1 initialement abordée sous l’angle d’une médecine curative ou préventive, la maladie d’Alzheimer fait l’objet depuis le début des années 2000 en France d’un accompagnement social, pour permettre aux malades et à leurs aidants de vivre avec la maladie, en compensant les handicaps qu’entraînent les limitations fonctionnelles liées à sa progression. « Nous sommes passés successivement d’une vision de la sénilité comme manifestation normale du processus de vieillissement à la conception d’une pathologie caractérisée par une altération irréversible du cerveau, pour aboutir aujourd’hui à une conception de la maladie comme forme particulière de handicap » [1]. Ce handicap met fortement à contribution les proches des malades pour deux raisons : d’une part, parce que la progression des symptômes prive inexorablement les individus de leur autonomie, exécutionnelle et décisionnelle (Gzil, 2009), et d’autre part, parce que les démences touchent préférentiellement des personnes âgées, déjà souvent fragilisées par ailleurs. Différentes enquêtes quantitatives sur les aidants familiaux fournissant des soins de longue durée à leurs parents âgés montrent ainsi que la charge ressentie de l’aide et ses répercussions sur la santé des personnes aidantes sont majorées dans le cas de la maladie d’Alzheimer (Andrieu et al., 2003 ; Soullier, 2012 ; Davin et al., 2014). La mise en évidence déjà ancienne du « fardeau » de l’aide prodiguée à un proche âgé, aux effets délétères sur la santé des aidants (Zarit et al., 1980), a entraîné différentes initiatives « d’aide aux aidants ». Longtemps marginale et ponctuelle, l’offre de répit pour les aidants s’est développée et structurée à partir des années 2000, au moment où la maladie d’Alzheimer a été construite comme un problème prioritaire de santé publique, national (Ngatcha-Ribert, 2012) et international (OMS, 2012). Les deux premiers plans Alzheimer (2001-2003 ; 2004-2007) ont ainsi favorisé en France la généralisation et le remplissage de dispositifs existants, comme les accueils de jour [2]. Mais c’est le dernier plan Alzheimer (2008-2012) qui a souligné la nécessité d’accorder du répit aux proches – conjoints comme enfants – impliqués au quotidien dans l’accompagnement de leur parent et fait de l’aide aux aidants un axe d’intervention prioritaire. Est alors apparue une deuxième génération de dispositifs, aux formules plus innovantes, parmi lesquelles les plateformes de répit, fondées sur une conception alternative de l’aide et prenant davantage en compte le couple aidant-aidé et les spécificités de chacune des situations (Kenigsberg et al., 2013).
2 S’appuyant sur une enquête qualitative approfondie menée en 2012-2013 auprès de 42 aidants familiaux (conjoints et enfants) accompagnant un parent atteint de maladie d’Alzheimer ou de troubles apparentés et bénéficiant d’un dispositif de répit (accueil de jour ou plateforme de répit) (voir encadré), cet article compare ces deux types de dispositif et leurs effets différenciés pour les aidants familiaux de personnes démentes. Les accueils de jour offrent aux proches essentiellement un relais de leur accompagnement, en proposant aux personnes malades des activités adaptées à leurs difficultés cognitives, une à plusieurs fois par semaine, durant une journée ou une demi-journée dans des lieux dédiés. Les plateformes de répit mettent en œuvre un soutien actif à la prise en charge de la maladie, par des propositions d’accompagnement personnalisées, visant à s’adapter aux situations vécues par les malades et leurs proches. Cet accompagnement personnalisé est construit lors de rencontres individuelles entre les aidants et la coordonnatrice de la plateforme, qui sélectionne alors des activités ou des services appropriés au sein d’une palette large, destinés aussi bien aux couples ou aux dyades aidant-aidé que centrés sur l’un ou l’autre de ses membres [3]. Les expériences de ces dispositifs enrichissent les débats scientifiques autour des notions de care, objet des analystes féministes et défini comme relation sociale entraînant des relations d’interdépendance, et d’empowerment – qui désigne l’accroissement de l’autonomie de la personne aidée en situation de handicap ou de vulnérabilité. Exposant d’abord les principales lignes de ces débats et la spécificité de l’approche proposée, l’article rend compte sous cet angle des réponses apportées par les deux types de dispositif et de leurs effets sur les aidants familiaux. L’analyse illustre ainsi la complexité de la notion de care et montre par ailleurs que les deux logiques de care et d’empowerment peuvent être pensées ensemble : c’est grâce aux services proposés par les plateformes de répit que les aidants familiaux rencontrés dans le cadre de cette recherche parviennent à développer leur capacité d’agir et de décider, mais aussi à maintenir ou réinvestir autrement la relation qu’ils nouent avec leur proche atteint de la maladie d’Alzheimer, permettant alors à ce dernier de composer au mieux avec la maladie.
Care et empowerment : deux notions incompatibles ?
3 Si les deux notions de care et d’empowerment sont parfois présentées comme incompatibles, un certain nombre de travaux, dans le prolongement desquels nous situons notre travail, ont cherché à dépasser cette opposition.
Logiques d’empowerment et de care dans les travaux anglo-saxons et francophones
4 La notion d’encapacitation, que nous traduisons de l’anglais empowerment, ne renvoie ni aux mêmes interprétations ni aux mêmes pratiques selon les époques et les domaines dans lesquels elle a été pensée [4]. D’abord mobilisée par les mouvements féministes ou d’éducation populaire et par les militants des mouvements noirs, elle est nourrie dans les années 1970 par les théories de transformation sociale qui revendiquent le développement d’une conscience sociale et critique et d’une capacité d’action visant la reconnaissance des groupes « opprimés » [5] pour mettre fin à leur stigmatisation et revendiquer la redistribution des ressources et des droits politiques (Bacqué et Biewener, 2013). Dans les années 1980, la notion s’inscrit davantage dans une réflexion critiquant ouvertement des modalités d’intervention considérées comme paternalistes, hiérarchiques et inégalitaires, aussi bien dans le champ de l’action publique que dans celui de l’intervention professionnelle (ibid.). C’est par ce biais que le terme pénètre le champ du travail social, de la psychologie communautaire ou du développement communautaire et/ou international. À partir des années 1990, la notion fait son apparition dans le vocabulaire des grandes institutions internationales (ONU, Banque mondiale, mais aussi l’Union européenne et le Fonds social européen) où elle prend tour à tour une acception social-libérale qui légitime le rôle de l’État dans la promotion des droits civiques et la diminution des inégalités sociales et économiques ; et néolibérale, qui renvoie aux responsabilités individuelles dans la gestion de la pauvreté et des inégalités. Au-delà de sa polysémie, le terme est souvent d’un usage ambigu, désignant tantôt un processus, tantôt le résultat d’une action ou d’un processus, tantôt une stratégie d’intervention (Aujoulat, 2007). Son point de départ reste toutefois l’existence d’une situation ou d’un environnement considérés comme aliénants et conférant à un groupe ou à un individu dans un groupe un sentiment d’impuissance ou d’incapacité (powerlessness). De manière consensuelle, l’empowerment désigne alors le processus par lequel les individus ou un groupe d’individus augmentent leurs capacités de choix et de contrôle dans les domaines clés de leur vie afin d’améliorer leur qualité de vie (Adam, 2003, 2008 ; Smith 2008). Il implique une démarche d’autoréalisation et d’émancipation des individus, de reconnaissance des groupes ou des communautés et de transformation sociale (Bacqué et Biewener, 2013). Cette notion, que l’on retrouve dans de nombreux domaines – la démocratie participative, l’intervention sociale [6] ou encore le management des entreprises – connaît un succès croissant dans le secteur du handicap depuis les années 1990, avec le développement des disability studies, notamment dans le cadre des débats qui les opposent aux travaux sur le care développés par les auteurs féministes.
