CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Chaque année, environ 700 adolescents (15-19 ans) sont nouvellement diagnostiqués d’un cancer, dont la majorité est mise en rémission et confrontée à la question du maintien de la scolarité et du retour à l’école [1] (encadré 1). La plupart des travaux portant sur la question émanent d’équipes médicales, paramédicales ou de psychologues. Deux états de la littérature, l’un au niveau national [2], l’autre au niveau international [3] synthétisent bien les apports de ces articles scientifiques. En France, les travaux existant à ce jour mettent en évidence que les patients atteints de cancer connaissent des absences plus fréquentes que leurs pairs [4-6], redoublent plus souvent [7], et connaissent une altération durable de leurs résultats scolaires quand ils ont connu des séquelles d’ordre neurologique, en lien avec les traitements reçus ou la localisation de la pathologie [7-9].

Encadré 1 : Comment se déroule la scolarité des élèves atteints de cancer ?

En France, la scolarité des élèves du secondaire atteints de cancer peut se dérouler dans trois lieux différents. Les patients de moins de 18 ans sont normalement accueillis dans des centres spécifiques ayant un service pédiatrique ou un service dédié aux adolescents, dans lesquels se trouvent, dans la majorité des situations, des enseignants spécialisés du primaire, parfois du secondaire et des associations de bénévoles en complément. Au niveau lycée, toutes les matières sont loin d’être représentées. Dans les services adultes, la présence d’enseignants est bien plus rare.
En cas de besoin de rééducation particulière, les élèves peuvent séjourner sur de plus ou moins longues périodes dans des centres de soins de suite et de réadaptation (CSSR) où l’offre scolaire est plus ou moins développée selon la région.
Quand les élèves sont en convalescence à la maison, ils peuvent bénéficier, dans la plupart des régions françaises du Service d’assistance pédagogique à domicile (SAPAD), qui est un dispositif de l’Éducation nationale, permettant aux élèves malades de prendre des cours à domicile avec des enseignants professionnels, en priorité ses professeurs habituels, qui sont rémunérés pour le faire. Le dispositif est complété par des dispositifs associatifs et des offres d’entreprise de cours particuliers à but lucratif.
Enfin, les élèves malades ont également l’occasion d’étudier dans leur établissement d’origine et certains dispositifs existent pour faciliter leur retour (Décret n˚ 2005-1752 du 30 décembre 2005) : les Projets d’accueil individualisés (PAI), qui sont demandés à l’initiative des parents et inscrivent les prises de traitements et les aménagements ne nécessitant pas de financement et qui ne relèvent pas du handicap. Les Projets personnalisés de scolarisation (PPS), quant à eux, permettent des aménagements plus conséquents dans le cadre d’une reconnaissance de situation de handicap par la Maison départementale des personnes handicapées. Le cancer ouvre droit, sous certaines conditions, à une reconnaissance administrative du handicap, dans la catégorie « troubles viscéraux » : on estime qu’environ un tiers de ladite catégorie est composée de pathologies cancéreuses. Suite à la reconnaissance en handicap, les élèves peuvent notamment intégrer des Unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) qui permettent de bénéficier d’une scolarité en milieu ordinaire, tout en profitant de temps dédiés, sous responsabilité d’un enseignant spécialisé, avec d’autres élèves à des besoins éducatifs particuliers.

2 Il n’existe à ce jour aucune étude épidémiologique d’ampleur nationale permettant d’analyser avec finesse les effets du cancer sur la scolarité, tant en termes d’expérience que de performance. Une enquête d’envergure est actuellement en cours de réalisation [4] sans que les résultats ne soient encore disponibles. À ce jour, l’Éducation nationale ne comptabilise que les élèves atteints de cancer reconnus « handicapés », c’est-à-dire bénéficiant d’un Projet personnalisé de scolarisation (PPS), sans les différencier d’autres pathologies chroniques, toutes regroupées sous le terme de « troubles viscéraux ». Ce déficit de recherches en la matière pose problème pour deux raisons principales. D’abord, les études réalisées dans le champ médical ne mesurent l’impact du cancer qu’à travers la focale performance scolaire, en excluant la population lycéenne le plus souvent, ce qui est certes intéressant mais réducteur. Deuxièmement, les outils de mesure utilisés par les institutions publiques françaises, en ne prenant en compte que les élèves reconnus administrativement comme étant handicapés, suite à une décision de la Maison Départementale des Personnes Handicapées, concluent, de manière peut-être trop rapide, aux maigres effets sur la scolarité de l’irruption de cette maladie [10].

3 Les sciences sociales, et la sociologie en particulier, peuvent apporter une pierre importante à la réflexion sur cette question de santé publique. Aujourd’hui, peu d’études sociologiques francophones existent sur les liens entre cancer et scolarité, a fortiori au lycée. Les études existantes mettent en évidence la rupture de normalité connue par les jeunes en matière de scolarité et envisagent la maladie comme ouvrant une « carrière cancéreuse », synonyme d’une socialisation particulière réalisée au sein de l’institution médicale [11, 12]. D’une manière générale, « le handicap considéré comme lourd par le corps médical reste peu investi par l’analyse sociologique » [13]. Certes, un certain nombre de travaux sociologiques ont émergé dans l’actualité scientifique récente à propos d’éléments abordés traditionnellement sous l’angle psycho-pathologique, comme l’anorexie [14], la « précocité » intellectuelle [15] ou encore la dyslexie [16], qui croisent de manière plus ou moins saillante la problématique scolaire. Pour autant, a contrario, les analyses sur la maladie grave – cancer et sida par exemple – sont assez nombreuses en sociologie mais elles croisent rarement la sphère scolaire et/ou professionnelle [17] et encore moins le vécu des adolescents. Contrairement à d’autres thématiques, étudier les trajectoires des malades atteints de cancer implique de prendre en compte un certain nombre d’éléments médicaux. Tout en respectant cette nécessité, on décrira et interrogera, dans cet article, les trajectoires scolaires des lycéens atteints de cancer, en centrant l’analyse sur les enjeux posés à l’institution scolaire sur la base de l’étude des dimensions sociales de l’expérience de la maladie grave. La question du retour en classe des lycéens atteints d’un cancer est explorée à partir du programme d’accompagnement socio-éducatif du retour en classe des élèves atteints de cancer, nommé « PAS-CAP ! ».

