1 la lutte contre la pauvreté est inscrite dans l’agenda des pays du Sud comme dans celui des organisations internationales. Sans que ne soient plus questionnées les causes profondes du maintien, voire du renforcement des inégalités, dans les pays les moins développés, la Banque mondiale encourage en parallèle la libéralisation des économies et la moralisation de la lutte contre la pauvreté par l’aide au développement au Nord (Hillenkamp et Servet 2012) et la mise en place progressive de filets sociaux au Sud (Gentilini et al., 2014). Ces politiques reposent sur un petit nombre de mesures de la pauvreté, établies à partir des deux types d’enquêtes les plus courants : les enquêtes sur les ménages et les enquêtes démographiques et de santé. Les économistes s’attachent à réduire le fossé qui sépare les indicateurs de pauvreté en usage de la réalité qu’ils sont censés représenter, une réalité qui s’inscrit dans des relations sociales multiformes, variables dans le temps. L’anthropologie classique nous montre combien les personnes âgées jouent un rôle particulier dans des systèmes sociaux complexes à l’intersection d’un ensemble de solidarités, de relations intergénérationnelles, de liens interpersonnels construits au fil des trajectoires, dans des relations de don et de contre-don parfois étalées sur le long terme. S’intéresser aux personnes âgées apporte donc un éclairage propice à l’étude de ce décalage entre les indicateurs de pauvreté en usage et la situation des habitants de ces pays.
2 Actuellement, dans les pays du Sud, la pauvreté est mesurée de deux manières. La première consiste à estimer la part de la population vivant en deçà d’un seuil monétaire donné, qui varie selon les pays et parfois au sein même des pays, par exemple entre le milieu rural et urbain. Pour donner une image plus complète de la situation des ménages, l’indice de pauvreté multidimensionnelle (Multidimensional Poverty Index – MPI) est promu par les Nations Unies depuis 2010. Cet indice s’inscrit dans la lignée de l’indice de développement humain (IDH). Établi à partir de mesures de la privation de certains éléments clefs de la vie quotidienne, entre autres l’éducation, l’accès aux soins ou les biens d’équipement, il donne généralement des mesures de la pauvreté supérieures au premier, et permet de repérer les faiblesses de certains secteurs à l’échelle des pays ou de leurs régions, de définir différents groupes parmi les ménages en situation difficile selon les dimensions de la pauvreté qui les touchent.
3 Dans les deux cas, les indicateurs utilisés, que ce soit l’indice multidimensionnel ou la pauvreté monétaire, sont évalués à partir de données sur les ménages. Trois principales limites pèsent sur ces mesures. D’abord, la définition du concept de ménage n’est pas universelle et ses variations peuvent entraîner des différences de mesure importantes en ce qui concerne des indicateurs « ménage » couramment utilisés en économie ou en démographie (Beaman et Dillon, 2010 ; Golaz et al., 2012). Par ailleurs, les ménages sont rarement isolés les uns des autres du point de vue économique. Du fait de la migration, elle-même liée à la structuration spatiale de l’emploi dans les pays en développement, il est fréquent que les adultes actifs d’une famille vivent loin de leurs proches, avec lesquels ils demeurent néanmoins en contact, ces contacts impliquant souvent un échange de services avec éventuellement transferts d’argent, de denrées alimentaires, de biens, voire de personnes. Ainsi, de nombreux ménages sont « ouverts » aux autres, ce que les indicateurs de pauvreté, partant de l’hypothèse qu’ils sont « fermés », ne prennent pas en compte (Randall et Coast, 2015). Enfin, au Sud comme au Nord, les membres d’un ménage ne sont pas toujours égaux vis-à-vis de la répartition des biens et des ressources au sein du ménage ; il existe, par conséquent, des différences au sein des ménages qui ne sont pas reflétées par ces mesures (Meulders et O’Dorchai, 2011).
4 Ces difficultés sont d’autant plus importantes que l’on s’intéresse aux personnes âgées. En Afrique, à l’exception d’un tout petit nombre de pays, politiques sociales et systèmes de retraite sont généralement peu efficaces lorsqu’ils existent (Golaz, Nowik et Sajoux, 2012). Qui plus est, les personnes âgées sont généralement exclues des projets locaux de microcrédit qui peuvent pallier l’absence de sécurité sociale. Leur bien-être ne repose donc souvent que sur elles-mêmes et leurs proches. La relative concentration des personnes âgées et des enfants en milieu rural a été notée (Schoumaker, 2010), ce qui sous-entend des liens intergénérationnels entre l’urbain et le rural. Les personnes âgées sont souvent à la tête d’une descendance relativement importante, et les relations entre les différentes branches de la descendance, comme les échanges qui lient des générations parfois implantées dans des lieux distants les uns des autres, passent souvent par elles. Elles bénéficient de ce système de soutien en cas de besoin, mais y contribuent également, par exemple, par un maintien en activité aussi avancé en âge que possible (Antoine et Golaz, 2010). Ce système de soutien dépasse très souvent le cadre du ménage dans lequel vit la personne âgée. Ainsi, estimer la pauvreté d’une personne âgée elle-même à partir de données sur le ménage n’apporte de résultats convaincants que lorsque ce ménage fonctionne effectivement en vase clos et que la personne âgée en est le centre. Or, la répartition des ressources, dans les ménages comportant des dépendants, n’est généralement pas uniforme. Par ailleurs, les personnes âgées vivent généralement à proximité d’un de leurs enfants, que ce soit en partageant un même groupe d’unités de logement en ville ou en occupant des habitations voisines en milieu rural.
5 L’objectif de cet article est d’illustrer, à partir du cas de l’Ouganda, les limites de l’interprétation des estimations usuelles de la pauvreté, généralement produites au niveau du ménage et ce, pour les personnes âgées. La question de la pauvreté des personnes âgées est particulièrement cruciale dans un pays qui a subi durant les 40 dernières années guerres civiles et épidémie de sida. Beaucoup de familles y ont ainsi perdu des membres d’âge actif. Mais ce contexte d’apparence catastrophique cache une hétérogénéité importante de situations. Nous montrerons que le mode de fonctionnement des ménages et des familles remet fortement en question les estimations de la pauvreté en usage.
6 Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur les mesures de la pauvreté, avant d’aborder le fonctionnement des systèmes de soutien en Ouganda. Nous proposerons ensuite l’analyse d’un corpus d’entretiens qualitatifs conduits de 2008 à 2012 dans différentes parties du pays, portant sur les systèmes de soutien familial. Trois dimensions différentes nous permettront alors d’aborder la manière dont les indicateurs de pauvreté représentent de manière satisfaisante la situation des personnes âgées, d’abord les liens importants entre ménages, ensuite les différences de situations au sein d’un même ménage et enfin, l’hétérogénéité des besoins dans le domaine de la santé. Nous conclurons sur la complexité des systèmes de soutien au niveau individuel et sur la nécessaire prudence à adopter lorsque l’on s’intéresse à la pauvreté des personnes âgées.