5 Les travaux de J. Finch et D. Groves (1983) soulignent l’ambiguïté de la notion de care qui englobe deux dimensions différentes : le care comme sentiment et émotion d’une part, activité et travail de l’autre. Dans cette perspective, C. Ungerson propose de distinguer ce qui relève du caring about et du caring for, la première expression renvoyant aux émotions, la seconde aux activités et au travail de soin (1983). Ces deux facettes du care ont été au centre de la réflexion de plusieurs auteures : J. Twigg (2000) dans son analyse de la toilette et de la relation d’intimité entre la personne vulnérable et l’aidant rémunéré pour effectuer cette tâche, H. Meyer (1986) dans sa réflexion sur le travail de care et les tâches qu’il implique et enfin, A. Hochschild (2003) sur les dimensions émotionnelles du travail et de la relation de care. Quelle que soit l’approche proposée, quelle que soit la question posée, dans l’ensemble de ces travaux, une troisième facette du care est mise en avant : sa dimension relationnelle (Rummery et Fine, 2012). En effet, l’activité de care est inscrite dans une relation sociale liant la personne aidante à la personne aidée. Cette relation s’inscrit dans un contexte émotionnel, familial mais aussi social spécifique. Elle implique des liens de pouvoir et de dépendance entre les parties prenantes qu’il faut interroger. Mettant en avant la notion d’interdépendance, J. Tronto (1993) adopte une approche plus large que la relation intime entre un proche aidant et une personne aidée – une mère et son enfant par exemple ou un enfant adulte et son parent âgé malade – et inscrit son analyse sur le care dans une réflexion sur la reconnaissance du droit des femmes. Comme E.F. Kittay (1999), l’auteure défend l’importance et la nécessité d’une éthique du care, considérant la vulnérabilité et l’interdépendance comme des caractéristiques essentielles de la condition humaine.
6 Par opposition à cette approche relationnelle du care, certains chercheurs militants du domaine des disability studies remettent au centre de l’analyse la personne qui reçoit l’aide. S. Brisenden (1989) et J. Morris (1997) dénoncent la relation de dépendance induite par l’accompagnement par un proche ou un professionnel, qui amène à une forme d’oppression. Ils défendent ainsi la nécessité de développer l’autonomie de la personne vulnérable en favorisant sa capacité à faire, décider et agir, mettant par-là même en avant l’idée d’empowerment de la personne aidée. Selon ces auteurs, le développement de services dans le cadre des politiques de Welfare [7] est également contraire à l’objectif d’autonomisation des personnes qui reçoivent l’aide dans la mesure où il favorise l’assistanat. L’action de l’État-providence est ainsi dénoncée comme paternaliste.
7 Si cette opposition perdure chez certains auteurs, nombreux sont ceux qui abordent la question du care et de l’empowerment ensemble. Ainsi, du côté de l’éthique du care (Tronto, 2009), il s’agit bien d’éviter que ceux qui prennent soin des autres ne soient dans une position de domination par rapport à ceux dont ils s’occupent. De la même façon, le développement de dispositifs publics ne vise pas à se substituer à la responsabilité individuelle de chacun, mais, bien au contraire, à accroître la capacité d’agir et de décider des personnes aidées.
8 D’autres auteurs comme T. Knijn et M. Kremer (1997) proposent dès la fin des années 1990 de lier le care aux notions de justice et de citoyenneté. Elles mettent ainsi en avant la nécessité de reconnaître en tant que droit universel, le fait pour un citoyen de recevoir du care ou d’en fournir. C’est aussi ce que propose M. Barnes (2006), considérant comme nécessaire de penser le care en dehors de toute logique d’oppression ou d’exploitation. Le développement d’une éthique du care comme la nécessité de penser le care dans le cadre d’un modèle de justice devient d’autant plus important lorsque la réciprocité des relations n’est pas évidente, comme dans le cas des très jeunes enfants ou des personnes atteintes de démences sévères (Kittay, 2002), qui nous intéressent ici.
L’approche proposée : développer la capacité d’agir des aidants familiaux à travers le care
9 S’intéressant aux personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer et à leur accompagnement par des aidants familiaux, l’analyse proposée ici s’inscrit dans la lignée de ces travaux visant à penser ensemble les notions de care et d’empowerment. Il paraît utile de préciser notre approche. Dans les travaux sur le grand âge, l’empowerment permet d’analyser les relations entre les professionnels de soins et de santé et les usagers de ces services professionnels, pour dénoncer les visions négatives et normatives de la vieillesse et déconstruire la relative powerlessness et la dépendance des personnes âgées vis-à-vis de ces professionnels (Dannefer et al., 2008 ; Lloyd, 1991). Comme nous l’avons évoqué précédemment, appliquée à l’étude des maladies chroniques, l’empowerment prend une connotation différente puisque, dans cette perspective, la personne est vue comme « projetée d’emblée dans une situation […] potentiellement aliénante à double titre : d’une part, elle est confrontée à la nécessité de devoir apprendre à vivre avec une maladie qui devient plus ou moins rapidement et plus ou moins progressivement incapacitante ; d’autre part, elle se retrouve parfois pour le reste de sa vie, aux prises avec un système de soins représenté par des personnes soignantes qui, en prenant des décisions pour elle et en réalisant des actes sur elle, peuvent mettre la personne malade en position d’obéissance passive » (Aujoulat, 2007, p. 11). L’empowerment désigne alors le renforcement de la capacité des patients atteints de maladie chronique à se traiter eux-mêmes, par des décisions, des gestes ou des comportements adéquats. L’éducation thérapeutique qui favorise l’empowerment vise l’apprentissage de la gestion de la maladie par la personne malade (ibid.) ou par l’aidant familial, pour les personnes atteintes de pathologies démentielles (Mittelman et al., 2006), mais elle ne prend pas suffisamment en compte les ressources sociales, relationnelles et émotionnelles pouvant être mobilisées dans le processus d’ajustement personnel à la maladie (Aujoulat, 2007, p. 12). Toujours en lien avec la maladie d’Alzheimer, l’empowerment se réfère également aux capacités des personnes atteintes à préserver leur estime de soi, leur liberté de décision et leur participation active grâce à des supports trouvés dans la communauté. On parle alors de supported empowerment (Manji et Dunn, 2010). Le point commun de ces travaux est leur portée professionnelle à travers la diffusion de bonnes pratiques aux professionnels de terrain (CDC, 2008, cité dans Villez et al., 2008).