Méthodes

4 « PAS-CAP ! » est une recherche-action ouverte dans l’académie de Bordeaux depuis septembre 2013. Cette recherche-action fait suite à un projet exploratoire réalisé pendant quatre années en Île-de-France [18] et a pour but d’être un support de production de connaissances scientifiques mais aussi d’expérimenter un dispositif d’aide au retour en classe, à destination des adolescents atteints de cancer. Celui-ci est mené par l’équipe de l’Observatoire de la réinsertion scolaire des élèves atteints de cancer (www.orseca.com). Le terme « recherche-action » est choisi pour désigner ce dispositif dans le sens où il associe intervention et recherche, dans la tradition des études menées dans les domaines du travail social et de l’éducation. S’éloignant fortement du modèle de l’étude cas-témoin réalisé traditionnellement dans le champ de la santé, il nous semble plus adapté que celui de « recherche-interventionnelle » [5].

5 Concrètement, le volet « action » consiste à proposer aux jeunes sortant des traitements aigus, une intervention dans leur classe et auprès de l’équipe éducative de leur établissement pour faciliter leur retour. En équipe éducative, il est question d’expliquer de manière vulgarisée la maladie et les traitements, puis de chercher à négocier des aménagements pédagogiques. Pour les interventions en classe, un temps d’échange d’une heure et demie environ est mis en œuvre, dans l’objectif de faire émerger les représentations de ces élèves sur la maladie, amener des connaissances sur le cancer sous la forme d’un jeu pédagogique, de délivrer le message souhaité par le patient-élève sur sa maladie, puis enfin à partir d’un support vidéo, de réfléchir aux situations de handicap et aux attitudes adaptées possibles.

6 Dans le cadre du volet « recherche », tout adolescent souhaitant bénéficier du dispositif est d’abord rencontré dans le cadre d’un entretien diagnostic, qui a pour but de clarifier les besoins du jeune et ses difficultés actuelles. Un auto-questionnaire reprenant toute la trajectoire du patient-élève avant et après le diagnostic lui est proposé. Les interventions sont observées à l’aide de méthodes ethnographiques (journal de terrain, entretiens ethnographiques). Pour les interventions en classe, s’ajoute la passation d’auto-questionnaires (disponibles sur demande) remplis par les élèves et par les professionnels présents. Enfin, six à huit semaines après l’intervention, un bilan est réalisé avec l’adolescent et ses parents s’ils le souhaitent, qui prend la forme d’un entretien sociologique enregistré et retranscrit.

7 Le projet est mené par une accompagnatrice en santé et une enseignante-doctorante [6]. Tous les acteurs concernés par le dispositif (patients, responsables légaux et établissements scolaires) ont consenti à participer à l’enquête par la signature de formulaires de consentement. Pendant l’année scolaire 2013-2014, 22 interventions ont été réalisées, dix dans le cadre des interventions en classe, 12 dans le cadre des interventions en équipe éducative, le tout concernant 12 élèves souhaitant retourner en classe. À la fin de l’année, un entretien collectif avec quatre familles ayant participé au dispositif a été mis en place afin de mieux comprendre les apports et les limites de ce dispositif de recherche-action. Pour compléter ce matériau principal, deux ans d’observations ethnographiques en services d’oncologie pédiatrique et en établissements scolaires, ainsi qu’une trentaine d’entretiens avec des jeunes en rémission ont été menés.

8 L’ensemble de ce matériau a permis de décrire finement et d’analyser les trajectoires scolaires d’élèves traités pour un cancer qui sont consignées dans des études de cas qui combinent entretiens et observations. Ce choix méthodologique, associant dispositif interventionnel et collecte plus classique (entretiens, observations), basé sur des méthodes qualitatives ethnographiques [19], a directement pour but de permettre l’observation de processus sociaux en train de se faire, en générant des situations d’observation ad hoc qui n’auraient pas existé sans la mise en place de l’intervention. On mobilisera les concepts de « trajectoire », « d’évènement » et de « bifurcation » [20] afin de penser les temporalités scolaires au prisme de la maladie grave. Bien que cet article se base sur l’ensemble du matériau, et par souci de clarté d’exposition, trois synthèses de cas concernant trois élèves garçons [7] sont ici présentées, permettant de restituer une grande partie des logiques en œuvre dans le retour en classe des élèves concernés.

Résultats : trois cas pratiques

Erwan : quand le cumul des situations d’inégalité fait de la maladie un verdict social

9 Erwan est un garçon de 16 ans, dont les parents sont tous deux agents d’accueil en collectivité. Il vit dans une zone rurale, éloignée de son lieu de soin par deux heures de route, et poursuit sa scolarité dans une classe de seconde professionnelle dans un établissement dépendant du ministère de l’Agriculture. À l’âge de 14 ans, au mois d’avril de son année de quatrième, après une longue période de douleurs, de fatigue, d’absences et de difficultés scolaires, Erwan a été diagnostiqué d’une tumeur cérébrale, traitée par chimiothérapie et radiothérapie cranio-spinale. Il est suivi au CHU de Bordeaux qui est son centre de référence et au CHU de Pau, son hôpital de proximité. Pendant ses hospitalisations, de courte durée, un suivi scolaire est mis en place au CHU de Bordeaux, où finalement aucun cours ne pourra lui être donné du fait de la durée très limitée du séjour, et au CHU de Pau, où aucun enseignant professionnel n’est présent.