Mesure de la pauvreté et systèmes de soutien en Ouganda
7 Les mesures de la pauvreté utilisées en Ouganda suivent les mêmes principes que celles des autres pays en développement. Le contexte ougandais, en revanche, est spécifique, avec des ménages relativement petits par rapport à l’Afrique de l’Ouest par exemple et des systèmes de soutien dont les membres éloignés jouent parfois un rôle plus important que les corésidents.
La pauvreté, un concept flou à la source de mesures précises ?
8 Les indicateurs de pauvreté sont importants pour les organisations internationales, les bailleurs de fonds et les États des pays en développement. Ils servent de base de travail pour l’établissement de priorités nationales de développement. Ils permettent par leur niveau relatif et ses changements au fil du temps de justifier également l’aide internationale, à travers des besoins régionaux ou nationaux, du point de vue des États (Hohmann et Lefèvre, 2014) comme des organisations internationales (Lautier, 2001 ; Gabas et Laporte, 2012 ; Hillenkamp et Servet, 2012 ; Jerven, 2013). Ainsi, le concept de pauvreté, du fait de son importance politique, est utilisé de manière courante.
9 Les définitions de la pauvreté sous-jacentes varient cependant énormément d’une source à l’autre, tout comme les méthodes mises en œuvre pour la mesurer. Différentes études ont montré combien les méthodes de mesure de la pauvreté couramment utilisées apportent des résultats différents les unes des autres (Martin, 2012) et parfois même en contradiction avec la situation réelle des personnes concernées (Bevan et Fullerton Joireman, 1997), ce qui fait de la pauvreté, tout comme les notions associées de bien-être, de vulnérabilité ou de précarité, des concepts souvent flous, malgré la production de chiffres précis. Notons que les données disponibles dans les pays du Sud pour estimer cette pauvreté ne permettent pas souvent une approche complète de ce phénomène complexe.
10 Du point de vue des statistiques nationales, deux grandes familles d’estimations de la pauvreté coexistent à l’heure actuelle. La première, la plus ancienne, est monétaire et repose sur l’utilisation d’un seuil absolu de pauvreté ; la seconde est multisectorielle, prenant en compte les biens d’équipement, la santé et l’éducation, parallèlement aux revenus ou à la consommation.
11 Force est de constater que, malgré leurs limites bien connues, les seuils absolus de pauvreté sont encore en usage dans les pays en développement, comme en atteste le fait qu’ils arrivent en premier dans les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). Le concept de pauvreté absolue, reposant sur une estimation des besoins minimaux, a été depuis longtemps abandonné dans les pays occidentaux au profit de la pauvreté relative dont le seuil est mesuré à partir du revenu médian de la population (Lambert, 2008 ; Augris et Bac, 2009). Dans les pays en développement, le seuil de pauvreté est estimé à partir du coût d’un panier minimal, d’où sa comparabilité entre pays et dans le temps à parité de pouvoir d’achat constante. Il s’agit souvent d’une valeur unique, malgré la différenciation socio-économique faite selon les régions des pays. Dans certains pays, comme l’Inde, des valeurs distinctes du seuil de pauvreté sont calculées pour les milieux urbain et rural ou pour différentes régions. Pour les comparaisons internationales, une valeur moyenne est choisie ; elle a été récemment revalorisée par la Banque mondiale passant ainsi de 1 à 1,25 dollar américain par jour pour un adulte. Plus que les revenus, c’est la consommation des ménages que la Banque mondiale préconise de mesurer, car elle est plus représentative du bien-être. Toujours selon la Banque mondiale [1], il est possible d’ajuster par sexe et par âge les besoins, la consommation et les ressources. Il s’agit de prendre en compte la composition du ménage dans l’estimation des besoins minimaux du ménage, mais ne sont utilisés que des ajustements selon la proportion d’enfants par rapport aux adultes, les personnes âgées n’étant pas distinguées des autres adultes. Ainsi, à partir de l’enquête ménage de 2009-2010, le gouvernement ougandais estime que 24,5 % de la population se situe sous le seuil national de pauvreté, une proportion qui baisse à 19,7 % en 2012-2013 (Ministry of Finance, 2014).
12 Depuis 2010, après l’indice de développement humain et l’indice de pauvreté humaine, les Nations Unies, suivant les travaux fondateurs de Amartya Sen (1985, 1997), puis ceux de l’Oxford poverty and human development initiative (OPHI), poussent à utiliser plutôt un nouvel indicateur multidimensionnel, prenant en compte l’accès à l’éducation ou aux soins de santé par exemple. Cette démarche, qui tend à refléter la pauvreté telle qu’elle est vécue et à pallier les limites d’une mesure fondée exclusivement sur les revenus, permet d’établir des catégories de pauvreté distinctes et de classer les situations locales selon les différentes dimensions de la pauvreté. Elle est donc plus complexe, mais également plus intéressante. Ainsi, à partir d’un tel indice [2], on estime que 69,9 % des Ougandais étaient en 2011 en situation de pauvreté, 38,2 % en situation d’extrême pauvreté, et cela se ressent particulièrement dans le domaine des conditions de vie et de la santé (OPHI, 2014).
13 Des variations importantes existent cependant entre pays ou entre travaux de recherche sur ce qui est véritablement mesuré dans chacune des dimensions imposées. Dans le domaine de la santé par exemple, quels sont les aspects qui sont pris en compte ? L’état de santé lui-même apporte une information sur les conditions de vie. Il est en partie lié à l’environnement dans lequel vivent les individus, mais aussi à leur trajectoire, et conserve une part importante d’aléatoire. Sa mesure fait débat, entre santé perçue et indicateurs plus fiables mais plus spécifiques. Mais on pourrait également s’intéresser à la capacité d’une personne à remédier à un problème de santé, ce qui renvoie à l’offre de soins disponible, son accessibilité, aux moyens économiques dont elle dispose et à son capital social. En pratique, certaines études se limitent à l’état de santé, et parfois à un seul indicateur : c’est le cas de l’indice de masse corporelle ou du poids-pour-l’âge pour les enfants (Batana, 2008), d’autres prennent en compte la mortalité infantile et ou la nutrition (Alkire, 2011 ; Levine et al., 2011 ; OPHI, 2014). D’autres encore, spécialement en Amérique latine, vont diviser le domaine en deux, en prenant en compte accès à la sécurité sociale et état de santé (Santos, 2014). De manière pratique, les indicateurs sont choisis parmi ceux disponibles dans les bases de données des grandes enquêtes nationales [3]. Du point de vue des données, cette démarche requiert la collecte d’informations individuelles (sur les enfants pour la scolarisation ou le niveau d’instruction, sur la santé, l’accès aux soins ou à une couverture de santé, etc.).