10 L’approche adoptée ici intègre les dimensions subjectives du care, les conditions de sa réalisation et le sens qu’il prend dans les différentes configurations. En effet, le processus d’ajustement à la maladie diffère d’une personne à l’autre en fonction de l’histoire des relations entre malades et proches ; les appartenances et les trajectoires sociales des personnes, leur passé professionnel et leur histoire familiale font varier les réponses aux troubles et les modalités de l’aide prodiguée à la personne démente. En outre, l’analyse proposée est originale, car elle n’est pas ciblée sur les personnes aidées, elle ne porte pas non plus sur les pratiques des professionnels de santé, mais s’intéresse aux aidants familiaux, au sujet desquels la notion d’empowerment n’a été que peu mobilisée (Larkin et Milne, 2014). Notre définition de départ de l’empowerment ou de l’encapacitation rejoint notamment celle de Ninacs (2008) qui la conceptualise comme un processus d’aide aux personnes les amenant à franchir les barrières psychologiques de la stigmatisation et de la culpabilisation, en favorisant l’autonomie d’action autant individuelle que collective des acteurs. Enfin, l’analyse s’intéresse également au rôle des dispositifs publics dans le développement de la capacité d’agir des personnes vulnérables que sont ici les aidants familiaux.
Le répit offert aux familles : une logique commune et des dispositifs différents
Une logique commune : desserrer l’emprise de la maladie sur la vie quotidienne pour soutenir le care dans la durée
11 Les deux types de dispositif cherchent à étayer l’aide des proches, en soutenant leur accompagnement dans la durée. Ils offrent une prise de distance avec la maladie et une réévaluation des fonctionnements de la configuration d’aide, telle qu’elle s’est mise en place au fil de la progression des troubles.
12 Pour les personnes interrogées, le recours à un dispositif de répit a d’abord permis de rééquilibrer un arrangement d’aide déstabilisé, de rompre avec une emprise aliénante de la maladie sur la vie quotidienne des malades et de leurs proches. Un tel déséquilibre peut se produire pour de multiples raisons liées à la fois au caractère évolutif de la maladie et aux transformations de la configuration d’aide pensée autour de la personne malade (Le Bihan et al., 2012). Le décès du conjoint, le désengagement des personnes impliquées, un déménagement, une mésentente sur l’organisation mise en place, sur la répartition des tâches ou sur ce qui est considéré comme la meilleure solution pour le proche sont autant d’événements qui peuvent transformer les arrangements d’aide mis en place. La dégradation de l’état de santé du proche, la survenue d’une incontinence, la perte de la marche ou encore l’impossibilité de laisser son proche sans surveillance impliquent souvent la nécessité de repenser l’arrangement d’aide. Enfin, c’est la durée même de l’accompagnement du proche malade qui peut fragiliser cet arrangement, lorsque l’aidant en première ligne (souvent le ou la conjointe) commence à en ressentir les effets sur sa propre santé. L’intégration d’une aide professionnelle, inédite ou supplémentaire, étaye le travail de care [8], en soulageant les aidants familiaux d’une partie de leurs tâches d’accompagnement ou en palliant les défaillances de l’arrangement d’aide.
13 Ensuite, le recours à un dispositif de répit permet à la personne aidante de s’extraire du monde de la maladie et de son rôle d’aidant et, à la personne malade, de se décentrer de sa relation avec le(s) proche(s) l’accompagnant au quotidien. Les journées ou demi-journées passées à l’accueil de jour dégagent ainsi du temps libre pour les proches aidants, pendant lequel ils peuvent retrouver une capacité d’action qui n’est pas entravée par les exigences de la maladie, comme la surveillance de la personne malade ou la gestion plus ou moins simple des relations avec elle. De même, certaines prestations offertes par les plateformes de répit, comme l’intervention d’auxiliaires de vie à domicile, offrent des moments « volés » [9] à la maladie, brisant pour un temps son emprise sur la vie quotidienne. Le recours à ces différents dispositifs introduit une rupture dans les gestions routinières des troubles, qui peuvent conduire les malades et leurs proches à un isolement social et à un enfermement dans une relation dyadique (Pin Le Corre et al., 2009). Cette prise de distance peut améliorer la relation de care, par l’atténuation des tensions liées au développement de la maladie et à la transformation des comportements de la personne malade. Elle autorise à réinvestir la relation conjugale ou filiale, souvent de manière différente.
14 Enfin, le recours à un dispositif de répit amène les aidants à repenser leur rôle, dans son intensité et son articulation avec les autres acteurs de la configuration d’aide, familiaux et professionnels. L’usage de dispositifs de répit est le plus souvent motivé par la recherche d’une meilleure prise en charge de la personne malade. C’est a posteriori que les personnes aidantes prennent conscience du bénéfice qu’elles en retirent pour elles-mêmes, et peuvent être convaincues de l’intérêt de déléguer certaines tâches à des professionnels, afin d’améliorer l’accompagnement de leur proche ou de le rendre plus soutenable pour elles-mêmes. Parfois, l’expérience des dispositifs est un révélateur, notamment pour les conjoints, du poids de l’accompagnement quotidien de leur proche dément. Elle peut ainsi lever certaines barrières, surtout psychologiques (comme le sentiment de culpabilité) freinant ou interdisant le recours aux aides professionnelles et amener à une adhésion a posteriori à l’offre de service disponible. En ce sens, le recours aux dispositifs de répit peut être vu comme une passerelle vers des aides existantes, mais initialement exclues par les aidants.
15 Le recours à un dispositif de répit, quel qu’il soit, desserre ainsi l’emprise de la maladie sur la vie quotidienne du malade et des proches engagés dans son accompagnement. En réduisant l’intensité de l’aide apportée par les aidants informels, tant dans des situations déséquilibrées ou sous pression, que dans celles où l’accompagnement se passe bien, ces dispositifs contribuent au fonctionnement des solidarités familiales dans la durée, la maladie évoluant sur plusieurs années [10]. En effet, au-delà de la dyade aidant-aidé retenue comme cible des politiques d’aide aux aidants par les pouvoirs publics, le répit a des effets sur l’ensemble de la configuration d’aide (Joël et Martin, 1998) qui implique plus d’un aidant principal [11].
Des dispositifs différents : d’une prise en charge standardisée et pérenne à une réponse réactive, individualisée mais provisoire
16 Si les accueils de jour et les plateformes de répit s’inscrivent dans une logique commune de soutien à l’accompagnement des malades, ils se différencient par leur ancienneté – supérieure pour les accueils de jour – et par les services qu’ils proposent aux malades et à leurs familles.
Les centres d’accueil de jour : une prise en charge standardisée et pérennisable
17 Les accueils de jour proposent des activités et un accueil collectifs aux personnes souffrant de troubles de la mémoire, d’une à plusieurs journées (ou demi-journées) par semaine. Le contrat d’accueil peut être reconduit plusieurs années, et le nombre de jours d’accueil modulé en fonction de l’utilité que la personne malade et ses aidants en retirent. En effet, la sous-utilisation relative des accueils de jour (Kenigsberg et al., 2013 ; CNSA, 2012) par les malades et les familles qui seraient en droit d’y prétendre en permet un usage élargi et parfois intensif (jusqu’à quatre jours par semaine) aux personnes qui y ont recours. Pourtant, au regard des besoins des personnes malades, le sentiment dominant dans certains sites de l’enquête est celui d’un manque de places qui contraint à restreindre le nombre de jours d’accueil.