10 À l’annonce de son diagnostic, Erwan en informe une partie de la communauté éducative, dont une enseignante qui, sans avoir demandé son avis, l’annonce au reste de la classe. Erwan s’absente tout le reste de l’année scolaire et ne revient qu’en troisième où sa présence a été de quelques jours par mois, durant toute l’année. Pendant toute cette période, Erwan ne pourra pas bénéficier de SAPAD puisque le dispositif n’existe pas en Pyrénées-Atlantiques, il prend donc des cours à domicile via une association d’enseignants bénévoles. Certains aménagements matériels ont été mis en place dans son établissement (casier, tiers-temps) mais Erwan s’est senti négligé par ses camarades et n’a pas apprécié le comportement de certains enseignants, qui ont pu lui demander d’enlever la casquette qu’il portait. En troisième, le projet d’Erwan est d’aller en filière générale, et plus précisément en filière S, dans le but de s’orienter vers les métiers de la médecine. Au moment des orientations en seconde, le conseil de classe se prononce défavorablement au passage en seconde générale et ne laisse le choix qu’entre un redoublement et une orientation en filière professionnelle. Erwan refuse de redoubler, pour lui, c’est « la double peine ». Sa mère ne trouve pas cette décision juste mais précise qu’elle « ne se voyait pas du tout d’aller défendre son bout de gras ». Erwan entre en seconde professionnelle dans un lycée agricole en septembre 2013.

Interventionnel en équipe éducative

11 L’équipe « PAS-CAP ! » rencontre à ce moment-là Erwan alors que ses traitements aigus se terminent. Erwan, cette fois-ci, est réticent à retourner en classe sans accompagnement, il craint les moqueries de ses camarades et la négligence de ses enseignants, d’autant qu’il est porteur d’une chambre implantable au niveau de la tête, nécessitant de ne pas être poussé ou chahuté. Des difficultés dans le quotidien, comme des oublis ou une grande fatigue, sont constatées par sa mère et lui et tous deux craignent de ne pas voir celles-ci reconnues par l’équipe pédagogique. Ces difficultés sont objectivées par la réalisation d’un bilan neuropsychologique. La réunion en équipe éducative a lieu grâce au concours très actif de l’infirmière scolaire qui juge cette intervention pertinente, alors même que la direction de l’établissement est réticente. Elle réunit uniquement des professionnels non enseignants, à l’exception de la professeure principale. Ceux-ci commencent par annoncer l’impossibilité formelle d’aménagements importants, d’autant plus que la fatigue de l’élève – qui fait de nombreux efforts pour rester dans une situation de « normalité » – n’est pas perçue par ces professionnels. Après l’annonce de la nature de la maladie par l’accompagnatrice en santé et la précision de la persistance d’une dérivation péri-crânienne, tous les acteurs présents vont rapidement changer d’avis et accepter la nécessité de réaliser des aménagements. Mais ils vont se sentir désemparés par rapport aux possibilités concrètes d’aménagement. L’équipe d’intervention proposera donc des éléments permettant à Erwan de ne pas s’épuiser notamment du fait des difficultés attentionnelles qu’il connaît. Les professionnels de l’éducation vont amender tous les aménagements demandés, même les plus lourds (réduction de la durée hebdomadaire du stage). Cette décision est justifiée par la professeure principale par le fait que « c’est un droit, on le fait bien pour les dyslexiques ». La réunion se clôture sur le fait que la professeure principale défend l’idée qu’une information aux camarades d’Erwan devrait être faite car « un cancer, ce n’est pas comme une grippe, quand même », alors même que l’intervention devant les élèves était prévue pour l’après-midi même, élément mettant en évidence une circulation de l’information peu satisfaisante. Globalement, le bilan réalisé à six semaines et à trois mois met en évidence qu’Erwan a de bons résultats et les aménagements demandés ont été mis en place.

Martin : proximité avec les normes scolaires et maîtrise de la trajectoire

12 Martin est un garçon de 16 ans qui est scolarisé en première générale dans une ville moyenne de la banlieue aisée bordelaise. Il vit uniquement avec sa mère, cadre, suite au décès de son père. Il a été suivi en hospitalisation conventionnelle, pour les cures de chimiothérapie, puis en hôpital de jour. Martin a une trajectoire scolaire ordinaire, sans redoublement. Dans le cadre de l’hôpital, il a pu bénéficier d’un suivi scolaire administratif et pédagogique pendant son hospitalisation puisque des enseignants sont présents au CHU. Il a également pu bénéficier de cours à domicile via le SAPAD. Le déroulement de ses quatre cures de chimiothérapie lui laissait la possibilité de retourner ponctuellement en classe mais il n’a pas souhaité y retourner avant qu’une intervention de sensibilisation soit faite par notre équipe, soit début janvier, au terme de trois mois d’absence. Sa mère évoque avec précision les difficultés qu’a rencontrées son fils et l’intérêt de l’intervention : « Il avait du mal à venir apporter la maladie dans le (dans l’établissement) enfin, c’est comme ça que je l’interprèterai… (…) franchement, c’est un sacré pied à l’étrier dans son cas de figure à lui ». Tous les professionnels étaient au courant de la pathologie de Martin, et avaient été mis au courant par sa mère. Celle-ci avait elle-même mis en place le circuit de récupération des cours directement au lycée. L’équipe de direction et l’équipe médico-sociale conseillent à la mère de Martin de réaliser un PPS dans le but de lui permettre de se prémunir d’éventuels refus d’aménagements d’examens. L’intervention en équipe éducative a lieu, juste après l’intervention en classe, en présence de la plupart des professionnels, enseignants et non enseignants, en charge de Martin. L’établissement est un lycée prestigieux de la région bordelaise, et la classe de Martin est une classe à option facultative et fortement sélective. La composition sociale de la classe de Martin est particulièrement favorisée sur le plan socio-culturel.

