1 De plus en plus de recherches se mènent dans le champ des sciences sociales du cancer en se revendiquant de la recherche interventionnelle [13]. Si celle-ci revêt un caractère polysémique, comme en témoignent les différentes définitions dont elle fait l’objet, elle poursuit un objectif qui peut toutefois se résumer ainsi : celui d’articuler une intervention de chercheurs visant à transformer une situation sociale concrète et la production d’un savoir nourri de ce processus. Ces pratiques de recherches impliquées peuvent être perçues, dans l’espace académique de certaines disciplines relevant des sciences humaines et sociales, comme d’un intérêt moindre, voire douteuses quant à leur scientificité, en miroir d’une recherche fondamentale qui serait, elle, « légitime » [1].
2 Objet de débats et de positionnements qui varient selon les disciplines, ce rapport entre recherche et action interroge le positionnement du chercheur sur son terrain d’enquête ainsi que la relation qu’il entretient avec les partenaires de celle-ci (commanditaires et enquêtés).
3 L’œuvre de Kurt Lewin, souvent présenté comme le père fondateur de la recherche action et figure incontournable de la psychologie sociale, se révèle une parfaite illustration de cette tradition de recherche. La recherche action qu’il conduisit durant la Seconde Guerre mondiale, à la demande du gouvernement américain, pour modifier les habitudes alimentaires des consommateurs dans un contexte de pénurie alimentaire, mêlait en effet volonté de répondre à la demande sociale et volonté de produire un savoir au sujet de cette réalité sociale alors en cours de changement [2]. Si le champ académique de la psychologie sociale a accordé davantage de légitimité scientifique aux études expérimentales, les problématiques associées à la santé et la maladie demeurent encore aujourd’hui des champs privilégiés d’investissement de la recherche action. Le développement d’une psychologie sociale de la santé « centrée sur l’étude et la résolution des problèmes de santé dans les contextes sociaux et culturels dans lesquels ils se manifestent » [3] témoigne de cette dynamique.
4 En sociologie, l’idée de (dé)coupler recherche et intervention a été débattue depuis l’émergence de la discipline. Ainsi, pour l’un des précurseurs de la discipline, Auguste Comte, « on n’observe bien que de l’extérieur » [4]. Cette approche « positiviste » a longtemps pu occuper une position dominante, à l’appui notamment du concept de Max Weber traduit abusivement par la « neutralité axiologique » [5], expression qui stigmatise toute idée d’implication du chercheur. Mais cette conception a très tôt été confrontée aux critiques, concernant son insensibilité aux conditions de production des savoirs. Différents courants vont ainsi s’en départir comme, parmi les plus récents, les auteur-e-s féministes qui soulignent l’impératif de prise en compte de la connaissance et du « point de vue situé » [6].
5 Pour ces courants critiques, le savoir scientifique ne se construit pas nécessairement en rupture avec l’engagement, ni avec l’expérience de la domination. Ce parti-pris nécessite une réflexion méthodologique. Ce sont les deuxième et troisième écoles de Chicago qui font figures de pionnières en la matière, prônant un usage de l’observation participante et des méthodes ethnographiques. En cela, elles font rupture avec la position surplombante, distante et positiviste de beaucoup de sociologies européennes de la même époque. Elles prônent au contraire un positionnement impliqué du chercheur sur son terrain, par le biais de séjours ethnographiques au long cours et d’une exposition maximale du chercheur, amené à intervenir sur son terrain d’enquête, voire à adopter un rôle professionnel sur celui-ci. En continuité avec ces approches, la sociologie des organisations intègre également l’expérience du chercheur et le vécu des acteurs à la démarche de recherche [7] et s’inscrit dans un mouvement de valorisation d’une sociologie pour l’action [8].