18 L’offre des accueils de jour est standardisée de deux façons : d’abord, bien que devant en théorie proposer à chaque personne accueillie un projet de prise en charge individualisée, les professionnels cherchent à construire des groupes homogènes de personnes soutenues ou stimulées. En 2007, les trois quarts des accueils de jour déclarent poser des limites à l’admission de certaines personnes (Fontaine, 2009) ; les plus fréquemment citées sont le comportement agressif (52 % des accueils de jour) et les troubles du comportement gênant le groupe (41 %) (ibid.) [12]. Dans notre échantillon, d’autres exclusions, liées à l’existence d’une autre pathologie chronique que la démence (diabète, hypertension, etc.) ont été particulièrement mal vécues par les proches des malades. L’enjeu pour les professionnels est ici de préserver le bon fonctionnement des groupes constitués et d’éviter des événements pour lesquels ils sont mal équipés (notamment en personnel médical susceptible de prendre en charge des accidents de santé [13]).
19 Ensuite, l’organisation des journées et les activités proposées sont également établies d’avance. La grande majorité des accueils de jour offrent des activités festives (74 % des accueils de jour) , et d’animation culturelle ou sportive – travaux manuels, musique, danse, dessin, gymnastique – (environ 70 %). Viennent ensuite les ateliers mémoire, les sorties, les soins esthétiques, le jardinage, les groupes de parole (entre 67 % et 22 %) et, plus rarement, la musicothérapie ou la cuisine (19 % et 7 % respectivement) (Fontaine, 2009). Malgré cette diversification de plus en plus importante, les activités ne correspondent pas toujours aux souhaits des différents usagers. Ainsi, les aidants des personnes participant à des accueils de jour se montrent souvent critiques quant aux animations proposées, jugées parfois peu adaptées aux possibilités des personnes, à leur sexe, à leur catégorie sociale ou à leur niveau d’études (Coudin, 2004). Dans nos entretiens, les proches se sont parfois fait l’écho du mécontentement de certaines personnes malades, en particulier des hommes, insatisfaits d’activités trop féminines à leurs yeux. « Il y a des journées où ça va très bien se passer : les journées “chant”, tout ça, ça va être impeccable. Si ce sont des journées “activités mémoire”, jeux, là, ce n’est pas bien ! Ça ne lui plaît pas. Si ce sont des activités ‘concours de meilleure soupe’, comme l’autre jour, atelier cuisine, pour les faire travailler la dextérité, les recettes, là, c’est une cata. Il m’a dit : “c’est un travail de femme, ça !”, il n’a pas voulu faire. » [Soizic Le Gaëllic, 62 ans, cadre de santé, fille d’Hermann, 87 ans, ancien inspecteur de travaux] Ce mécontentement culmine parfois sous la forme d’une dénonciation des propositions de l’accueil de jour, jugées comme purement occupationnelles ou réduites à une forme de « garderie » pour personnes âgées.
Les plateformes de répit : une réponse individualisée et réactive, mais provisoire
20 Les plateformes de répit cherchent à adapter leurs propositions aux situations spécifiques vécues par les malades et leurs réseaux d’aide. Après des entretiens individuels, les coordonnateurs proposent des activités ou des dispositifs d’aide adaptés aux besoins de la personne malade comme de ses aidants. L’individualisation et la personnalisation du soutien proposé sont liées à la présence au sein de ces plateformes de psychologues, qui prennent le temps de démêler, avec le malade et sa famille, les besoins et les désirs d’accompagnement dans ce parcours de maladie, tels que ces derniers les présentent. L’attention portée aux relations familiales, telles qu’elles ont été vécues et transformées par la maladie, cherche à ajuster les propositions aux manières dont les personnes vivent la maladie, directement ou indirectement. La solution n’est pas la même quand il s’agit d’un couple ayant intégré progressivement la maladie dans son quotidien, sans bouleversement de son équilibre, comme pour les Robert [Marthe, 85 ans, ancienne institutrice et Jean, 89 ans, ancien enseignant] qui ont bénéficié d’un séjour vacances, que lorsque les relations entre le malade et ses aidants sont devenues fortement conflictuelles. Ainsi, Dominique Ragaine [79 ans, ancienne secrétaire sociale, épouse de Justin, 84 ans, ancien contrôleur de gestion] vit mal la pathologie de son mari. Lors de l’entretien avec la coordonnatrice de la plateforme [14], elle évoque la honte qu’elle ressent lorsqu’elle accompagne son mari dans ses balades quotidiennes. L’intervention d’une professionnelle pour cette activité lui est alors proposée, ce que Dominique accepte, malgré une réticence plus générale à l’usage de services professionnels.
21 La seconde caractéristique des plateformes de répit est la réactivité des réponses apportées par les professionnels, notamment dans les situations identifiées comme ‘urgentes’. Prunelle Gaudin [51 ans, infirmière] fait appel à la plateforme de répit (sur laquelle elle tombe « par hasard ») après une période « très, très noire » d’« errance » dans le système de soins. Les troubles de sa mère, Claire [85 ans, sans profession, milieu bourgeois] débutant en 2008, ont finalement été diagnostiqués en 2012 comme relevant d’une maladie d’Alzheimer avec une dégénérescence temporofrontale. Elle passe alors « 4-5 mois à patauger, à ne pas savoir où […] aller » pour prendre en charge les comportements agressifs de sa mère, en particulier vis-à-vis de René [75 ans] qui partage sa vie : « J’ai pris mon rendez-vous, et quand j’ai appelé la plateforme, ils m’ont dit : “On peut vous recevoir jeudi prochain.” C’était extraordinaire, j’ai pris le rendez-vous. Avec son compagnon, on a eu là, l’impression d’avoir une aide inestimable. On a été pris en charge, et on n’a plus le sentiment d’être seuls depuis. » Suite à ce premier rendez-vous, le médecin prescrit une hospitalisation de jour pour Claire, en attendant la libération d’une place en accueil de jour qui viendra quelques mois plus tard. La réactivité des professionnels, qui proposent une solution intermédiaire rapide, inscrite dans une perspective de prise en charge à plus long terme, a renforcé l’arrangement d’aide, en allégeant très concrètement la charge matérielle de l’aide prodiguée par Prunelle et René, en réduisant l’incertitude de l’avenir, et en partageant la charge mentale de l’accompagnement (cf. infra).
22 Enfin, la dernière caractéristique des plateformes de répit est le caractère provisoire des solutions proposées, limitées dans le temps. Ainsi, l’atelier art-thérapie ne propose que six séances de deux heures pour le couple aidant-aidé. Le soutien à domicile peut, quant à lui, durer deux mois à raison d’une heure trente par semaine. Les plateformes de répit constituent en ce sens une passerelle vers des formes d’aide professionnelle plus pérennes, en institution (les centres d’accueil de jour) ou au domicile de la personne atteinte (services d’aide à domicile, services infirmiers, aides-soignants, auxiliaires de vie, etc.).