Interventionnel en équipe éducative

13 La réunion commence par une explication sur la maladie de Martin par l’accompagnatrice en santé. Les professionnels présents sont volontaires pour trouver des solutions aidantes mais dans le même temps, et l’observation de la réunion en rend compte, ils semblent désemparés par cette situation atypique. Des questions médicales en lien avec l’éventualité pour Martin de faire des malaises en classe les inquiètent. Deux enseignantes murmurent : « C’est quoi la MDPH ? » « Ah justement, je me l’étais noté dans le coin de ma feuille pour penser à regarder ce soir chez moi ». Un enseignant lève la main pour demander : « Est-ce que vous avez un protocole de réaction par rapport aux prises de parole de l’élève ? Faut-il particulièrement valoriser [Martin] ? ». Dans la même perspective, les enseignants se réfèrent à leur connaissance profane de la maladie : la professeure qui nous accueille dans l’établissement nous parle beaucoup d’une personne proche de sa famille qui a été récemment malade, elle compare ses ressentis de l’époque avec ceux qu’elle vit maintenant dans le cadre de la maladie de Martin.

14 Très rapidement, c’est la question du redoublement ou d’une terminale en deux ans qui est abordée, questionnement que nous cherchons à différer car cela nous semble trop tôt pour l’envisager. Certains enseignants prennent la parole pour rappeler que Martin a bien rattrapé dans les matières où il a pu avoir des cours à domicile avec le SAPAD, cette réaction permet de remettre à plus tard le débat concernant le redoublement. L’équipe de direction appelle les professeurs à être particulièrement empathiques au regard du contexte familial, ce à quoi les professionnels acquiescent. Des engagements en termes d’exemption de certaines épreuves et de la mise en place d’un tiers-temps sont pris. Le bilan, réalisé six semaines après l’intervention, met en évidence que ces engagements ont été tenus et que les enseignants font preuve de bienveillance par rapport à Martin.

Mickaël : une trajectoire déclinante et marquée par une atteinte psychique

15 Mickaël est un garçon de 18 ans, traité pour une tumeur cérébrale, initialement de bas grade, diagnostiquée en février 2011. Il vit avec ses deux parents, qui appartiennent à la petite classe moyenne (employés du secteur privé), très investis dans la scolarité de Mickaël. Il est suivi initialement au CHU de Toulouse. Les premiers symptômes apparaissent au lycée, dans le cadre de comportements jugés inappropriés par l’établissement scolaire. Une errance diagnostique a lieu pendant des mois et les troubles de Mickaël en lien avec la localisation de la tumeur vont être longtemps interprétés de manière uniquement psychiatrique. Mickaël a réalisé deux séjours en hôpital psychiatrique pendant l’année 2010-2011, événement qui l’a profondément traumatisé : « Il n’y a rien de pire que d’être enfermé, tout le monde a le droit de partir, au collège, dans un repas de famille, ici », « j’ai été vu comme un fou et, ça, j’ai pas supporté », « j’ai été tellement mis dans des cases ».

16 Avant que sa tumeur ne soit diagnostiquée, Mickaël étudiait en première générale. Son comportement atypique a entraîné son exclusion de l’établissement, et des essais de retour l’année suivante n’ont pas été concluants ; les propos du père de Mickaël sont éloquents : « Il avait la trouille, le prof, et ça ne pouvait pas marcher ». La maladie a d’abord été stabilisée avant que des symptômes de rechute ne surviennent en janvier 2013 et que des traitements en hôpital de jour reprennent.

17 Mickaël est accueilli sur la structure MARADJA (Maison aquitaine ressource pour adolescents et jeunes adultes) au printemps 2013, et un de ses plus grands désirs est de retourner en classe. Les avis des psychiatres et psychologues ne vont pas dans le même sens. Mickaël se déprécie fortement et croit ne plus être capable d’étudier. Âgé de plus de 16 ans, cela fait plus d’une année qu’il est en situation de rupture scolaire. La réintégration dans le système ordinaire est complexe et l’inquiète très fortement. Compte tenu de ces difficultés, la seule possibilité de réintégration scolaire est l’orientation dans une structure inclusive qui est une ULIS ; la plus proche du lieu d’habitation est située dans un lycée privé confessionnel. C’est le choix qui sera fait par le jeune et sa famille, en partenariat avec le centre de soins qui met alors en place un travail de préparation du retour en classe (réassurance, cours particuliers, etc.).

Interventionnel en équipe éducative et en classe

18 La famille demande à l’équipe « PAS-CAP ! » un accompagnement en classe et en équipe éducative. Mickaël est partagé entre un grand sentiment d’excitation et une angoisse importante : « J’ai peur, mais ça me tarde ». La structure de l’ULIS facilite la démarche dans la mesure où d’autres élèves à « besoins éducatifs particuliers » sont déjà accueillis dans cet établissement. La présence de l’enseignant référent permet également de donner une légitimité supplémentaire aux demandes réalisées. La réunion se déroule en présence de l’équipe de direction, de l’équipe médico-sociale, de l’enseignant référent et de la professeure principale. Les parents sont présents et racontent, avec beaucoup d’émotion, les difficultés vécues et, surtout, les moments d’extrême solitude vécus par leur fils : « Moi, des fois, si j’avais été à sa place, je me serais flingué », « Attention, Mickaël est très à l’aise avec le mot handicapé, mon fils est handicapé mais il est très intelligent ».

