Introduction
1Devant la généralisation de l’usage de cannabis observée en France et dans la plupart des pays européens depuis le début des années 1990, il apparaît particulièrement utile de faire le point sur les comparaisons internationales des niveaux d’usage en populations jeune adulte et adolescente [8]. Les efforts de l’Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies (OEDT), pour rendre les enquêtes en population générale des différents pays comparables grâce à des protocoles standardisés, permettent désormais de dresser une cartographie européenne des usages de cannabis au cours de l’année parmi les adultes ou les adolescents [17]. L’intérêt de ce travail comparatif est d’apporter des éléments d’évaluation à mettre en regard des stratégies de politique publique et de santé publique mises en œuvre dans les différents pays. En effet, si la littérature scientifique sur les différents facteurs associés à l’usage du cannabis apparaît très abondante, celle portant sur les comparaisons internationales se révèle beaucoup plus pauvre [10, 23] même si un regain d’intérêt récent sur cette question doit être signalé [12, 15, 22].
Matériel et méthode
2Les données concernant les jeunes adultes proviennent des enquêtes nationales en population générale les plus récentes dans chaque pays, l’année de référence variant de 2000 à 2005 selon la disponibilité, et étant le plus souvent 2003. Si la plupart des pays peuvent fournir des résultats sur la tranche d’âge 15-34 ans, les données disponibles ne correspondent pas toujours exactement à cette tranche (pour le Danemark, la Pologne et le Royaume-Uni, elle est de 16 à 34 ans, pour la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Suède et l’Allemagne, elle est de 18 à 34 ans ; pour la Suisse, il s’agit de la tranche 15-39 ans). La méthodologie de la plupart de ces enquêtes est décrite avec précision dans le bulletin statistique de l’OEDT, disponible en ligne [5].
3L’Eurobaromètre 2002 est, pour sa part, une enquête menée auprès des 15?24 ans dans les différents pays de l’Europe des quinze, suivant une méthodologie similaire (enquête réalisée avec enquêteur, en face à face au domicile des enquêtés sur un échantillon aléatoire mais de petite taille, variant de 190 à 550 selon le pays).
4Pour les adolescents, l’enquête European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs (ESPAD) est menée en milieu scolaire dans une trentaine de pays européens tous les quatre ans depuis 1995. Grâce à la dernière édition de 2003, il est possible d’observer les usages des jeunes adolescents scolarisés nés en 1987 (donc âgés de 15-16 ans au moment de l’enquête). L’enquête a été menée au même moment, selon une méthodologie standardisée, dans l’ensemble des pays participants. Les données ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire standard auprès d’échantillons représentatifs à l’échelle nationale. Elles concernent un total d’environ 100 000 élèves de collège et de lycée. Ce questionnaire auto-administré a été conçu pour être adapté à l’interrogation des adolescents sur un sujet sensible. La taille des échantillons varie selon les pays de 550 à 6 000 élèves [13]. En France, l’enquête s’est effectuée sous la responsabilité scientifique de l’OFDT et de l’équipe « santé de l’adolescent » de l’INSERM en partenariat avec le ministère de la Jeunesse, de l’Éducation Nationale et de la Recherche (MJENR).
5Les indicateurs utilisés sont l’expérimentation (au moins un usage au cours de la vie), l’usage récent (au moins un usage au cours des douze derniers mois), l’usage actuel (au moins un usage au cours des trente derniers jours). Le terme usage sans précision désigne l’ensemble de ces pratiques.
Résultats
6En Europe, les niveaux d’usage actuels (au cours des douze derniers mois) de cannabis des jeunes adultes varient de 3 % en Grèce à 22 % en République tchèque. Ces enquêtes permettent de constater que la France, la République tchèque, l’Espagne et le Royaume-Uni présentent les taux d’usage au cours de l’année de cannabis les plus élevés au sein des pays européens. Dans tous les pays européens, les hommes s’avèrent plus fréquemment usagers de cannabis que les femmes [17].
7Depuis le début des années 1990, dans les différents pays européens où plusieurs enquêtes en population générale ont pu être répétées dans le temps, le niveau de l’usage actuel de cannabis des jeunes adultes a augmenté de façon assez nette en Allemagne, au Danemark, et dans une moindre mesure aux Pays-Bas, en Finlande et en Suède. Dans les pays où la prévalence était plus élevée au début de la décennie, tels que le Royaume-Uni et l’Espagne, la hausse s’est avérée moins marquée. En France, il semble que la diffusion du cannabis ait atteint en 2002 un pourcentage record en Europe pour l’usage actuel de cannabis, avant de retrouver en 2005 le niveau de l’année 2000 [5].