23 En définitive, les deux dispositifs de répit apportent des réponses différentes aux aidants informels. Dans le premier cas, les accueils de jours offrent une prise en charge pérennisable et standardisée. Dans le second, la solution proposée par les plateformes de répit est limitée dans le temps, mais davantage personnalisée.
Les effets différenciés des accueils de jour et des plateformes sur l’aide
Les accueils de jour : un allégement de la charge matérielle et mentale sous forme de relais
24 La fréquentation d’un accueil de jour par une personne atteinte de démence permet d’alléger l’accompagnement quotidien réalisé par ses proches. Deux éléments concourent à réduire la charge pratique et mentale de l’aide au parent âgé : d’une part, la diminution d’un certain nombre de tâches, notamment de surveillance, entraînant à la fois la libération de temps et la soustraction à des relations parfois tendues pour ceux qui les accomplissaient ; d’autre part, la stabilisation de l’arrangement d’aide de manière durable. L’accueil de jour vient ainsi relayer les proches, en les remplaçant dans leurs tâches de care, réassurant l’équilibre du système d’aide, dans ses différentes dimensions, pratiques et relationnelles. C’est de cette expérience dont Florence Lebrun [67 ans, ancienne contrôleuse de gestion], fille de Liliane [90 ans, veuve d’ouvrier] nous fait part. Après le diagnostic de la maladie d’Alzheimer de Liliane en 1995, Florence, l’un de ses frères et sa sœur mettent en place un arrangement d’aide combinant aide formelle (service de repas à domicile, infirmière matin et soir et aide-ménagère) et aide informelle (une visite quotidienne d’un de ses enfants). Mais avec l’évolution de la maladie, le comportement de Liliane devient agressif, ce qui affecte ses relations avec sa fille et rend son accompagnement émotionnellement éprouvant pour Florence. L’introduction de l’accueil de jour contribue à retrouver un équilibre satisfaisant entre aides formelles et informelles : « Ça fonctionne… c’est stable […] Pour ainsi dire, elle voit quelqu’un tous les jours, oui. » Cet arrangement permet à Florence de souffler un peu pour pouvoir mieux faire face aux sautes d’humeur de sa mère, et de continuer ses engagements bénévoles, un projet fort de sa retraite. Pour Hugo Thébault aussi [55 ans, informaticien], fils unique de Magalie [85 ans, ancienne aide-soignante], le recours à un accueil de jour deux jours par semaine correspond à la stabilisation d’un arrangement d’aide combinant aide professionnelle à domicile (infirmière matin et soir pour la toilette, le lever, le coucher et l’habillage) et aide informelle [Hugo prépare les repas de sa mère, et passe la voir tous les jours]. La mise en place de l’accueil de jour supprime l’inquiétude d’Hugo de la savoir seule en journée ; il continue ainsi à travailler en toute sérénité, puisqu’il maintient par ailleurs un passage quotidien chez sa mère, le soir au moment des repas, occasions pour lui de la voir et de discuter avec elle. Savoir son parent entre des mains compétentes autorise une prise de distance par rapport à l’accompagnement.
25 Le relais offert par l’accueil de jour incite ainsi les aidants à reconsidérer leur rôle au sein de la configuration d’aide, de deux façons : dans la nouvelle répartition de l’aide, il les invite à se penser comme nécessaires mais non indispensables dans la vie de leur proche ; il réactive ensuite le souci de soi. Or, cette réactivation semble plus aisée pour les aidants plus éloignés de la personne malade, soit en raison de la distance géographique, soit en raison de la différence de génération, soit encore en raison de la socialisation préalable à la maladie sur un mode distant. Alors que les femmes et les filles aidantes font très souvent état d’une culpabilité, notamment le premier jour du recours à l’accueil de jour, les hommes insistent sur la libération que constitue pour eux ce dispositif. Ainsi, pour Jacques Labouse [85 ans, ancien vétérinaire], à partir du moment où sa femme Yvette [81 ans, ancienne secrétaire de direction] a été prise en charge pendant une journée dans un accueil de jour, « ça a été une soupape extraordinaire. Ce sont des moments que je considère importants parce que je peux me libérer physiquement et psychiquement ». Dans les entretiens des femmes, en particulier des conjointes, l’évocation de la pause que constitue le dispositif de répit intervient après l’exposition de la difficulté à confier leur proche à l’accueil de jour sans culpabiliser. L’impression de « laisser tomber » leur proche autant que de faillir à leur devoir revient dans les entretiens des filles aidantes, et est mise en parallèle des émotions ressenties au premier jour d’école de leurs enfants. « Et la première fois qu’elle est allée, j’étais chez elle quand le taxi est passé, pour l’accompagner et j’étais allée la chercher, à l’accueil de jour : c’est vrai que j’étais comme une jeune mère, je regardais l’heure. Comme pour un enfant, franchement, comme pour un enfant. » [Catherine Liger, 53 ans, médecin] Par ailleurs, l’âge module les effets de ce répit : le temps libéré est ainsi fortement apprécié par les aidants très engagés par ailleurs dans des sociabilités et des activités multiples, ce qui est plus souvent le cas des enfants, en fin de vie active ou en début de retraite, investis auprès de leurs enfants et petits-enfants. En revanche, chez certains aidants pour lesquels le soutien donne sens à la vie (Caradec, 2009), le temps libéré par l’accueil de jour peut se révéler vide : cette situation a plus de chances de se produire pour des conjoints âgés, dont les activités extérieures au domicile et le réseau de sociabilité se sont restreints au fil du vieillissement.
26 Cet allégement de la charge, pratique et mentale, du care repose sur la fiabilité et les compétences des différents professionnels engagés dans la prise en charge en accueil de jour. Ainsi, l’existence d’un système de transport ponctuel, dont les chauffeurs savent prendre en charge les personnes démentes, mais également la nature et la variété des activités proposées en accueil de jour, et les compétences des soignantes qui les mettent en œuvre, contribuent à réduire la charge des aidants. En revanche, lorsqu’il faut accompagner le proche malade, lorsqu’il faut gérer les retards ou les indisponibilités des taxis, lorsque les professionnels proposent des activités qui semblent inadaptées au proche, les bénéfices de l’accueil de jour se réduisent en comparaison des nouvelles tensions liées à la gestion de cette prise en charge.