14 Si individus et ménages sont mentionnés de manière indifférenciée, la mesure de la pauvreté en Afrique est généralement effectuée, lorsque ces données existent, à partir de recensements de population, d’enquêtes nationales sur les ménages, d’enquêtes démographiques et de santé ou d’enquêtes budget-consommation. Ces enquêtes incluent des données individuelles pour chacun des membres du ménage, mais pour ce qui est des biens d’équipement, des revenus ou de la consommation, l’unité de collecte est bien souvent le ménage lui-même [4]. Les données purement individuelles sont rares et quand elles existent, limitées [5]. Il n’est donc généralement pas possible d’estimer directement la pauvreté au niveau individuel sans hypothèses fortes. C’est la pauvreté des ménages qui est en réalité estimée, ce qui n’entre pas en contradiction avec les objectifs de ces mesures, qui sont généralement de produire des indicateurs à un niveau macro, par exemple au niveau régional [6].
15 Les estimations actuelles de la pauvreté reposent donc fortement sur le concept de ménage. Or, la définition de ce terme varie selon le lieu ou l’époque, entraînant des difficultés pour comparer les indicateurs de pauvreté à des périodes distinctes de l’histoire ou entre différents pays. Les écarts d’interprétation et d’implémentation des définitions officielles ont même été notées, au sein des pays, selon la culture locale et l’enquêteur concerné (Randall et al., 2013). De plus cette mesure au niveau ménage ne permet pas toujours d’appréhender correctement la pauvreté des membres du ménage de manière individuelle et, en particulier, celle des personnes âgées et cela, pour deux raisons. D’une part, dans les pays du Sud, la plupart des individus sont insérés dans des systèmes de soutien qui dépassent le cadre du ménage dans lesquels ils se trouvent. Par conséquent, leur bien-être, leurs rentrées d’argent, leur consommation, leur capacité à accéder à une éducation de qualité ou à des soins de santé performants dépendent souvent de personnes qui ne font pas partie du ménage. Ce phénomène est d’autant plus fort pour les personnes âgées qui ont pu constituer un réseau de relations important tout au long de leur vie, réseau dans lequel la descendance joue un rôle primordial, parfois sur plus de trois générations (Golaz, 2013). D’autre part, la répartition des ressources au sein des ménages n’est pas forcément uniforme et les personnes âgées ne bénéficient pas toujours des mêmes conditions de vie que les autres membres du ménage, qu’elles y soient en position de pouvoir, par exemple en étant les seules actives du ménage, ou non.
Ménages, personnes âgées et systèmes de soutien en Ouganda
16 En Ouganda, le ménage est défini par comme « un groupe de personnes qui normalement mangent et vivent ensemble » (UBOS [7], 2006), une définition parfois précisée dans les enquêtes [8]. Selon les dernières données disponibles, en 2014, la taille moyenne des ménages est de 4,7 personnes (UBOS, 2014b). En 2012-2013, lors de la dernière enquête ménage, 17 % des chefs de ménages avaient plus de 60 ans (UBOS, 2014a). Les personnes âgées de plus de 60 ans représentent moins de 5 % de la population totale (UBOS, 2010 ; UBOS et ICF, 2012 ; UBOS, 2014a) [9]. En 2002, date du dernier recensement pour lequel les données sont disponibles, 12,4 % des personnes âgées vivaient seules, 5,6 % vivaient avec des enfants de moins de 15 ans seulement, 29,2 % vivaient dans des ménages dont ils n’étaient pas le chef (Golaz, 2010 ; Golaz et Antoine, 2011). Ces structures sont relativement différentes de ce que l’on trouve en Afrique de l’Ouest par exemple, où les ménages sont généralement plus grands, plus souvent multigénérationnels et dirigés par des personnes âgées. Elles correspondent à un modèle où les enfants se séparent des parents lorsqu’ils se marient, courant en Afrique de l’Est aujourd’hui en milieu urbain comme en milieu rural, sans préjuger des relations – entre autres économiques – qui continuent de lier ces enfants et leurs parents.
17 Indépendamment des structures des ménages, avoir un réseau familial étendu (pour les personnes âgées, il s’agit souvent de la descendance : fils et filles mariés, petits-enfants et arrière-petits-enfants) est une source de soutien fondamentale (Seeley, 2009). La présence locale d’une partie du réseau familial est importante, l’accès à la terre pour la production vivrière et à des revenus pour tous les besoins monétaires le sont également. Toutes les configurations domestiques actuelles n’entrent cependant pas dans ce cadre. Aujourd’hui, la classe active est peu nombreuse en proportion des plus jeunes, beaucoup de familles ont perdu des membres clefs (jeunes adultes instruits, parents de fratries importantes) en raison des conflits qui ont sévi pendant plus de 20 ans (guerre civile des années 1980 puis mouvements de guérilla du Nord de l’Ouganda de 1986 à 2006) et de l’épidémie de sida qui a fortement touché le pays à ses débuts (années 1980-1990). De plus, l’exclusion sociale est fortement marquée dans certains groupes de la population, les naissances hors mariage, les séparations et les divorces n’étant pas toujours acceptés. Ainsi, bien souvent, les systèmes de soutien autour des personnes âgées ont été entamés par les ruptures fortes vécues dans les trajectoires des uns et des autres. Les migrations de travail des jeunes ou de recherche d’emploi sont anciennes et courantes et entraînent une distance physique entre générations et éventuellement entre conjoints. La précarité des conditions de vie, en particulier en ville, pour ceux qui n’ont pas de situation stable, conduit souvent les jeunes parents à envoyer leurs enfants chez les grands-parents.
18 On se trouve ainsi avec un spectre extrêmement large de configurations domestiques, dans un pays où la part de dépendants par rapport aux actifs est très forte. En effet, selon la dernière enquête démographique et de santé, la fécondité connaît une baisse récente, passant de 7 enfants environ durant les années 1980-2010 à 6,2 en 2011 (UBOS, 2012). Aujourd’hui, plus de 50 % de la population a moins de 15 ans. Cette part importante d’enfants et la mortalité toujours relativement forte dans l’enfance comme à l’âge adulte contribuent à minimiser la part des 60 ans et plus dans la population. Dans ce contexte, les personnes âgées ont une position de choix, du fait de leur (plus) petit nombre, de leur accès à des ressources recherchées (celles qui vivent en milieu rural détiennent des droits fonciers souvent enviés ; celles qui sont en milieu urbain y ont généralement habité au cours de leur vie active, et y bénéficient souvent d’un logement), mais leurs besoins sont aussi oubliés par rapport à ceux, colossaux, de ces classes d’enfants de plus en plus nombreuses. C’est pourquoi les politiques publiques se sont développées davantage et plus précocement en faveur des enfants. Elles se sont mises en place dans les années 1990, alors que la politique nationale à l’égard des personnes âgées n’a été établie qu’en 2009. L’instauration d’un revenu minimal pour les personnes âgées est en cours de développement, avec la mise en place en 2011 d’un programme pilote de pensions universelles non contributives dans 14 districts du pays [10].