8La cartographie proposée grâce au travail de réseau de l’OEDT peut être mise en regard de celle réalisée à partir des données de l’Eurobaromètre sur les usages au cours des trente derniers jours des 15-24 ans [11]. La logique s’y trouvait radicalement différente puisque les quinze enquêtes ont été montées au même moment avec une méthodologie identique, mais en contrepartie les échantillons étaient de petite taille (de 190 à 550 selon le pays). Les estimations fournies étaient donc imprécises et les méthodes d’enquête – rencontre des personnes en face-à-face au domicile des enquêtés – potentiellement inductrices de biais pour les questions portant sur l’usage de drogues.
L’usage de cannabis au cours de l’année selon les pays parmi les jeunes adultes

L’usage de cannabis au cours de l’année selon les pays parmi les jeunes adultes
9Par rapport aux données collectées par l’OEDT auprès des différents points focaux européens, une certaine cohérence géographique apparaît, la Suède, la Grèce, la Finlande et le Portugal figurant selon les deux systèmes d’observation dans le groupe des pays peu consommateurs. Les intervalles de confiance (qui ont été recalculés ici mais ne figurent pas dans la publication de l’Eurobaromètre) donnent toutefois une idée de la faible précision des estimations de ces dernières données et permettent ici de nuancer les écarts observés.
Usage de cannabis au cours de la vie et du mois parmi les 15-24 ans

Usage de cannabis au cours de la vie et du mois parmi les 15-24 ans
10La France se situe également en tête des pays européens pour les adolescents. La proportion d’élèves de 16 ans qui déclarent en avoir déjà consommé au moins une fois s’y trouve ainsi environ deux fois supérieure à la moyenne de l’ensemble des pays (38 % contre 21 %). Le premier pays pour l’usage au cours de la vie (expérimentation) est la République tchèque avec un taux de 44 %, mais des taux élevés sont également rapportés en Irlande, au Royaume-Uni ou encore en Suisse (38-40 %). À l’opposé, des pays comme la Grèce, la Roumanie ou encore la Suède rapportent des taux particulièrement faibles (de 3 % à 7 %). Les jeunes Français sont aussi parmi les premiers consommateurs de cannabis au cours du mois (22 % vs 9 %). Ils figurent avec les Suisses, les Anglais et les Tchèques dans un groupe dont les niveaux sont compris entre 16 % et 22 %, devançant largement ceux des autres européens.
11La géographie européenne de l’usage de cannabis parmi les adolescents oppose, de façon encore plus nette que pour les jeunes adultes, l’Europe occidentale à l’Europe du nord et de l’est, les niveaux d’usage diminuant progressivement de la façade atlantique à Moscou. Parmi les pays d’Europe centrale pour lesquels la consommation au cours du mois s’avère relativement modérée, la République tchèque occupe, là encore, une place particulière avec un niveau d’usage déclaré comparable à celui de la France. Si, comme en population adulte, les écarts entre les usages féminins et masculins sont généralement importants, il existe, en revanche, des pays où le sex-ratio est proche de 1 (l’Irlande, la Finlande, la Norvège et la Suède).
L’usage de cannabis au cours du mois à 15-16 ans selon les pays

L’usage de cannabis au cours du mois à 15-16 ans selon les pays
12La répétition de l’enquête ESPAD à l’identique à quatre ans d’écart permet également de dégager des tendances montrant que le cannabis s’est diffusé de plus en plus massivement en Europe occidentale au cours des années 1990, avant de se stabiliser ces dernières années. Toutefois, les tendances à la hausse dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, augurent peut-être d’une poursuite de la diffusion compte tenu des faibles niveaux observés. Entre 1999 et 2003, aucun pays ne présente de diminution significative des niveaux d’usage de cannabis. L’expérimentation progresse dans pratiquement un tiers des pays, essentiellement des pays d’Europe centrale et orientale (Bulgarie, République tchèque, Hongrie, Pologne…) mais aussi en Irlande et au Portugal. La consommation au cours du mois se révèle stable dans l’ensemble de l’Europe, seuls trois pays présentent des augmentations significatives de l’usage récent de cannabis : la Bulgarie, la Slovaquie mais aussi le Royaume-Uni où la hausse (20 % vs 16 % en 1999), intervient après une forte période de baisse entre 1995 et 1999 (16 % vs 24 % en 1995). En France, l’usage de cannabis semble se stabiliser laissant penser qu’un palier a été atteint après une décennie durant laquelle la consommation de cannabis parmi les adolescents a progressé de manière importante comme dans la plupart des pays européens. L’exercice 2007 de l’enquête ESPAD permettra de répondre en partie à ces questions et notamment de faire un point sur l’évolution de l’usage dans les pays où il semble pour l’instant resté circonscrit à une petite minorité de la population (Grèce, Roumanie, Pologne).