Les plateformes de répit : un soutien par le partage de la charge mentale
27 Le soutien apporté par les plateformes de répit tient davantage au partage de la charge mentale qu’elles offrent. Grâce à l’écoute et aux informations obtenues auprès des professionnels de la plateforme, les aidants ne sont plus seuls pour effectuer les tâches de care : organiser l’arrangement d’aide le plus adapté à leur situation, s’orienter parmi les différents interlocuteurs ou prendre les décisions. Ainsi, lorsque Marguerite Espitalier [59 ans, vendeuse] apprend l’existence d’une plateforme de répit par le biais d’un Bistrot mémoire, elle se sent à bout, « en miettes ». Sa mère, Geneviève [85 ans, ancienne vendeuse], souffrant d’une maladie d’Alzheimer diagnostiquée en 2010, bénéficie depuis 2011 d’un accueil de jour quatre fois par semaine. Au-delà de l’accompagnement ponctuel qui lui est proposé – un temps d’accompagnement à domicile pour apaiser ses craintes de savoir sa mère seule –, Marguerite souligne le bénéfice de l’écoute et des conseils prodigués par la coordonnatrice de la plateforme : « Madame M. m’a reçue plusieurs fois… Et puis j’ai vu une autre personne aussi. J’ai dû avoir trois entretiens en tout. Ah oui, ça m’a aidée, ah oui, parce que… Vous savez que la personne est là pour vous écouter. Et sans a priori, sans rien, sans… C’est une écoute, une oreille attentive et puis voilà. Même si vous savez qu’elle ne va pas régler vos problèmes, ce n’est pas ça ! Vos problèmes vous allez les avoir en sortant, c’est les mêmes. Mais avoir réussi à les exprimer, c’est déjà… Ça fait du bien de pouvoir exprimer ce qu’on ressent. » L’intervention de l’aide à domicile dans le cadre de la plateforme de répit est suivie par la mise en place d’une aide à la toilette, organisée par Marguerite elle-même. « J’ai poussé, parce qu’à chaque fois, je retéléphonais, je ne les lâchais pas ! […] Je les ai harcelés, je ne les ai pas lâchés ! » La plateforme de répit ne remplace pas l’aidant dans la gestion de la maladie, mais au contraire le reconnaît dans son rôle de coordonnateur des activités d’aide et de soin, de care manager (Da Roit et Le Bihan, 2009), en lui donnant des clés et la confiance pour mettre en œuvre la configuration d’aide qui lui semble la mieux adaptée à son proche.
28 Au-delà du partage de la charge mentale, le soutien apporté au sein des plateformes de répit réalise un empowerment des aidants, parce qu’il leur (re) donne une capacité à agir et à résoudre les difficultés de l’accompagnement de leur proche. Plusieurs formes d’empowerment se dessinent dans les récits des aidants. La première concerne l’aptitude des aidants à penser l’évolution de la maladie et la trajectoire de prise en charge et leur capacité à en anticiper les moments charnières ou les conséquences de leur investissement sur leur propre santé. Cette forme d’encapacitation individuelle (Ninacs, 2008) dans l’accompagnement rapproché de la personne malade sur une durée longue est souvent impulsée par les informations mises à disposition des aidants par la plateforme, sous forme de conférences, de sessions de formation, dans les groupes de parole d’aidants ou à l’occasion des rencontres individuelles avec les professionnels. Maurice Cochet [82 ans, ancien chef d’entreprise], qui accompagne sa femme Micheline [82 ans, ancienne assistante] depuis plusieurs années, ne rapporte pas de difficultés dans l’organisation de la prise en charge de la démence de sa femme, ou d’incertitude quant aux solutions les plus adéquates. Il attribue cette fluidité au rôle central des professionnels de la plateforme qui l’ont accompagné et conseillé : « Le rôle de la plateforme, de mémoire, c’est d’aider l’aidant à… survivre, quoi. Alors, ce qui fait que la plateforme m’a aidé… ben, simplement, en me demandant des renseignements, enfin comment ça allait, comment ça évoluait. Et c’est madame C., donc, qui m’a appelé, je le répète, pour me dire, allez donc voir, etc. » La veille professionnelle exercée par les plateformes entraîne une certaine sérénité pour les proches accompagnants, assurés d’un possible partage de la charge mentale.
29 En outre, les activités directement proposées aux aidants peuvent être l’occasion d’une socialisation secondaire à la prise en charge de la maladie dans le but de réinvestir plus efficacement selon eux l’aide à leur proche malade. C’est le cas des sessions de formation ou d’information sur la maladie d’Alzheimer [15], ou encore des groupes de parole, qui légitiment la recherche d’un répit ou d’une aide, ou qui permettent aux aidants d’adapter leurs réponses aux troubles du comportement de leur proche, et de pacifier les relations avec lui. « C’est une des choses que m’a enseignées ce cours d’aidant que par rapport aux malades, nous savons qu’ils ont gardé les neurones miroirs. Parce qu’avant, c’était difficile, on se battait avec les paroles, il était agressif, il ne voulait pas que je le touche. Bien sûr que moi, j’étais nerveuse – je suis une personne active, nerveuse. Alors, il le prenait mal. Je disais : ‘mais c’est pour t’aider, Jules ! – non, je ne veux pas que tu m’aides !” Et ce cours, ça m’a beaucoup aidée parce qu’il garde ses neurones qui s’appellent les neurones miroirs ; que, au moment qu’il est agressif, moi, le contraire. Je l’embrasse, je dis “écoute, je suis là, qu’est-ce que tu veux ?” Ça a changé du jour au lendemain. Il est devenu tellement… Et maintenant, je peux lui dire les choses mais sans agressivité au sens nervosité. Parce que lui prend la nervosité comme agressivité. » [Simona Guière, 65 ans, ancienne comptable, épouse de Jules, 77 ans, ancien ingénieur] Cette socialisation procède d’un apprentissage mutualisé des savoirs profanes (ou savoirs d’expérience) et scientifiques pour composer avec les troubles de la mémoire du proche, et rendre la vie avec la maladie soutenable pour tous. L’empowerment des aidants repose en partie sur la mutualisation des savoirs profanes, fondée sur une compilation élargie de difficultés et de solutions éprouvées, et articulée à des connaissances scientifiques qui permettent d’orienter les réponses aux troubles. C’est ce dont rend compte César Quiniot [69 ans, ancien technicien] : « Il faut répéter et éviter de s’emballer trop, de lui faire trop les gros yeux. J’ai appris parce que j’ai fait deux fois des sessions d’aide aux aidants. La dernière, c’était il y a trois mois, en décembre, janvier et la précédente, il y a environ deux ans. Ça m’a beaucoup aidé ici. […] Ça m’a aidé pour ce que j’apprends, ce que je dis, mais aussi pour ce que les autres disent. Il y a une dizaine de personnes qui participent, et chaque fois, avec un intervenant soit médecin, soit animatrice, soit psychologue, etc. » L’encapacitation individuelle passe par une reconnaissance par des experts des savoirs profanes utilisés et utiles dans l’accompagnement quotidien de la démence.