19 Le système de santé publique lui-même ne comprend pas de prise en charge spécifique des pathologies liées à la vieillesse, les priorités politiques ayant été longtemps centrées sur la lutte contre la mortalité maternelle et infantile et les maladies transmissibles. Il est conçu autour d’une hiérarchie de centres de santé établis du niveau local au niveau régional, avec la possibilité, lorsque les soins nécessaires ne sont pas disponibles localement, d’accéder au niveau supérieur. Les soins et les traitements y sont gratuits, mais le manque de médicaments ou de personnel compétent a été souligné, de même que la corruption rampante qui y règne (Jitta et al., 2003 ; Mc Pake et al., 1999). La question de la distance, y compris pour accéder au premier niveau de soins, demeure un obstacle majeur, en particulier pour les personnes âgées peu mobiles. Ainsi, même si les soins du système de santé publique sont officiellement gratuits et accessibles à tous, ils sont souvent délaissés au profit de la médecine par les plantes ou des petites cliniques privées locales parfois tenues par du personnel peu qualifié. En cas de maladie grave, le coût des transports et de la survie dans le lieu de traitement s’ajoute à celui des soins et au manque à gagner lié à la baisse d’activité de la personne âgée.
Méthodologie
20 Afin d’appréhender les relations intergénérationnelles autour des personnes âgées, différentes séries d’observations et d’entretiens ont été menées en Ouganda sur la période 2008-2012.
21 Au cours d’une recherche préliminaire, en 2008, dans l’Est de l’Ouganda, des visites et des entretiens ouverts ont été conduits auprès de personnes âgées en collaboration avec une association locale établie dans les districts de Pallisa et Namutumba [11]. Plus tard (2010- 2012), dans le cadre du projet HH-MM [12], des entretiens ont été menés dans cinq autres lieux à travers le pays, représentant capitale, petite ville et milieu rural, dans des milieux pauvres ou intermédiaires [13], auprès de ménages comportant des personnes âgées ou non. Ces entretiens, centrés sur les relations intergénérationnelles dans et au-delà du ménage, permettent une classification des personnes âgées selon le type de réseau familial qui les entoure. Enfin, à la même période, dans le cadre du projet IGLEA (Intergenerational Relationships and Access to Land in East Africa), des entretiens ont été menés dans une zone rurale proche de la capitale, auprès de personnes âgées. Ces entretiens, pour beaucoup répétés, ont permis de mettre en lumière la variabilité (ou non) dans le temps de situations parfois annoncées comme transitoires, parfois d’apparence durable.
22 Ce corpus de données qualitatives, issues de différents projets, permet une analyse de la situation des personnes âgées et des systèmes de soutien auxquels elles participent. À l’exception des premiers, dont l’objectif était spécifiquement de faire ressortir les problèmes liés à l’isolement, les entretiens devaient servir à documenter la diversité des situations vécues dans la vieillesse. Les enquêtés ont été sélectionnés par boule de neige, en portant attention à l’équilibre entre hommes et femmes, à la représentation de différents milieux socioprofessionnels et de différents groupes d’âge. Aucune des régions enquêtées ne fait partie de celles qui bénéficient du projet pilote de soutien aux personnes âgées. Des travaux récents sur ces données qualitatives (Golaz et al., 2015) soulignent les relations économiques et affectives parfois intenses qui lient les ménages des personnes âgées à d’autres, généralement ceux de leurs enfants ou petits-enfants.
23 Ainsi, la grande majorité des entretiens effectués font foi d’échanges et d’interactions importantes, d’un point de vue économique, avec d’autres ménages (tableau 1, colonnes 2 et 3). Les cas de fonctionnement « fermé » d’un ménage sont rares (3e colonne) et sont souvent liés à des phénomènes d’exclusion sociale dus au comportement d’un individu (par exemple l’alcoolisme) ou à des situations mal acceptées socialement (divorce, séparation, naissance hors mariage), ou à une mortalité élevée dans la génération d’âge actif. Mais cette mortalité élevée n’est pas un facteur inéluctable d’isolement, puisque certains ménages, malgré la perte d’une partie importante du réseau familial, continuent de fonctionner en interaction avec d’autres. Par ailleurs, au sein du ménage, même si une partie des ressources sont mises en commun, il est fréquent qu’il en existe d’autres qui ne le soient pas, ou que les décisions concernant l’utilisation des ressources « communes » ne soient pas partagées (colonne 4). C’est même le cas dès que plusieurs personnes au sein du ménage font état de rentrées d’argent ou de possessions personnelles (biens d’équipement, mais aussi volailles ou autres animaux d’élevage qui servent d’épargne). De même, la participation à des associations d’épargne (tontines) est individuelle et l’usage de l’argent ainsi récupéré l’est également. Enfin, la question de la santé (colonnes 6 et 7) n’apparaît que dans un tiers des entretiens environ, cela n’a pas été un élément important dans les mois précédant la collecte pour nos interlocuteurs. Ainsi, sur chacun de ces points, dans la grande majorité des cas, les mesures usuelles de la pauvreté au niveau ménage auraient apporté une image incomplète, voire erronée, de la situation de nos enquêtés.
Classification des entretiens selon l’existence d’échanges importants au-delà du ménage, l’inégalité du partage des ressources au sein du ménage, et la mention de la gestion de problème de santé récent (83 entretiens)
Nombre total de ménages | Échanges au-delà du ménage | Partage des ressources au sein du ménage | Problèmes de santé mentionnés | Cas difficiles à classifier [**] | ||||
Oui [*] | Non | Non [*] | Oui | Non [*] | Oui | |||
Pallisa/Namutumba (rural, pauvre) | 8 | 2 | 6 | 4 | 4 | 3 | 5 | 0 |
Kampala (capitale, pauvre) | 14 | 9 | 2 | 8 | 3 | 7 | 4 | 3 |
Hoima (urbain, intermédiaire) | 13 | 10 | 1 | 8 | 3 | 7 | 4 | 2 |
Busia (rural, pauvre) | 13 | 7 | 3 | 7 | 3 | 7 | 3 | 3 |
Wakiso (rural, intermédiaire) | 13 | 8 | 1 | 7 | 2 | 7 | 2 | 4 |
Kampala (capitale, intermédiaire) | 12 | 7 | 1 | 7 | 1 | 6 | 2 | 4 |
Mukono (rural, intermédiaire) | 10 | 10 | 0 | 8 | 2 | 7 | 3 | 0 |
Total | 83 | 53 | 14 | 49 | 18 | 44 | 23 | 16 |

Classification des entretiens selon l’existence d’échanges importants au-delà du ménage, l’inégalité du partage des ressources au sein du ménage, et la mention de la gestion de problème de santé récent (83 entretiens)
24 Il est important de souligner la forte différence dans les structures de ménages entre personnes âgées en couple et personnes âgées sans conjoint. La plupart des hommes âgés enquêtés (à l’exception de deux ménages) vivent avec une conjointe. Pour une grande partie d’entre eux, il ne s’agit pas d’une première union et la conjointe est beaucoup plus jeune qu’eux (les écarts vont jusqu’à 30 ans). Ils sont considérés comme chef de ménage, et la présence du couple fait qu’en milieu rural, ils sont susceptibles d’héberger enfants, adultes sans emploi, adulte touché par une incapacité. La majorité des femmes âgées sont veuves ou séparées. La séparation n’est pas sans effet, elle peut limiter les relations que ces femmes entretiennent avec leurs propres enfants et, par ricochet, le soutien que ceux-ci leur apportent. En cas de veuvage, on peut les retrouver chez un enfant actif, ou bien vivant seules. Mais indépendamment de ces différences de structure de ménage, qui ont des conséquences fortes sur la présence physique d’aidants familiaux en cas de besoin (les hommes étant plus entourés que les femmes, et y compris par des femmes) et sur les ressources disponibles autour des personnes âgées (présence dans le ménage d’autres personnes actives ou non), l’intégration de la personne âgée dans un système de soutien multigénérationnel demeure comparable, avec des relations généralement fortes avec les enfants et les petits-enfants en particulier. Dans ce travail, nous utiliserons plus particulièrement des exemples de femmes âgées sans conjoint pour illustrer le fonctionnement de la société autour des personnes âgées.