6 Aujourd’hui, de nombreuses discussions en sciences sociales qui portent sur l’implication de chercheurs auprès de leurs enquêtés, mobilisent la métaphore spatiale de la distance et de la proximité. Dans la tradition positiviste, le chercheur doit garder ses distances avec les personnes rencontrées sur le terrain pour garantir le caractère scientifique de son travail. Dans l’enquête ethnographique, la relation d’enquête occupe au contraire une place d’importance comme source privilégiée des matériaux de la recherche ; mais là aussi, les débats s’orientent souvent autour de la « bonne distance » à concevoir avec les « enquêtés ». Dans la mesure où elle nourrit des recommandations normatives, voire idéologiques, on peut se demander jusqu’à quel point parler de distance est finalement heuristique. Prendre au sérieux le concept de présence permet de déplacer les enjeux vers des perspectives temporelles [9]. En postulant une présence du chercheur, il s’agit en effet de laisser ouverte la question de la nature de son engagement (ses traces et son impact sur le matériau recueilli), sans l’évacuer. Car dès lors qu’il travaille sur une question, qu’il en analyse des déterminants, qu’il pense les logiques d’un phénomène social, il y intervient, et en change dès lors les données. « On n’analyse jamais que pour changer, pour intervenir (sur la réalité sociale ou physique), (…) penser un fait, c’est déjà changer ce fait », écrivait ainsi Colette Guillaumin [10]. Évoquer la présence du chercheur consiste en ce sens à lui faire confiance sur sa capacité d’objectivation des conditions d’enquête, relevant nécessairement d’une relation intersubjective. Il convient en effet d’assumer « l’immersion des chercheurs dans le monde social » [11], au sens où ils sont « des agents sociaux comme les autres », avec leurs affects, leurs sentiments, leurs origines, leurs expériences biographiques, autant d’éléments qui agissent dans la manière d’être présents dans l’enquête.
7 Parce qu’ils supposent justement présence et investissement du chercheur, les projets de recherche interventionnelle participent de ces questionnements. La posture de la double-casquette, tout à la fois « acteur » et « chercheur », sous-entend nécessairement une « implication » et donc une distance faible, voire absente à son objet de recherche. Cette posture nécessite des allers-retours constants entre action et recherche et implique une réflexivité permanente pour construire les conditions d’une objectivation nécessaire à l’analyse.
8 Au-delà de ces aspects communs à tous les projets de recherche interventionnelle, certaines difficultés apparaissent davantage spécifiques aux recherches menées en sciences sociales de la santé, particulièrement dans le domaine du cancer. En effet, le champ de la santé est traditionnellement marqué par le modèle gold standard des essais thérapeutiques [12]. Ce modèle, appuyé sur un protocole strict – la mise en place d’un groupe contrôle avec usage d’un placebo en double aveugle – prône une mise à distance des intuitions du clinicien. C’est dans le contexte de l’épidémie de sida que des tensions ont émergé pour remettre en cause ce modèle dominant. La recherche communautaire a pu s’y développer du fait d’une grande mobilisation associative, particulièrement vigilante bien au-delà de son domaine d’action traditionnel de la prévention. Selon Barbot et Dodier, ces tensions épistémiques se jouent entre une méthodologie des essais contrôlés et randomisés, considérés comme le one best way scientifique, et une épistémologie pluraliste « où les différents acteurs sont supposés devoir négocier entre des formes de savoirs pluriels possédant chacune son domaine de pertinence » [13]. Plus récemment et dans le champ de la santé publique, la promotion d’une recherche interventionnelle en santé des populations vise à promouvoir un modèle de la recherche qui, de façon plus ou moins explicite, s’éloigne de ce modèle du gold standard qui cherche à extérioriser le plus possible des individus (de leur expérience, de leurs intuitions) la connaissance produite [14]. Ainsi, pour ces auteurs, envisager de planifier des interventions auprès de la population en ne tenant compte que des facteurs de risque de maladie relève du mythe [15]. Tout comme « la santé se construit dans un environnement social » [16] si bien que les effets des interventions en santé sur les populations sont difficiles à évaluer sans mettre en œuvre des approches pluridisciplinaires.
9 Ainsi, santé publique et sciences sociales se rencontrent dans un contexte où se déploient des débats sur, d’une part, les constructions disciplinaires en sciences sociales et, d’autre part, la confrontation des méthodes classiques d’investigation en santé publique avec la complexité des enjeux sociaux. Les différentes questions épistémologiques soulevées par le lien entre recherche et action, tel qu’il est réactualisé par le développement de recherches interventionnelles en sciences humaines et sociales sur le cancer, ont ainsi été à l’origine de l’organisation de la manifestation scientifique [14] dont est issu ce dossier spécial. Il s’agissait tout d’abord de questionner le caractère polysémique de cette notion : qu’est-ce que l’on entend concrètement par recherche interventionnelle ? Se différencie-t-elle de la recherche action ou de la recherche translationnelle ? En quoi et comment ces pratiques se distinguent-elles de la recherche dite fondamentale ? Partant du constat que la dimension interventionnelle de la recherche semblait légitimée dans les institutions de santé et moins visible dans les institutions dédiées aux sciences sociales, un deuxième questionnement portait sur les lieux de production de ce type de recherche : quels sont-ils ? Comment ces lieux, s’ils sont différents, s’articulent-ils aux lieux de production de la recherche fondamentale ? Enfin, comment le chercheur en sciences sociales devait-il composer avec d’autres acteurs, voire d’autres disciplines dans la construction de son objet, avec quelles difficultés et quels atouts ? Pour répondre à ces questions, cinq articles ont été retenus et composent ce dossier.
