyse des parcours de santé et leurs contextes politiques et sociaux montre que ces parcours sont imbriqués dans des situations sociales complexes et précaires. La dépendance aux produits psychoactifs, dont l’alcool, l’errance, la précarité sont autant d’expériences qui doivent être prises en compte dans les efforts pour garantir la continuité des soins. La qualité des soins en prison a considérablement progressé mais le cas de l’hépatite C montre que la prise en charge médicale ne suffit pas, tant elle est socialement inscrite. L’accès à un logement puis aux droits et aux services (dont de santé) est central et doit être anticipé avant la sortie de prison. Les agents pénitentiaires de probation n’ont pas les moyens d’assurer cette mission, qui leur a été retirée en faveur de la prévention de la récidive [10]. Peu de professionnels diplômés en travail social exercent en détention et ceux qui le font, sont peu soutenus. Il faut remédier à ce problème de l’interruption des prises en charge en améliorant l’accès des détenus à l’aide sociale et en développant les interventions de travailleurs sociaux en détention.

17Aucun conflit d’intérêt déclaré

Financement

18Cette recherche a été financée par Sidaction et l’Agence nationale pour la recherche sur le VIH et les hépatites vitales.

Français

La population carcérale est une population vulnérable, où les individus désaffiliés, précaires, en marge du système de santé sont surreprésentés et les prévalences de maladies infectieuses supérieures aux prévalences nationales. La mauvaise santé des personnes détenues et sortant de prison est un problème de santé publique peu étudié. Les parcours de santé de détenus vivant avec une hépatite C offre une étude de cas intéressante pour discuter les interventions de santé publique auprès de la population carcérale. Elle s’appuie sur une enquête socio-anthropologique auprès de détenus et de professionnels de santé carcérale. Ces parcours éclairent les expériences de la prise en charge et leurs contraintes économiques et sociales, matérielles, institutionnelles. Ils sont inscrits dans le contexte du débat public sur la santé carcérale. Deux types de positions y sont saillantes : celle de la « prison pathogène » et celle de la « prison soignante ». Ces positions permettent de mieux comprendre les enjeux des initiatives de santé publique qui visent à améliorer le soin d’une population vulnérable particulière, des personnes détenues et sortant de prison.

Mots-clés

  • hépatite C
  • prisonniers
  • populations vulnérables

Références

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Meoïn Hagège [1]
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/10/2017
https://doi.org/10.3917/spub.174.0563
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