Des situations complexes, mal perçues dans les données « ménage »
Des personnes âgées qui vivent dans des ménages fortement liés aux autres
25 La plupart des personnes âgées que nous avons interrogées vivent dans des ménages fortement liés à d’autres et ce, quelles que soient leur taille et leur structure, en particulier à travers des échanges et des transferts d’argent, de biens de consommation, d’équipement ou de personnes et d’attention. Les transferts monétaires envoyés par les enfants en migration, depuis la capitale, d’autres régions d’emploi ou l’international, ne représentent qu’une part des échanges. Même si la possibilité de transfert monétaire par téléphone portable facilite cette démarche, beaucoup d’échanges continuent à reposer sur des rencontres physiques ou des messagers, que ce soit les dons de produits agricoles, la circulation des enfants, etc.
26 En milieu rural il est courant qu’une personne âgée vive à proximité de certains de ses enfants. C’est en général sur ses enfants voisins que la personne âgée se repose en cas de petits besoins urgents, ou sur ses voisins en général. D’autres proches, vivant plus loin, sont également susceptibles d’être mobilisés en cas de besoin, notamment financier.
Kellen (Busia, rural, pauvre) [14]
Kellen a 68 ans et vit en milieu rural. Elle est veuve. Lorsqu’elle était plus jeune, elle travaillait comme infirmière et couturière, mais ses activités sont maintenant limitées à l’agriculture et à l’élevage (de poulets). Sur ses six enfants, un seul réside près d’elle avec sa famille. La famille d’un autre fils est également sur place. Les autres vivent là où le travail les a amenés : dans la capitale ou des villes de province. Kellen vit avec 7 petits enfants (fils et filles de ses enfants vivant en ville) qui ont entre 3 et 12 ans. Elle s’occupe également pendant la journée des enfants de l’un des deux fils dont les familles vivent auprès d’elle.
Kellen partage 3 acres de terre avec ses enfants et petits enfants. Elle ne reçoit pas de revenu régulier ou de pension. Les deux fils qui ont leur famille près d’elle lui apportent une aide financière régulière, de laquelle elle dit dépendre beaucoup. Le fils qui travaille dans la capitale, dont elle héberge les enfants, l’aide également.
28 Kellen est à l’interface de différents types d’échanges qui mettent à mal la mesure de la pauvreté de son ménage. D’un point de vue technique, nous sommes face à un ménage de huit personnes, comprenant un seul adulte, âgé, sans revenu monétaire. Ses revenus de la terre sont difficiles à quantifier (de quoi bénéficie-t-elle exactement, ou plutôt quelle part des revenus de la terre lui revient et quelle part revient à ses fils et à ses belles-filles ?). Dans la pratique, Kellen donne (elle héberge, nourrit, habille…) et reçoit, surtout pour l’éducation des enfants. Elle vit principalement de l’agriculture et la vente de ses poulets lui permet de faire face à de petits imprévus. Kellen n’a pas eu de problème de santé récent, il n’est donc pas possible de savoir comment elle y aurait fait face, mais il est raisonnable de penser que ses enfants pourraient contribuer à la prise en charge de ses frais médicaux le cas échéant, même si aucun n’a beaucoup de moyens. Le ménage de Kellen est soutenu sur place par la présence des familles de deux de ses fils, avec lesquels il y a des échanges fréquents, et à distance par le ménage d’un troisième fils travaillant dans la capitale, ce qui permet à Kellen et aux enfants qu’elle héberge de « fonctionner » (vivre, manger, aller à l’école, et peut-être se faire soigner en cas de besoin). Dans le cas de Kellen, le ménage correspond à une unité d’habitation, qui s’inscrit dans un système de production plus large puisque la terre cultivée par Kellen est partagée avec ses belles-filles non corésidentes (mais voisines). La situation de Kellen est bien sûr liée à celles des enfants qu’elle héberge et de ses autres proches habitant dans le voisinage, mais également à celle de son fils qui habite plus loin, à Kampala.
29 Ce type de situation se retrouve en milieu urbain, où le voisinage entre générations est cependant moins fréquent. Certaines personnes âgées peuvent alors dépendre financièrement d’enfants non corésidents, avec l’avantage notable en milieu urbain que les enfants qui ont accès à un revenu sont potentiellement dans la même ville, donc plus proches spatialement, plus présents que lorsque la personne âgée vit en milieu rural.
Lilian (Kampala, intermédiaire) [15]
Lilian a 71 ans et habite à Kampala depuis plus de 25 ans. Elle ne travaille pas. Elle vit seule. C’est au cours de la guerre civile qu’elle est venue se réfugier dans cette maison qu’elle avait achetée, avec son mari, en prévision des études universitaires de ses enfants. La guerre a beaucoup perturbé la famille. Son mari et la plupart de ses collatéraux y ont été tués, et la majorité de ses enfants sont décédés du sida dans la décennie qui a suivi. C’est son église, à Kampala, qui l’a aidée à survivre, spirituellement et économiquement. De la génération de ses enfants, elle n’a qu’un fils survivant. Il s’est tout récemment marié, a trois enfants, et même s’il habite dans la banlieue éloignée de la capitale, il travaille à proximité de chez Lilian. Ce fils lui rend régulièrement visite et assume en partie les charges financières de la petite maison qu’elle occupe, c’est le soutien économique sur lequel elle se repose. Après avoir élevé ses enfants, elle s’est également occupée d’une partie de ses petits-enfants orphelins. Elle contribue maintenant à la génération de ses arrière-petits-enfants. Pendant les vacances scolaires, deux arrière-petites-filles, en pension pendant le reste de l’année, vivent avec elle. Même si elle vit seule la plupart du temps, trois de ses petits-enfants, mariés, dont les mères des deux arrière-petites-filles, qui vivent dans le même quartier de la ville et accourent au moindre appel. Lilian n’est pas démunie, elle a mis en location deux chambres de sa maison, ce qui l’aide à vivre et lui permet même d’apporter une contribution à la scolarisation de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants.
31 Si l’on se limite au ménage, Lilian vit de l’argent qu’elle tire de la location de deux pièces de sa petite maison. En pratique, l’entretien montre que son confort quotidien repose sur son fils et ses petits-enfants. La description des échanges autour de Lilian souligne l’importance qu’ont pour elle les relations entre son ménage et ceux de ses enfants et petits-enfants : ses revenus fournissent la base de son alimentation mais ont également vocation à servir aux autres, et ce sont les autres qui assument ses charges (l’électricité, par exemple). Lilian, d’un point de vue économique et social, bénéficie au quotidien des relations solides qui la lient à son fils, ses petites-filles et ses arrière-petits-enfants, dont aucun ne fait partie de son ménage.