30 Enfin, une dernière forme d’empowerment concerne les aidants engagés depuis longtemps dans les activités de care, qui ont été pour différentes raisons débordés par l’aide apportée à leur proche. La personnalisation des solutions offertes par les plateformes de répit redonne à ces aidants (notamment aux conjoints) les moyens de lever les blocages de la situation d’aide. Cette encapacitation est organisationnelle (Ninacs, 2008) parce qu’elle concerne la capacité des personnes à se repérer dans l’ensemble des aides, dispositifs et services mobilisables. Dans ces situations critiques où des aidantes (le plus souvent) débordées par les effets de la maladie sur la vie quotidienne refusent toute aide professionnelle pour de multiples raisons, liées tant aux idées qu’elles se font de leur rôle auprès de leur proche qu’à un idéal de care (Kremer, 2008) dominé par la morale et l’obligation familiale, ou encore à des difficultés, psychologiques, cognitives, sociales à accepter, trouver et mettre en œuvre des aides professionnelles, la plateforme de répit soutient une reprise en main de la situation. La variété des services et des activités offerts et la personnalisation de l’accompagnement permettent une introduction des professionnels dans l’aide, et une réduction progressive des décalages entre les attentes des aidants les plus proches de la personne malade et les besoins identifiés par des tiers (aidants plus éloignés ou professionnels, médicaux ou sociaux). L’empowerment passe alors par une remise en confiance de la personne aidante par la reconnaissance de ses capacités à accompagner au mieux le quotidien de son proche et à faire face à la maladie. Dominique Ragaine [79 ans, ancienne secrétaire] souligne ce rôle crucial de support de la plateforme dans son accompagnement de Justin [84 ans, ancien contrôleur de gestion]. Rejetant initialement l’aide professionnelle, elle impute sa progressive utilisation des services de la plateforme, puis d’autres services professionnels de prise en charge des démences, à l’écoute qu’elle a reçue au sein de la plateforme, auprès de la coordonnatrice : « Donc, c’est compliqué et grâce à la plateforme de répit (elle rit), il y a quelqu’un qui a entendu ma petite voix et m’a permis de me mettre debout. […] Donc, voilà, la plateforme de répit m’a permis de voir qu’il y avait une aide quelque part, que c’était à moi aussi de faire mon choix et de faire le travail que j’avais à faire pour m’en sortir. Mais je n’aurais pas eu cette aide-là, ben, je serais encore dans le bain. Ça fait un an et c’était très bien. » Elle envisage désormais l’avenir avec plus de sérénité : « Après, il y aura d’autres relais… sûrement… C’est à moi, aussi d’aller les chercher. » Le rôle joué par la coordonnatrice de la plateforme, sa ténacité, mais aussi sa disponibilité et sa capacité d’écoute, ont en définitive été un facteur primordial dans cette prise de conscience : « Tandis que la plateforme de répit, j’ai eu affaire à quelqu’un qui a ENTENDU. Pour la première fois, entendu ! Entendu et apporté l’aide à laquelle… Bon, bien sûr, on me disait : "attention, c’est temporaire !" […] Vous voyez… Mais il y a eu cette main tendue et je serai reconnaissante tout le temps au fait que j’ai pu avoir… » C’est également parce que la coordonnatrice « n’a pas lâché l’affaire », comme le formule Dominique, que le couple a eu recours à un séjour vacances, à l’accueil de jour et qu’une démarche d’inscription en maison de retraite a été réalisée.
31 Dans l’empowerment organisé par les plateformes de répit, le rôle des coordonnateurs apparaît crucial : les enquêtés soulignent particulièrement, avant leur expertise sur les démences ou leur connaissance de l’offre de service et des rouages administratifs des aides, leur écoute sans jugement des difficultés qu’ils ont rencontrées et leur prise en compte sans disqualification des formes d’accompagnement de la maladie mises en place jusqu’au recours à la plateforme. C’est ce temps psychologique consacré aux aidants qui fait de la plateforme de répit une passerelle efficace vers des dispositifs plus traditionnels et plus pérennes de prise en charge de la maladie (aide à domicile, accueil de jour, établissement). Ce faisant, le partage de la charge mentale par les professionnels opère à la fois une activation des aidants et une forme de normalisation de l’accompagnement ou d’orientation vers des solutions d’accompagnement davantage standardisées. Le caractère temporaire de l’action de la plateforme impose en outre un rythme relativement rapide à cette orientation. De ce point de vue, la plateforme de répit renforce les aidants dans leur rôle de care manager et consolide l’idée que l’accompagnement des personnes âgées dépendantes est d’abord l’affaire de leurs proches.
Conclusion
32 Quelles que soient les formules de répit observées, elles sont loin d’engendrer l’assistanat dénoncé par certains théoriciens ; elles comprennent toujours une double composante, du relais et du soutien. Le relais offre du temps à l’aidant afin qu’il puisse souffler dans l’accompagnement de son proche et allège la charge mentale, garantissant ainsi la continuité de la surveillance et de la stimulation des capacités et de l’autonomie du malade par des professionnels compétents, techniquement et surtout humainement. Le soutien consiste à épauler les aidants [16] dans leur définition de la prise en charge et dans les décisions à prendre pour ajuster l’accompagnement aux évolutions de la maladie, en accueillant leurs manières de vivre et de penser leur situation. Ces deux composantes se retrouvent en proportion variables dans les offres de répit : les accueils de jour proposent principalement du relais, le soutien étant apporté par les échanges ponctuels avec les professionnels au fil de la prise en charge. Les plateformes de répit sont au contraire plus centrées sur le soutien de l’aidant, mais s’appuient sur des relais comme les accueils de jour. Les ateliers aidants-aidés, ou les haltes répit, combinent relais – par la prise en charge adaptée des personnes malades par des professionnels – et soutien – par la formation de groupes de parole où peuvent se dire et s’évaluer l’accompagnement et ses incertitudes. Si le soulagement est le sentiment dominant des usagers des dispositifs, il n’en constitue pas le seul effet sur la vie de la personne malade et des proches engagés dans son accompagnement. En premier lieu, le répit permet un équilibrage de l’arrangement d’aide, voire un rééquilibrage lorsque ce dernier a été déstabilisé ou fragilisé par l’avancée de la maladie. Il offre ensuite une prise de distance avec le monde de la maladie et avec la relation d’aide nouée au domicile, potentiellement exclusive et enfermante pour les deux. Les aidants peuvent alors réapprécier l’aide qu’ils prodiguent, tant dans son volume que dans ses formes. Les dispositifs de répit peuvent ainsi faire émerger un besoin de répit, jusqu’alors inconscient pour l’aidant, compte tenu de son degré d’immersion dans la relation au proche. C’est donc notamment dans les situations où l’accompagnement se passe bien que les dispositifs de répit peuvent servir à repenser cet accompagnement, et donner ainsi du temps et des moyens pour anticiper sa poursuite.
33 Au-delà des effets communs, les deux dispositifs étudiés dans l’enquête Comparse ont des effets différenciés. Ainsi, la prise en charge standardisée et pérennisable de l’accueil de jour permet aux aidants de tisser une relation de confiance avec les professionnels qui s’établit dans la durée. La plateforme de répit propose quant à elle des services sur mesure, choisis en fonction des demandes et de l’histoire des malades et de leurs proches. Le plus souvent très réactive, la réponse aux difficultés arrive rapidement, mais les services de soutien sont proposés pour un temps limité pour que les aidants se réapproprient l’organisation du care, en accompagnant leur passage vers des formules plus classiques de répit (accueil de jour ou hébergement temporaire, et services d’aide à domicile).