19 Ces professionnels estiment que la priorité pour Mickaël est ce qu’ils nomment « la socialisation », objectif rejoint par les parents mais pas par Mickaël qui ne parle que d’objectifs purement scolaires. Les professionnels de l’éducation paraissent inquiets au regard d’un comportement qui peut être atypique : « Est-ce qu’il peut taper ? », demande le proviseur. La psychologue explique que Mickaël est atteint d’un syndrome frontal et que ce dernier peut générer une impulsivité, non volontaire et non souhaitée. Les aménagements proposés sont importants et sont acceptés sans problème par l’équipe. Les parents disent ne pas pouvoir se projeter au-delà des vacances de Toussaint et que chaque mois de cours sera vécu comme un succès. Trois mois après le retour en classe de Mickaël, la maladie devient franchement évolutive et le pronostic de plus en plus sombre. Mickaël cesse d’aller en classe à partir du mois de décembre et n’y retournera plus. La famille ne considère pas l’expérience comme un échec puisque quelques mois de cours ont été possibles et dit ne pas vouloir le forcer à retourner en classe au regard de l’entrée dans une trajectoire palliative. La priorité est laissée aux activités de loisirs.

Figure 1

Représentation du cancer des élèves du secondaire interrogés pendant l’année scolaire 2013-2014 (n = 410)

Figure 1

Représentation du cancer des élèves du secondaire interrogés pendant l’année scolaire 2013-2014 (n = 410)

Résultats communs aux trois interventions en classe

20 Dans ces trois cas, les lycéens ont demandé des interventions car ils connaissaient peu ou pas du tout leurs nouveaux camarades de classe et craignaient des comportements inadaptés (par exemple des bousculades), des moqueries ou des questions déplacées. Pour Erwan et Mickaël, cette demande faisait suite à des expériences négatives vécues durant les années scolaires précédentes. Les interventions ont toutes débuté par un travail autour des représentations des élèves sur la pathologie cancéreuse (figure 1), et, dans toutes les situations observées, celles-ci sont très négatives, d’autant que la plupart des élèves associent le cancer à la mort et envisagent difficilement la guérison. Ceci s’explique par le fait qu’environ les deux tiers des élèves des classes concernées, connaissent des proches qui sont touchés par le cancer.

21 Les interventions se déroulent dans un climat sérieux, malgré notre volonté de les réaliser sur le mode du jeu et de la convivialité, et laissent une grande place aux interrogations des élèves. Ces derniers s’impliquent fortement dans la réflexion sur le comportement à adopter face à leurs camarades, se questionnent et différencient bien empathie et pitié : « Je me demande de quelle manière je devrais me comporter, je ne veux pas être indiscret », « Je me fais du souci pour lui car les personnes qui n’ont pas assisté à l’intervention, entre autres, les ados du lycée peuvent avoir un regard vis-à-vis de Martin qui peut le rendre mal ». Si certains mécanismes de défense comme des fous rires ou des murmures ont pu être observés, nous n’avons jamais constaté de cynisme, d’ironie ou de détachement de la part des élèves.

22 Le dépouillement des questionnaires, classe par classe, vient confirmer les éléments constatés dans le volet parisien de cette recherche [18] : les élèves sont globalement satisfaits de leur participation au dispositif mais le sujet peut les rendre tristes et leur donne envie d’en reparler, notamment dans un contexte familial. Du côté des enseignantes qui ont assisté aux interventions, elles jugent les interventions comme aidantes et adaptées à leur besoin d’information, et semblent soulagées qu’une équipe extérieure soit venue parler de la maladie à leur place, d’autant plus que toutes affirment avoir eu quelques appréhensions face à la gestion de cette situation atypique et auraient souhaité un accompagnement spécifique (formation, groupe de discussion). Ceci est notamment visible dans le fait qu’elles ont pu expliquer l’absence de l’élève du fait d’une maladie grave mais sans prononcer le terme cancer comme le montre cette parole de la professeure de Martin : « J’ai parlé uniquement de maladie grave, le mot cancer n’a pas été prononcé, j’ai mal fait peut-être ? ».

Analyse et discussion

23 Les résultats ici sont majoritairement issus d’une posture interventionnelle qui permet, par la création de situations d’observation inédites, de saisir les processus de retour en classe dans leur subtilité. Les enjeux épistémologiques de cette posture sont développés dans un autre article de ce dossier spécial.

Les traitements aigus du cancer : la scolarité comme une « parenthèse »

24 La période des traitements aigus est vécue comme modelée par une injonction à se centrer sur la lutte contre la maladie. Dans la plupart des cas observés, cette période coïncide avec une rupture scolaire plus ou moins longue au cours de laquelle les lycéens retournent peu dans leur établissement. Cet élément entraîne un resserrement du temps structuré autour de l’urgence médicale. Or, si l’expérience scolaire des élèves varie selon les milieux et les contextes, la vie ordinaire pour les lycéens français est globalement une existence où la fréquentation de l’institution scolaire structure en grande partie leur emploi du temps et leurs préoccupations [21-24]. Comme le dit Nathanaël Wallenhorst, pour les lycéens, « l’école, c’est la vie » [24]. L’expérience de la scolarité pendant les traitements aigus est avant tout vécue comme étrange, que ce soit à l’hôpital ou à domicile, et sa place est loin d’aller forcément de soi.