32 Ces deux exemples correspondent à des situations courantes et soulignent l’intérêt pour l’évaluation du bien-être dans un ménage de prendre en compte la consommation, plutôt que les revenus du ménage, ce qui correspond aux recommandations de la Banque mondiale. Ils montrent également à quel point les ménages peuvent être liés économiquement les uns aux autres, ce qui met à mal une mesure de la pauvreté du ménage et de chacun de ses membres qui ne prendrait pas en compte ce phénomène.
De fortes inégalités au sein des ménages
33 Rapporter la consommation du ménage à chacun des membres du ménage n’est cependant pas sans danger. Si l’alimentation quotidienne est généralement partagée (en Ouganda, c’est sur ce critère prioritaire qu’est défini le ménage), les autres postes de consommation (santé, école, loisirs…) ne le sont pas forcément. Ainsi, une partie des ressources du ménage est mise en commun, mais ce n’est pas toujours le cas de la totalité des rentrées d’argent. Il est fréquent de trouver ce phénomène dans les ménages comportant des personnes âgées.
34 Les personnes âgées encore actives vivent souvent avec des personnes qui ne sont pas encore autonomes (enfants, adolescents), qui ont du mal à s’insérer (jeunes en recherche d’emploi, adultes atteints d’incapacité) ou qui vivent une rupture (femmes divorcées, séparées). En milieu urbain, il est fréquent que des ménages regroupent des personnes qui ont chacune leurs revenus propres mais peut être pas suffisamment pour vivre séparément. Le cas des jeunes est fréquent et spécifique : les jeunes ont des dépenses de loisirs qui peuvent dépasser les moyens du ménage, et des possibilités de rentrées d’argent sporadiques, selon les opportunités, rarement partagées avec leurs corésidents.
Martha (Kampala, intermédiaire) [16]
Martha a environ 70 ans et vit avec cinq petits-enfants entre 16 et 23 ans. Martha vit des revenus de la location de chambres de son habitation. Une partie de ses revenus est réinvestie dans la construction d’une petite maison qu’elle prévoit d’habiter plus tard, loin dans la banlieue de Kampala. Tous les jeunes sont scolarisés ou étudient. Leurs études sont financées par des membres de la famille extérieurs au ménage. L’aîné des jeunes, Peter, fait de la conception graphique, ce qui lui apporte des ressources irrégulières. L’argent qu’il gagne reste le sien et il l’utilise pour ses vêtements, ses possessions personnelles et ses loisirs même s’il fait, lorsque l’occasion se présente, des petits cadeaux à sa grand-mère.
36 L’exemple de Martha montre que dans le ménage, les revenus des uns ne sont pas forcément ceux des autres, y compris au sein du même groupe d’âge (Peter ne partage pas avec ses cousins, ses frères ou ses sœurs). Ni les revenus ni la consommation de l’ensemble du ménage ne peuvent être considérés comme uniformément répartis entre ses membres. Cela se produit également avec des personnes non apparentées, qui peuvent être accueillies au sein d’un ménage alors même qu’elles ont leurs propres ressources.
37
Gemma (Hoima, urbain, intermédiaire) [17]
Gemma a 85 ans et vit chez une de ses filles, qui tient l’un des petits restaurants de
la ville. Vivent également avec eux des jeunes (dont deux sont apparentés) qui poursuivent leurs études, ainsi qu’une jeune employée du restaurant et le pasteur d’une église
locale. Le pasteur comme l’employée font partie du ménage mais gèrent leurs revenus
de manière individuelle.
38 En milieu rural, les opportunités de rentrées d’argent sont plus rares mais le partage pas toujours uniforme non plus. La plus faible propension des hommes à mettre en commun leurs rentrées d’argent a été notée, conduisant même les organisations internationales à cibler spécifiquement les femmes dans leurs programmes d’aide au développement. Ce problème de répartition des ressources au sein des couples et des familles touche plus fortement encore les femmes âgées vivant avec leur fils.
Mariam (Busia, rural, pauvre) [18]
Mariam a 63 ans et vit en milieu rural dans l’Est du pays avec un fils et les quatre enfants de celui-ci, âgés de 7 à 13 ans. Mariam cultive moins d’un demi-hectare de terre et s’occupe des enfants pendant que son fils travaille : il fabrique des briques à la demande sur les terres d’autres personnes contre rémunération. Il s’absente ainsi parfois plusieurs jours d’affilée. En théorie, ils subviennent ainsi tous deux aux repas quotidiens, l’un en produisant les féculents, l’autre en achetant le complément. En pratique, les apports du fils sont rares, et Mariam vend une partie de sa production pour pouvoir acheter un peu de poisson séché de temps en temps.
40 De la même manière, les enfants vivant dans un même ménage ne sont pas tous loger à la même enseigne en termes d’éducation. C’est le cas pour les enfants qui vivent avec Kellen. Alors même qu’ils sont dans le même ménage, dans la même position par rapport à Kellen, les enfants n’ont pas accès à la même offre scolaire.
Kellen (Busia, rural, pauvre) [suite]
Parmi les enfants que Kellen héberge, ceux dont le père est à Kampala sont scolarisés dans une bien meilleure école que les autres. En effet, le père envoie de l’argent spécifiquement à ses propres enfants pour payer leurs frais de scolarité. Quant aux autres enfants, ils vont à l’école gratuite du village, connue pour son faible niveau.
42 La plupart des ménages fonctionnent sur un socle commun, mais disposent de ressources non partagées par tous : l’argent destiné aux frais de scolarités de certains enfants ou les rentrées d’argent relativement irrégulières de certains membres du ménage. L’accès au microcrédit, généralement individuel, rentre également dans ce cas de figure, mais nous avons rencontré peu de personnes concernées dans nos entretiens [19]. Ces différences en termes de répartition des revenus et de la consommation au sein des ménages entraînent un risque important d’erreur lorsque l’on répartit les ressources ou la consommation du ménage sur l’ensemble de ses membres. Les différences au sein du ménage sont également conditionnées par l’accès à des revenus complémentaires, dont une partie provient de transferts d’autres ménages ou individus. Ainsi, les relations entre ménages, économiques ou non, sont avant tout des relations ciblées entre individus, et une partie seulement touche l’ensemble des membres du ménage de manière indifférenciée.
L’épineuse question de la santé
43 Le bien-être des personnes âgées dépend pour beaucoup de leur santé et lorsqu’un problème apparaît, de leur capacité à accéder à des soins adéquats. Or, la question de la privation en matière de santé est l’une des plus difficile à appréhender, d’une part, parce qu’on ne peut estimer les difficultés à accéder aux soins que si le besoin s’en fait sentir et d’autre part, parce qu’on peut apporter différents niveaux de réponse, dont l’efficacité et les coûts varient beaucoup, à un problème de santé.