10 L’article de Zoé Rollin, relatant le retour en classe des lycéens atteints de cancer, révèle comment la recherche action comme espace d’étude de situations inédites, générées par des interventions concrètes constitue un lieu privilégié dans la compréhension de phénomènes sociaux qui ne pourraient être étudiés en d’autres lieux. Elle se trouve également être un terreau fertile à des rencontres entre acteurs travaillant d’habitude indépendamment, comme en témoigne l’expérience de co-production de savoirs décrite dans l’article de Zoé Vaillant et al. L’article de Sylvain Pasquier illustre la façon dont la recherche interventionnelle bouleverse les rôles traditionnels de la relation chercheur-enquêtés. En reconnaissant une capacité réflexive aux enquêtés, qui dès lors participent activement à la transformation de leur réalité sociale, il montre comment ce type particulier de recherche vise au-delà de la production de connaissances à une autonomisation des acteurs. Par la mise en perspective de deux recherches en cours dans le champ du cancer, l’article d’Anne Marchand et Zoé Rollin montre les effets produits par la recherche interventionnelle et interrogent à leur tour le lien particulier entre chercheurs et patients dans ce type de recherche, en dévoilant les positions inattendues et les inconforts qu’elle peut générer chez les chercheurs. Enfin, Isabelle Bourgeois, en adoptant une démarche réflexive sur sa propre pratique d’intervenante professionnelle dans le champ de la santé publique, expose dans son article comment l’intervention peut être en soi un support de production de connaissances, alors même qu’elle n’avait pas été pensée ainsi initialement.
Notes
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[*]
Mots-clés : Sciences humaines et sociales ; Recherche action ; Recherche interventionnelle ; Posture du chercheur ; Épistémologie.
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[1]
Sociologue au Centre National de Recherche Scientifique – France.
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[2]
Directeur de l’IRIS (UMR8156 CNRS – EHESS – U997 Inserm – UP13). Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux – 190, avenue de France – 75013 Paris – France.
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[3]
Icone Médiation Santé – 4 allée René Hirel – 35000 Rennes – France.
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[4]
Giscop93 (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis) – Université Paris 13 – 74, rue Marcel-Cachin – 93000 Bobigny – France.
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[5]
IDHES (UMR 8533) – Université d’Évry Val d’Essonne – Bd François-Mitterrand – 91000 Évry – France.
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[6]
Lames – Université d’Aix-Marseille – MMSH – Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme – 5, rue du Château de l’Horloge – BP 647 – 13094 Aix-en-Provence cedex 2 – France.
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[7]
Aix Marseille Université – LPS EA 849 – 13621 Aix-en-Provence – France.
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[8]
INSERM – UMR912 (SESSTIM) – 13006 Marseille – France.
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[9]
Aix Marseille Université – UMR_S912 – IRD – 13006 Marseille – France.
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[10]
IRIS – 190-198, avenue de France – 75013 Paris – France.
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[11]
IUT Carrières Sociales – Université Paris 13 – 1, rue de Chablis – 93001 Bobigny – France.
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[12]
INED UR05 – 133, boulevard Davout – 75020 Paris – France.
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[13]
Une tendance à mettre en lien avec le développement de financements dédiés, notamment à l’initiative de l’Institut national du cancer (INCA) qui participe au financement de trois des recherches présentées dans ce dossier spécial.
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[14]
Ce dossier fait suite à une journée d’études « Agir pour chercher, chercher pour agir : recherches interventionnelles en sciences humaines et sociales sur le cancer » organisée le 9 décembre 2013 par Isabelle Bourgeois, Anne Marchand, Léa Restivo et Zoé Rollin, à l’Institut national du cancer (INCA), dans le cadre des activités du groupe de jeunes chercheur-e-s en SHS sur le cancer, au sein du réseau santé et société (www.reseau-sante-societe.org).