25 Les cours en hospitalisation ne sont pas acceptés par tous les élèves rencontrés mais tous considèrent qu’ils sont de nature radicalement différente de leurs cours au lycée. Le cours individuel, en chambre, réalisé sur un support autre que celui du professeur déroute et inquiète parfois les élèves qui n’y voient pas un « vrai cours » [22]. Si l’apprentissage de notions en tant que telles est évident pour les élèves de primaire, il est plus difficilement appréhendé par les lycéens. La coupure avec la classe d’origine n’en est que plus marquée et n’est pas forcément vécue de manière apaisée par les lycéens. En ce sens, les cours sont rarement présentés comme un relais avec la classe d’origine, à la différence des cours reçus à domicile par leurs professeurs ordinaires, qui sont perçus comme rassurants, puisque calqués sur le cours de la classe, même si la confusion entre les sphères scolaire et familiale peut grandement dérouter les élèves. Dans les deux cas, les relations avec les enseignants sont perçues comme étant spécifiques de par l’individualisation qu’elles suscitent. Cette période est le plus souvent marquée par une minoration de la sphère scolaire, dont la tonalité prend une tournure atypique dans un ensemble marqué par un sentiment d’anormalité qui touche toutes les facettes de l’existence. La normalité est ailleurs, et le lycée, celui du quotidien, aussi. Pour autant, à cette étape de la trajectoire scolaire, on ne saurait encore parler de « bifurcation » [20] à proprement parler, mais plutôt d’une parenthèse, dans le sens, où l’étrangeté de l’expérience scolaire n’est finalement qu’une facette, d’un moment de vie qui semble hors du temps.

Retourner en classe : un « évènement » dans la trajectoire scolaire

26 L’entrée en rémission vient ouvrir une deuxième phase dans la trajectoire des lycéens soignés pour un cancer. Concept intrinsèquement flou [25], il est néanmoins fréquemment mobilisé tant par les professionnels que par les adolescents pour décrire une phase de normalisation sur le plan médical au sens où seuls des contrôles réguliers sont réalisés. À l’urgence médicale se substitue donc une certaine urgence scolaire où le retour à la normalité, relationnel et scolaire est attendu. Le retour en classe est à l’origine d’une forte appréhension chez les lycéens qui craignent d’être l’objet de moqueries, notamment en raison des stigmates physiques liés à la maladie et aux traitements. Il constitue un véritable « évènement » à part entière dans la trajectoire scolaire. Pour beaucoup d’élèves, il représente une première tentative de retour dans le « monde normal », après un temps d’éloignement du groupe de pairs, un vécu scolaire particulièrement atypique et dans un contexte où les représentations des différents acteurs de la communauté éducative sont particulièrement négatives.

27 Le choix de dire ou non la maladie est complexe. Ne pas dire la maladie entraîne pour les lycéens concernés une forme d’incompréhension de la part des camarades qui peuvent juger la différenciation de traitement comme étant problématique. En même temps, la révélation de la maladie transforme le regard des camarades, sans que celle-ci soit associée au handicap. Les lycéens et leurs parents optent pour des stratégies variées face à cette difficulté. Deux grands types de lycéens peuvent être identifiés à ce stade de la trajectoire scolaire : ceux que l’on nommera « les invisibles » qui retournent en classe sans demander d’aménagements pour conserver un mode de traitement identique à celui précédant la maladie. Ceux-ci ne sont pas représentés dans les cas évoqués pour la raison qu’ils ne demandent pas à bénéficier du dispositif de recherche-action, dans la mesure où celui-ci apporte la maladie dans l’espace scolaire, qu’ils veulent précisément maintenir étanche aux problématiques médicales : la maladie, pour eux, est une parenthèse révolue. Les autres lycéens, que l’on nommera « les temporaires », acceptent, voire revendiquent, des aménagements qu’ils jugent nécessaires mais conjoncturels. Ces aménagements sont loin d’être aisés à mettre en place. Ils nécessitent de rendre visibles les effets de la maladie alors même que pour l’ensemble de la communauté éducative, les effets de cette dernière, interprétée comme une pathologie uniquement aiguë, sont perçus comme terminés.

Normalisation ou bifurcation : effets à long terme du cancer sur les trajectoires scolaires

28 C’est sur les moyens et longs termes que trois trajectoires scolaires bien différenciées apparaissent : les « normalisées », les « invalidantes » et les « palliatives ». Dans le cas des trajectoires normalisées, visibles dans l’exemple de Martin, des aménagements ont été réalisés un temps, pour décroître progressivement. Si la vie après un cancer n’est jamais comparable à celle vécue auparavant, la scolarité reprend un déroulement habituel : la trajectoire scolaire se normalise. Au cours de la période de soins palliatifs, la scolarité prend toujours une autre signification, comme on le voit pour Mickaël : pour certains, celle du dernier accomplissement du vivant ou celle d’un élément à laisser de côté pour favoriser l’épanouissement par la distraction. C’est dans la situation des trajectoires invalidantes, visible dans la situation d’Erwan, que la situation est la plus complexe. Dans ces situations, des séquelles d’ordre physique ou cognitif, sont maintenues dans le temps, et relèvent bien du champ du handicap au sens d’un écart à une norme d’intégration sociale, interprété comme la conséquence d’une déficience [26].

29 Si le handicap est intrinsèquement dans une situation de liminalité [27], il semble que cet aspect soit particulièrement saillant dans le cas du cancer [28]. Ces difficultés sont difficilement compatibles avec les représentations que les acteurs scolaires se font de la pathologie cancer, rarement interprétées comme relevant de la catégorie handicap. Dans l’institution scolaire, les deux procédures disponibles (PAI et PPS) existantes semblent correspondre à deux logiques bien différentes : celle de la maladie et du handicap. Mais dans les observations de terrain, les frontières sont loin d’être si claires. Ainsi, les aménagements sont particulièrement complexes à mettre en œuvre, à la fois parce que la persistance de séquelles après les traitements aigus se heurte aux représentations du cancer comme pathologie aiguë, et parce que le parfait lien de causalité entre des difficultés scolaires et la maladie est impossible à établir. Par conséquent, ces situations sont fréquemment l’objet de soupçons de la part des professionnels de l’éducation, peu sensibilisés aux effets durables du cancer. Or, au lycée, où chaque année scolaire est menacée d’un effet couperet, la reconnaissance des difficultés et la mise en place d’aménagements sont une nécessité absolue. Dans le cas contraire, les réorientations, les relégations voire l’arrêt de la scolarité (après 16 ans), peuvent survenir, comme on le voit dans le cas d’Erwan.