44 Revenons sur l’exemple de Mariam.
Mariam (Busia, rural, pauvre), suite
Mariam vient d’être gravement malade. Elle n’a pas pu travailler aux champs ou à la maison pendant plusieurs semaines. Autour d’elle, en dehors de son fils et de ses petits-enfants, il n’y a personne : sa famille a été fortement touchée par l’épidémie de sida. Mariam a été soignée localement et son incapacité temporaire à travailler a entraîné la déscolarisation partielle des filles aînées, pour que le ménage continue à manger. Après quelques mois, elle n’a pas recouvré entièrement la vue.
46 Dans ce cas, il est évident que les ressources manquent. Mariam n’a peut-être pas été bien soignée, mais ces soins et les difficultés pour travailler au cours de la période ont mis à mal le reste du ménage. Avec plus de moyens, plus de soutien, elle aurait probablement pu s’en sortir mieux.
Rose (Mukono, rural, intermédiaire) [20]
Rose a 75 ans, elle vit avec deux enfants de moins de 15 ans dans la première couronne rurale autour de Kampala. Elle tient une boutique dans le centre d’un village. Elle a eu 10 enfants au total et, en travaillant tout au long de sa vie, a réussi à payer leurs frais de scolarité. Aujourd’hui, l’aîné est décédé, un autre est atteint d’un handicap physique depuis l’enfance, mais quatre de ses enfants vivent et travaillent aux États-Unis. Deux d’entre eux sont médecins. Après avoir élevé ses enfants et plusieurs petits-enfants, elle vit désormais avec un arrière-petit-fils et une petite nièce de 10 ans. Deux de ses fils habitent à proximité, avec leur femme et enfants. La famille des États-Unis revient tous les ans pour Noël. Rose travaille encore, mais a de plus en plus de mal à cultiver et laisse cela à ses belles filles.
48 Rose peut faire face à un problème de santé. Au fil des années, elle a modulé son activité en fonction de sa capacité à travailler, abandonnant progressivement les tâches agricoles à ses belles-filles. Sa boutique lui demande moins d’énergie et lui apporte des revenus. En 2012, elle a été hospitalisée à Kampala. Elle y a été soignée tout en restant entourée. À son retour, elle a rouvert sa boutique. Elle a investi avec succès dans l’éducation de ses enfants et cela a permis à l’ensemble de la famille de vivre confortablement. Ses enfants médecins aux États-Unis sont à même de lui envoyer de l’argent si elle en a besoin (ce qu’elle ne réclame généralement pas). Ils aimeraient même qu’elle les y rejoigne de temps en temps. De plus, elle habite plus près de la capitale que Mariam et y a des enfants, ce qui lui donne accès à un hébergement sur place et à de meilleurs soins de santé qu’en milieu rural.
49 Très souvent, le rôle des transferts est important, en particulier dans la prise en charge des dépenses exceptionnelles comme les soins. Mais pour la plupart des ménages enquêtés, il est difficile d’appréhender la capacité de la famille ou des proches à prendre en charge ou non des soins de santé, tout simplement parce que ce besoin n’a pas encore été exprimé, et que la capacité d’un réseau de relations à contribuer est difficile à évaluer à partir d’un point focal unique.
50 Il est évident qu’appréhender la privation en termes de santé d’une personne âgée ne peut se faire par le biais de la mortalité infantile. L’approcher par la nutrition revient à mesurer la consommation. Les véritables questions qui se posent dans ce domaine, au-delà de l’incidence des problèmes de santé eux-mêmes, portent sur la capacité des personnes à faire face à ces problèmes et celle-ci renvoie à la fois à la qualité de l’offre de soins, à son accessibilité, et à la capacité de la personne concernée ou de ses proches à accompagner le recours aux soins. Ces trois dimensions jouent un rôle plus important encore pour les personnes âgées, pour lesquelles l’offre n’est pas toujours adaptée, son accessibilité moindre dès qu’elles sont moins mobiles, et leur capacité à faire face d’autant plus faible que leurs propres revenus sont moins élevés.
Conclusion
51 On peut constater à travers ces exemples que les rentrées et les sorties d’argent dans un ménage sont parfois fortement liées à celles de ménages proches, à travers des relations interindividuelles. Dans le ménage, chacun a son propre réseau de soutien. Vivre ensemble est certes une forme de soutien mutuel, mais la contribution des uns et des autres à des dépenses importantes, régulières ou exceptionnelles, demeure un choix individuel guidé en particulier par l’affinité et le devoir, qui ne se limite pas aux corésidents ni ne les concerne tous de la même manière. Au sein du ménage, il s’avère important de distinguer ce qui revient à l’individu par rapport au groupe. En termes de ressources, qu’est ce qui est individuel, qu’est ce qui est collectif et à quel niveau y a-t-il partage ou échanges ? En termes de consommation, quelle part des ressources la personne âgée consomme-t-elle pour elle-même ? En cas de besoin ponctuel, qui tient les cordons de la bourse ?
52 À l’exception de la petite proportion de cas dans lesquels les personnes âgées font partie de ménages « fermés », toute tentative d’évaluer la pauvreté d’une personne âgée, qu’elle soit absolue, relative, multidimensionnelle ou non, est de plus confrontée aux difficultés de mesure des ressources, des besoins, de la consommation, dans un contexte où les échanges d’argent, de biens, de services et de temps personnel sont importants. Discerner la part individuelle de la part collective des rentrées d’argent, de la consommation, des besoins est d’autant plus difficile que l’unité d’observation utilisée au moment de la collecte des données ne correspond souvent ni aux individus ni aux cercles plus larges au sein desquels les biens et l’argent circulent. Le ménage, en effet, correspond souvent, dans le contexte ougandais, à une partie d’une unité de production. Le cas des populations pastorales est bien connu avec, en saison sèche, les personnes âgées, les femmes et les enfants qui vivent parfois séparément des hommes et du bétail, alors même que ce dernier représente l’épargne de l’ensemble de la famille, donnant en apparence au ménage où se trouvent les personnes âgées des ressources limitées et un nombre important d’enfants à nourrir, soigner et scolariser. Dans des contextes agraires, la question de la gestion de la production agricole ou du petit élevage se pose également. Les rentrées d’argent individuelles ne sont pas toujours partagées, et quand elles le sont, c’est au sein de groupes choisis.
53 Les individus sont alors susceptibles de bénéficier d’un soutien extérieur, voire de contribuer eux-mêmes au bien-être d’autrui, à l’extérieur de leur ménage. Mieux évaluer la pauvreté des personnes âgées, indépendamment des dimensions de la pauvreté considérées, passe donc par un recentrage du questionnement sur l’individu et une ouverture sur l’ensemble du réseau de soutien dans lequel il s’insère.