Évolution 1999-2003 du niveau d’expérimentation de cannabis au cours du mois à 15?16 ans selon les pays

Évolution 1999-2003 du niveau d’expérimentation de cannabis au cours du mois à 15?16 ans selon les pays
Discussion
13Les résultats présentés ici en population adolescente rejoignent en grande partie ceux observés grâce à l’enquête Health Behaviour in School-aged Children (HBSC) en 2002 [12], signe d’une certaine robustesse dans ces différentes observations. Si l’on peut désormais s’en réjouir, il convient de rappeler que cela n’a pas toujours été le cas : au début des années 1990, les données étaient plutôt présentées sous forme de tableaux utiles pour souligner les disparités de méthodes et invitant d’autant moins à des comparaisons simples qu’ils étaient assortis d’une litanie de précautions de lecture [20].
14D’autres données peuvent également être mobilisées pour mettre en perspective ces comparaisons : par exemple, aux États-Unis, le niveau était de 21 % en 2006 parmi les 18-34 ans [21], tandis qu’en Australie il était de 24 % la même année [2]. La cartographie européenne de l’usage actuel de cannabis offre un visage contrasté où les pays d’Europe occidentale, et notamment la France, l’Angleterre et l’Espagne, présentent les niveaux les plus élevés (entre 17 % et 22 %), tandis que les pays nordiques et d’Europe centrale affichent les plus faibles (compris entre 6 % et 11 %). La République tchèque, avec un niveau d’usage de 19 %, se distingue toutefois nettement des autres pays de ce groupe.
15Parmi les adolescents comme au sein de la population adulte, les écarts entre usages féminins et masculins s’avèrent généralement importants. Il existe toutefois des pays où cet écart est faible et parfois non significatif, comme par exemple les pays nordiques, ce rapprochement étant sans doute à mettre en regard d’une certaine émancipation féminine, comme cela a déjà pu être observé sur l’alcool [3, 9].
16Au-delà de l’intérêt de mettre les pratiques en regard des différences culturelles, économiques et sociales, de telles comparaisons internationales peuvent jouer un rôle important dans la mise en regard des modèles de politique publique de gestion des drogues, des législations et de la mise en application des textes en vigueur. Une lecture rigoureuse de ces chiffres permet par exemple d’invalider les thèses soulignant les méfaits du laxisme des législations néerlandaises et espagnoles du début des années 1990. Parmi les pays d’Europe présentant les politiques les plus répressives en matière d’usage de stupéfiants, le niveau de consommation du cannabis apparaît élevé en France et au plus bas en Suède, alors qu’à l’opposé les Pays-Bas occupent une place médiane. Dans une récente étude s’appuyant aussi sur des données recueillies auprès d’échantillons représentatifs d’usagers réguliers de cannabis à Amsterdam et à San Francisco, a ainsi été montré que la décriminalisation n’entraînait pas de hausse des niveaux de consommation [19].
17Il convient toutefois de nuancer ce propos et la portée générale des comparaisons européennes, dans la mesure où les populations ont, indépendamment du contexte législatif, des particularités socioéconomiques et culturelles susceptibles de peser sur leurs pratiques. La description du type de politique publique en vigueur dans un pays est une affaire complexe qui engage toutes les dimensions de l’intervention de l’État et de l’ensemble de la société sur les drogues [6]. De plus, les politiques des drogues en Europe apparaissent de plus en plus convergentes, orientées sur le versant sanitaire et fonctionnant de plus en plus par rapport à une unité de mesure commune : le risque [7]. Il est de ce fait souvent réducteur de qualifier la politique publique d’un pays de « répressive » ou de « tolérante », et la lecture de ces comparaisons ne peut être qu’un élément dans la compréhension des différents systèmes et de leurs conséquences.
18Cette lecture permet notamment de conforter l’idée que plus que la législation, ce sont davantage les réseaux de relation noués entre les jeunes qui déterminent les choix de consommation d’un produit comme le cannabis, dans la mesure où les pratiques d’un adolescent s’avèrent très liées aux usages de ses pairs [14, 16], en particulier ceux des amis les plus proches [4]. Plus qu’une incitation forcenée à la consommation, le groupe des pairs joue souvent un rôle important dans la structuration des représentations du cannabis et des risques liés à son expérimentation puis à son usage [1, 18]. Notons enfin que les explications de l’usage par les pratiques des pairs ou par la législation ne sont pas concurrentes, mais s’avèrent plutôt complémentaires. La législation tente en effet d’agir sur le contexte, la disponibilité, les croyances à l’égard du cannabis et pèse de ce fait sur l’usage des pairs, qui lui-même apparaît fortement lié à des processus identitaires.