30 L’opacité des procédures et le manque de connaissances de l’ensemble des acteurs sur ces questions rendent l’intervention de professionnels autres que les enseignants absolument nécessaire pour rendre visibles les difficultés et apporter des solutions. Pour autant, cet objectif n’est pas réalisable en l’état : pour ne citer qu’eux, les médecins scolaires, en faible nombre sur le territoire, ne peuvent être présents pour tous les PAI, et les enseignants référents, spécialistes de ces questions, n’interviennent que lorsque le handicap est reconnu administrativement (PPS). Par ailleurs, les experts extérieurs à l’école sont loin d’être accessibles à tous les lycéens atteints de cancer, a fortiori quand la prise en charge s’effectue loin des grands centres urbains. Par conséquent, il est bien compréhensible que la reconnaissance du handicap, via les PPS, soit aléatoire et réduite, non pas parce qu’il n’existerait pas de difficultés particulières, mais bien parce que cette reconnaissance s’oppose à la représentation que l’on se fait des effets du cancer à long terme [28]. D’une manière générale, ce focus en dit long sur la faible capacité du système scolaire à prendre en compte les difficultés spécifiques vécues par les lycéens atteints de cancer, et ajoute un poids conséquent au travail des parents concernant la gestion de ces parcours.

Figures parentales au prisme de la maladie et de la reconnaissance du handicap

31 La mise en place d’aménagements sur le plan matériel (emploi du temps, port de couvre-chef) et pédagogique (tiers-temps, agrandissements de photocopies) nécessite un investissement extrêmement important de la part des parents, souvent résumé dans la littérature et sur le terrain par l’expression « parcours du combattant ». Pour éclairer le travail parental mis en œuvre dans le soutien au retour en classe des élèves atteints de cancer, le recours à des réflexions en termes de genre et de classe est nécessaire. Premièrement, ce n’est pas un hasard, si dans les trois cas présentés, les trajectoires ne s’appuient en grande partie, voire uniquement sur les mères d’enfants malades. De nombreux travaux sociologiques ont pu montrer la surexposition des mères dans ces dispositifs, notamment dans les situations de handicap mental [10-12] ou encore de précocité intellectuelle [2]. La division sexuelle du travail domestique dans les familles et les attentes normatives genrées – en termes de sollicitude, soin et bienveillance – envers les femmes ont pour effet de créer un terreau particulièrement fertile à la culpabilisation des mères, et les assignent fortement à la gestion de ces tâches [29-33]. Les mères sont confrontées à une situation paradoxale où, si elles doivent devenir des « spécialistes par obligation » [32], et détiennent un savoir profane sur les aménagements pédagogiques adaptés, elles n’en sont pas pour autant légitimes aux yeux de l’institution scolaire, d’autant plus qu’on l’a vu, l’adaptation ne va pas de soi. Cette posture non légitime fait qu’elles doivent avoir recours à des experts extérieurs [13] pour légitimer la connaissance profane qu’elles ont des besoins de leur enfant.

32 Au-delà des enjeux de genre, ce sont bien des questions de classe qui viennent expliquer les difficultés parentales dans la négociation des aménagements scolaires. Le contexte du retour en classe et a fortiori dans le cadre des trajectoires invalidantes sont des terreaux particulièrement propices à l’accentuation des inégalités sociales devant l’école. Les procédures mises à disposition par l’institution scolaire se heurtent au sentiment de légitimité inégalement partagé entre les milieux sociaux : si la mère de Martin se sent autorisée à faire une demande stratégique de PPS (alors que son fils sort à peine des traitements aigus), la mère d’Erwan n’est pas dans cette situation (alors que son fils connaît des séquelles) et ne revendique des aménagements qu’en présence d’un partenaire associatif. Loin du mythe de la « démission parentale » [34], les parents de classes populaires sont tout autant investis mais ne se sentent pas légitimes dans la revendication d’aménagements même s’ils peuvent condamner moralement le jugement scolaire, alors que les parents plus proches des codes scolaires mettent en place des stratégies établies pour convaincre de la pertinence d’aménagements qu’ils jugent essentiels.

Le cancer, un « cas frontière » dont la prise en compte remet profondément en question l’institution scolaire

33 Les enseignants ordinaires ne reçoivent qu’une formation limitée sur ces questions [35, 36], et l’irruption de la maladie fait qu’ils en viennent à douter de leurs compétences professionnelles, élément visible dans la question posée par un professeur dans le cas de Martin. Ils orientent leur positionnement professionnel en réaction avec leur propre expérience de la maladie grave : les enseignants deviennent alors « réactifs » au lieu d’être « proactifs » [35, 36]. Dans cet accompagnement atypique, les enseignants sont alors renvoyés à des tâches qui ne relèvent plus uniquement de la transmission de connaissances, situations que nous pouvons nommer tâches de « care », qui remettent profondément en question leur positionnement professionnel [37] et les obligent à un travail en équipe, encore rare dans la profession [38, 39]. Ces éléments expliquent leur faible présence aux réunions, contrairement aux personnels d’encadrement (comme les CPE) et aux personnels médico-sociaux (comme l’infirmièr-e scolaire) pour qui les mandats d’action sont fortement différenciés. L’accompagnement de l’élève malade s’apparente alors à une situation fortement déstabilisante, remettant en question plusieurs normes présentes dans le système français et, en tout premier lieu, celle du traitement égalitaire des élèves, très prégnante dans l’institution scolaire française, qui laisse donc peu de place à des aménagements pédagogiques spécifiques. Elle expose ainsi les professionnels à tout un panel d’émotions pour lesquelles ils ne sont ni préparés, ni accompagnés.