34 Chacun des dispositifs s’insère donc différemment dans la situation d’aide préexistante, et y exerce des effets également différenciés. Les accueils de jour réduisent la charge pratique et mentale des activités de care. Ils réactivent également le souci de soi des aidants afin qu’ils se recentrent sur eux-mêmes. Un apport essentiel des plateformes de répit est le partage de la charge mentale de l’accompagnement : les professionnels épaulent les responsables de l’accompagnement de la personne malade sans se substituer à eux, mais en leur apportant les informations et la confiance nécessaires pour pouvoir prendre des décisions éclairées. Ce faisant, ils contribuent à la reconnaissance formelle des tâches à caractère plus organisationnel accomplies par l’aidant informel et donc de son rôle de care manager resté jusqu’à récemment invisible dans les formes d’accompagnement des aidants familiaux pensées par les pouvoirs publics.
35 Si les deux dispositifs modifient chacun à leur façon les relations de care entre les aidants familiaux et la personne aidée, ils ont également, et plus particulièrement les plateformes de répit, un effet majeur en termes d’empowerment. Elles suscitent ainsi différentes formes d’encapacitation chez les aidants, en particulier chez les personnes submergées par les activités de care qui leur incombent. On peut décliner cet effet en trois points : un meilleur repérage des services et des institutions dédiés à l’aide de la personne malade, qui permet de penser et d’organiser la suite de l’accompagnement ; l’appropriation de tactiques pour faire face aux dysfonctionnements engendrés par la maladie chez le proche malade et dans la vie quotidienne ; la réévaluation de la situation par les aidants pour lever certains blocages, en étant guidés par les professionnels. Les dispositifs de répit proposent donc une résolution originale de la tension entre care et empowerment, telle qu’elle est présentée dans certains travaux. Ainsi, l’empowerment des aidants permet de soutenir le travail et les relations de care (très exigeants dans le cas des démences) dans la durée, sans que ceux-ci ne les enchaînent à leur proche malade, aux risques de l’épuisement ou de la maltraitance.
36 On peut alors se demander si ces deux dispositifs, accueil de jour et plateforme de répit, ne contribuent pas à renforcer des logiques d’activation toujours plus fortes des bénéficiaires d’aides publiques et une perspective familialiste, certes redéfinie à travers le développement d’une politique en faveur des personnes âgées en perte d’autonomie (Le Bihan, 2012), mais qui semble toujours plus affirmée. Dans un contexte de fortes réductions budgétaires, les mesures d’aide aux aidants apparaissent en effet, en France comme dans de nombreux autres pays, comme une solution pour répondre aux besoins d’aide croissants des familles (Le Bihan, Martin, 2014). Comme avec les mesures prises en faveur du maintien à domicile ou la création d’une prestation monétaire pour aider les familles à financer l’arrangement d’aide, le rôle central dévolu aux aidants familiaux dans l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie ne peut être que renforcé par la création de dispositifs comme les plateformes de répit ou les accueils de jour.
Notes
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[1]
Cahill, 2007, citée par Gzil, 2009, p. 9.
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[2]
Initialement pensés comme « unités thérapeutiques de quartier », complémentaires des soins dispensés par les médecins traitants et assurant l’intégration sociale des personnes âgées les fréquentant, les accueils de jour ont été au tournant des années 2000 « de plus en plus reconnus comme des formules d’aide au répit des familles » (Argoud, 2001, p. 12).
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[3]
Le cahier des charges des plateformes de répit impose de proposer des actions appartenant à trois grandes catégories d’activités : des activités de soutien, de formation ou d’éducation des aidants (allant du soutien psychologique aux sessions de formation en passant par des groupes de parole ou de l’accompagnement administratif à la constitution de dossiers – APA, entrée en établissement) ; des activités pour les couples aidants-aidés favorisant le maintien de la vie sociale (ateliers aidants-aidés, séjours de vacances, etc.) ; et des solutions de répit à domicile (balluchonnages, garde à domicile, relais par des professionnels pour des périodes plus ou moins courtes, allant de quelques heures à quelques jours, etc.).
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[4]
La polysémie évidente du terme rend sa traduction en français difficile, car aucune notion en français n’arrive à transmettre l’ensemble des dimensions couvertes par la notion originale (Bacqué et Biewener, 2013). Si ici nous optons pour « encapacitation », d’autres notions et formules ont été inventées : « capacitation », « autonomisation » ou le surprenant « empouvoirisation » ; ou encore « pouvoir d’agir » ou « puissance d’agir ». L’usage le plus répandu reste néanmoins le terme original en anglais. Nous utiliserons dans cet article les termes encapacitation et empowerment.
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[5]
Pour reprendre le terme du travail fondateur de Paulo Freire, la Pédagogie des opprimés (1982 [1969]).
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[6]
En France, c’est surtout dans ce champ qu’elle a fait son apparition à partir des années 2000 à partir des travaux de chercheurs francophones. Voir Bacqué et Biewener, 2013, chap. 1 ou encore Vallerie, 2012 et Ninacs, 2008.
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[7]
Les politiques de Welfare renvoient à l’ensemble des actions menées par le Welfare State ou l’État-providence pour assurer la protection de ses citoyens contre différents risques sociaux.
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[8]
Nous utilisons le terme anglais care lorsque nous nous référons à l’activité d’aide, de soutien, d’accompagnement, de sollicitude, de prendre soin de manière globale.
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[9]
Les moments volés sont définis comme des moments pendant lesquels l’aidant peut réaliser des activités sans contrainte même s’il est avec le proche malade, comme prendre un bain, sans forcément sortir de son domicile ou de la routine de sa journée (Chappell et al., 2001). L’étude menée par Chappell et al. révèle l’importance de ces moments volés en termes de répit, qui s’ajoutent aux propositions plus formelles des structures.
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[10]
Cette évolution sur la longue durée est un critère d’inclusion des pathologies dans le périmètre des maladies neurodégénératives (impliquant des syndromes démentiels). Cf. Aquino et al., 2013.
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[11]
Cette catégorie de « l’aidant principal », qui obéit surtout à la nécessité pour les professionnels médico-sociaux d’identifier un interlocuteur régulier, est critiquée par différents sociologues (Membrado et al., 2005 ; Weber, 2010) qui soulignent au contraire la variabilité et la complexité de la répartition de l’aide au sein des configurations, entre parents, professionnels, mais aussi voisins et amis (Soullier, 2012b). La notion de care manager ne vise pas à la remplacer, mais à caractériser l’aide prodiguée aux personnes dépendantes en insistant sur la composante organisationnelle de coordination des acteurs et des tâches de l’aide.
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[12]
Les autres limites sont le stade avancé de la maladie (23 %), le manque d’autonomie physique (9 %), le risque de fugue (6 %), mais aussi les problèmes d’hygiène, la nécessité de soins infirmiers lourds, le manque de communication des personnes, les problèmes psychiatriques.
-
[13]
Médecins coordonnateurs et infirmières sont présents dans les accueils de jour, mais dans une proportion bien moindre que les aides-soignantes (en nombre et en équivalent temps plein).
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[14]
Fonction qui, dans le cadre de cette structure, est exercée par une psychologue.
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[15]
Auxquelles peu d’aidants de l’échantillon avaient pourtant assisté : huit avaient suivi des formations ou des ateliers proposés dans le cadre des dispositifs de répit, trois ont cherché à s’informer par leurs propres moyens (conférences pour deux femmes, formation aidant de France Alzheimer)
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[16]
Et plus secondairement, les malades