54 Dans les ménages comportant des femmes âgées dont il a été question ici, comme dans l’ensemble des ménages dont les ressources directes sont faibles, le financement des grosses dépenses, frais de scolarité des enfants ou dépenses de santé de l’ensemble des membres du ménage, les premiers réguliers, les seconds souvent imprévus, provient souvent de l’extérieur et est explicitement canalisé d’un individu à un autre, avec des recoupements possibles. Alors que les besoins sont le plus souvent individuels, en particulier dans le domaine de la santé, ils entrent en compétition les uns avec les autres dans des systèmes de soutien familiaux éprouvés par la part importante de dépendants, en particulier d’âge scolaire. Des dépenses dans le domaine de la santé ont ainsi souvent des conséquences immédiates sur la scolarisation des enfants. En termes de besoins, comment évaluer, par exemple, les besoins en santé, alors même que la personne âgée ignore ce à quoi elle pourrait avoir accès ? Comment évaluer l’accès aux soins lorsque la personne âgée n’en a pas eu besoin ? De plus, l’accès aux soins, tout comme à l’école pour les enfants et les adolescents, cache des qualités de soins de santé et d’éducation très variables, qui n’apparaissent généralement pas dans les indicateurs les plus simples (accès à l’école, accès au système médical). Se pose de surcroît le problème de l’attitude tout à fait variable des personnes âgées vis-à-vis de la satisfaction de leurs besoins, certaines choisissant délibérément de les ignorer dans l’espoir de contribuer ainsi aux mieux-être des plus jeunes.
55 Finalement, il paraît crucial, dans la mesure de la pauvreté, de distinguer dans un premier temps les besoins quotidiens ou réguliers de ceux ponctuels ou exceptionnels, car ils font appel à deux registres de soutien différents.
56 Toutes ces difficultés de mesure sont loin d’avoir un effet négligeable sur l’estimation de la pauvreté, que ce soit au niveau des ménages ou des individus qui les composent. Il est donc important, lorsque de telles estimations sont proposées, de connaître non seulement les éléments pris en compte, mais aussi la source des données utilisées et d’en comprendre les limites. Estimer la pauvreté des personnes âgées requiert a minima que les indicateurs utilisés les concernent directement. Il est donc nécessaire d’aborder les estimations de la pauvreté avec prudence dans des pays où les données sont limitées et ce, en particulier lorsqu’il s’agit de la pauvreté des personnes âgées.
57 Dans de nombreux pays, en raison des limites des données existantes, il n’est pas possible de produire à l’heure actuelle des indicateurs plus fins. Il serait néanmoins envisageable dans le futur d’aménager certaines des enquêtes existantes, afin de mieux prendre en compte les éléments nécessaires pour approcher la pauvreté. Les dispositifs de collecte de données actuels peuvent être repensés. Il s’agit de mieux épouser le fonctionnement des sociétés étudiées sans pour autant perdre de vue la dimension comparative nécessaire à l’analyse de la pauvreté. À cet égard, s’arrêter au niveau du ménage, un concept flou aux définitions variables dans l’espace et dans le temps, qui, spécialement au moment de la vieillesse, n’englobe ni l’ensemble des relations économiques et sociales autour d’un individu ni les plus importantes, est probablement une erreur.
Notes
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[1]
http://www.worldbank.org/ dans la rubrique Home > Topics > Poverty > Poverty Analysis > Measuring Poverty > Defining Welfare Measures
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[2]
La pauvreté est définie par un état de privation dans au moins un tiers des indicateurs pondérés considérés, qui sont divisés équitablement entre éducation, santé et conditions de vie. L’extrême pauvreté correspond aux cas où il y a privation dans plus de la moitié des indicateurs pondérés considérés (OPHI, 2014, p. 1).
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[3]
Et tous doivent être disponibles dans la même enquête.
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[4]
Dans la dernière enquête ougandaise, la table de composition du ménage porte sur les résidents des 12 derniers mois, les invités ayant passé la dernière nuit sur place, et les résidents habituels ayant quitté le ménage au cours des 12 derniers mois. Ensuite est recueillie l’information sur l’ensemble des biens d’équipement du ménage. Puis est résumée la composition du ménage de la semaine passée, par le nombre d’adultes et d’enfants et leur répartition par sexe. Les dépenses du ménage sont ensuite recueillies sur différentes périodes de temps allant d’une semaine à un an. Enfin les revenus sont abordés, à l’échelle de l’année écoulée, monétaires ou en nature.
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[5]
À titre d’exemple, ne sont mentionnées dans la catégorie « données individuelles » sur le site de la Banque mondiale que les données administratives (données sectorielles des ministères, qui ne permettent pas l’élaboration d’indicateurs multidimensionnels) et les recensements de population (qui ne permettent d’appréhender ni les revenus ni la consommation des individus et des ménages).
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[6]
Voir les atlas de la pauvreté produits dans beaucoup de pays depuis 20 ans, qui représentent les différences entre districts ou départements.
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[7]
Uganda Bureau of Statistics.
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[8]
Cette définition est parfois précisée dans les manuels pour enquêteurs ou les rapports d’enquête, par exemple dans l’enquête ménage de 2009-2010 : « un groupe de personnes qui normalement cuisinent, mangent et vivent ensemble, indépendamment du fait qu’ils soient apparentés ou non » (UBOS, 2010, p. 8). Dans la dernière en date (2012-2013), aucune précision complémentaire n’a été ajoutée (UBOS, 2014a).
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[9]
Les premiers résultats du recensement de 2014 ne donnent pas d’information directe sur la structure par âge, mais simplement des projections établies à partir du recensement de 2002, qui donnent toujours une proportion de personnes de 60 ans et plus inchangée (UBOS, 2014).
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[10]
Ce programme s’inscrit dans un ensemble plus large d’allocations sociales (Social Assistance Grants for Empowerment) qui vise différents groupes de personnes (personnes atteintes d’incapacité, personnes ayant des orphelins à charge, personnes de plus de 65 ans) dans les districts évalués comme « les plus pauvres » de chaque région (proportion de la population sous le seuil de pauvreté ») et a pour vocation d’être étendu à l’ensemble du pays en 2015 (Bukuluki et Watson, 2012).
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[11]
Unite for the Aged (UFTA).
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[12]
Des ménages à ménager : les implications des collectes standardisées pour comprendre les relations intergénerationnelles » : http://www.householdsurvey.info/
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[13]
Dans la capitale, les quartiers pauvres et intermédiaires se distinguent par le bâti (habitat précaire plutôt récent par opposition à quartier résidentiel plus ancien). De même, en milieu rural les zones d’enquête ‘pauvres’ sont celles qui se situent dans des districts dans lesquels la pauvreté (estimée à partir des biens d’équipements et du bâti) est supérieure à la moyenne au recensement de 2002.
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[14]
Entretien B16, août 2011.
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[15]
Entretien KI11, avril 2012.
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[16]
Entretien KI12, avril 2012.
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[17]
Entretien HO13, août 2011.
-
[18]
Entretien B03, août 2011.
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[19]
Seulement 3 à 14 % des adultes selon la région ont eu accès à ce type de service au cours des 12 mois précédant l’enquête ménage de 2012-2013 (Ministry of Finance, 2014, p. 21).
-
[20]
Entretiens Mu01 et Mu11, septembre et novembre 2010.