Une intervention rendue indispensable ?

34 La prise en compte des besoins spécifiques des élèves atteints de cancer, pendant et après les traitements, a fortiori au lycée, est un facteur de mise en tension profond de l’institution scolaire française. À mi-chemin entre maladie et handicap, ces situations trouvent difficilement leur place dans les catégories médicales et scolaires à disposition. Les modes de prise en charge actuels, marqués par une forte opacité, sont des terreaux propices à l’aggravation des inégalités sociales devant l’école, pour ces élèves à besoins éducatifs particuliers. Ainsi, il paraît indispensable, à l’issue de cette expérimentation, de penser des dispositifs hybrides, entre scolaire et médical, afin d’esquisser des modes de prise en charge alternatifs qui permettraient de mieux répondre aux besoins de ces élèves du secondaire.

35 L’expérimentation d’un dispositif de recherche-action permet à la fois de mieux comprendre ces processus complexes puisqu’ils génèrent des situations inédites dans lesquelles les acteurs peuvent être observés, et ce de manière longitudinale. Par ailleurs, la participation du chercheur permet de développer une expérience sensible des tensions qui se jouent dans le moment critique du retour en classe de ces élèves malades. Accompagner le retour en classe, et ainsi être aux côtés d’un élève et de ses parents, dans un rapport interindividuel, permet d’être au plus près de l’expérience vécue, d’une manière inédite dans le quotidien enseignant centré sur la transmission de connaissances et la gestion de classe.

36 Par ailleurs, ce projet expérimental met bien en dialogue les processus d’action et de recherche, montrant, dans le champ de l’éducation en contexte de maladie grave, leur complémentarité intrinsèque. L’action, loin d’être un frein à la recherche, peut nourrir celle-ci et ouvrir d’autres possibles, en effet, « viser le changement et plus généralement l’action sur la réalité du monde n’est-il pas le propre de la recherche scientifique tout court, même si elle tend à le nier ou à l’oublier (…) ? » [40].

37 Aucun conflit d’intérêt déclaré

Remerciements

Je remercie tout d’abord Karyn Dugas, accompagnatrice en santé à MARADJA, sans qui ce projet n’existerait pas.
Je remercie le rectorat de Bordeaux, le CHU de Bordeaux et son centre scolaire, la maison MARADJA, les jeunes et leurs familles, ainsi que tous les établissements scolaires qui nous permettent de mener ce projet, ainsi que nos soutiens financiers (Institut National du Cancer, Ligue contre le cancer 33, Fondation Tom et Dominique Alberici, et mon laboratoire, l’IRIS).

Liste des abréviations

38 CHU : Centre hospitalier universitaire

39 IRIS : Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux

40 MARADJA : Maison aquitaine ressource pour adolescents et jeunes adultes

41 MDPH : Maison départementale des personnes handicapées

42 PAI : Projet d’accueil individualisé

43 PPS : Projet personnalisé de scolarisation

44 SAPAD : Service d’assistance pédagogique à domicile

45 ULIS : Unité localisée pour l’inclusion scolaire

Notes

  • [1]
    Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux – 190-198 avenue de France – 75013 Paris.
  • [2]
    Université Paris 13 (IUT « Carrières sociales ») – 1 rue de Chablis – 93001 Bobigny.
  • [3]
    INED-UR05.
  • [4]
    Enquête transdisciplinaire nationale à 5 ans de la scolarité, de l’orientation et de l’insertion professionnelle des adolescents et jeunes adultes atteints de cancer, coordonnée par Marc Bessin, Nathalie Gaspar et Zoé Rollin. Financement : Institut national du cancer (InCa)/Ligue nationale contre le cancer.
  • [5]
    Les spécificités, la genèse ainsi que les enjeux épistémologiques de ce dispositif ne seront pas évoqués dans cet article puisqu’ils sont le cœur d’un autre article de ce dossier spécial (Anne Marchand et Zoé Rollin, « Ce que l’intervention fait à la recherche dans un contexte de maladie grave »).
  • [6]
    Karyn Dugas est accompagnatrice en santé à la Maison aquitaine ressource pour adolescents et jeunes adultes atteints de cancer. Zoé Rollin, après avoir enseigné des années en lycée en tant que professeure de sciences sociales, est actuellement enseignante à l’université (IUT « Carrières Sociales », Université Paris 13) et doctorante.
  • [7]
    Les différences de traitement liées au sexe des élèves ne sont pas traitées ici car elles méritent une publication à part entière.
Français

Cet article propose de questionner la problématique spécifique du retour en classe des lycéens atteints de cancer à partir de la réalisation d’une recherche-action sociologique, qui a rendu possible l’étude de situations inédites, générées par des interventions concrètes en milieu scolaire. Trois cas détaillés, révélateurs des résultats globaux de l’étude sont proposés pour mettre en évidence les trajectoires scolaires de ces élèves. La scolarisation de ces adolescents déroge aux logiques de l’institution scolaire française et entraîne des difficultés d’accompagnement pour les professionnels. Les figures parentales sont mises à l’épreuve dans la confrontation à la scolarisation dans le contexte de cancer et ce sont avant tout les mères qui sont fortement exposées. Enfin, les inégalités sociales devant l’école sont renforcées par l’expérience de la maladie grave, car les demandes et négociations d’aménagements sont d’autant plus complexes à réaliser que les familles sont éloignées des codes scolaires.

Mots-clés

  • école
  • lycée
  • scolarité
  • cancer
  • adolescence
  • élèves
  • enseignants
  • recherche-action

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Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/08/2015
https://doi.org/10.3917/spub.153.0309
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