1 Le plan Alzheimer 2008-2012 fait explicitement appel à la responsabilité et à l’engagement des familles pour soutenir l’objectif d’un maintien à domicile le plus longtemps possible des personnes atteintes de cette maladie. Rappelons pour mémoire que ce plan estime à environ 850 000 le nombre de personnes atteintes en France, les données de l’Assurance maladie faisant état, quant à elles, d’environ 400 000 personnes pour lesquelles ce diagnostic a été posé. Après une longue période d’invisibilité sociale de l’intervention des familles (Bungener, 2004), cet appel met en pleine lumière la nécessaire implication des proches des personnes souffrant de cette maladie (mais aussi d’autres pathologies chroniques dégénératives ou atteintes de handicap important) et vivant à domicile. L’intérêt nouveau porté par les pouvoirs publics et les chercheurs, à l’environnement familial et aux aidants « naturels » de ces personnes est visible. De nombreux travaux (Davin et al., 2006 ; Joël et al., 2000 ; Weber, 2011) s’intéressent depuis une quinzaine d’années, d’une part, aux besoins d’aide de ces personnes, à leur satisfaction et à la répartition des tâches de soutien à la vie quotidienne entre familles et professionnels, ainsi qu’à leurs équivalences monétaires, et viennent, d’autre part, nourrir la dénonciation de la charge, du fardeau des familles (Lavoie, 2000). Cependant, l’analyse en termes de tâches, qui sous-tend la plupart de ces travaux, est contestée non seulement comme trop réductrice et ne renvoyant qu’à des besoins instrumentaux alors que d’autres dimensions, notamment affectives (Coudin, 2005), se trouvent évincées par ce regard trop exclusif, mais aussi incapable de rendre visible la logique des comportements de ces « aidants naturels ». Ces travaux semblent donc atteindre les limites des cadres conceptuels ou disciplinaires dans lesquels ils s’inscrivent, et négligent le plus souvent les récentes pressions à l’individualisation qui caractérisent les nouvelles politiques sociales (Genard, 2007). Le programme de recherche, dont nous proposons ici de rendre compte (Le Galès et al., 2015, à paraître) en nous focalisant moins sur ses résultats que sur ses dimensions conceptuelles et la démarche méthodologique pluridisciplinaire qui en découle, vise à réinterroger ces activités familiales d’accompagnement à l’aune des responsabilités individuelles et collectives convoquées et en regard des libertés ouvertes par les ressources publiques et familiales pour mener un cours de vie valorisé par les personnes malades et leur entourage.
2 Nous explicitons en premier lieu pourquoi l’approche des capabilités développée par Amartya Sen (Sen, 2010) est pertinente pour analyser la situation d’accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer à domicile dans la mesure où cette maladie n’est pas seulement un facteur qui empêche la conversion de ressources en capabilités et réduit celles-ci, mais remet aussi en cause tout ou partie des buts et objectifs que la personne poursuivait ou pouvait avoir atteints. Nous précisons ensuite la démarche méthodologique qui résulte de ce choix. Nous présentons enfin succinctement certains résultats obtenus à partir d’approches quantitatives qui permettent d’une part, de différencier les fonctionnements singuliers des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer par rapport à un groupe similaire de personnes non atteintes et, d’autre part, d’estimer leurs désavantages en termes de capabilités. En les rapprochant des résultats d’analyses qualitatives de textes et d’observations des façons et des raisons d’agir des proches accompagnants, nous présentons ensuite comment cette association de démarches multiples permet de dévoiler et d’appréhender la contribution raisonnée de l’entourage familial au maintien d’un cours de vie auquel les personnes malades attachaient de la valeur et d’en inférer le concept de capabilités par faveur.
La pertinence de l’approche des capabilités
3 Évoquer les libertés permettant de mener un cours de vie valorisé inscrit explicitement la réflexion proposée dans l’approche des capabilités. La liberté d’action – au sens des possibilités concrètes d’agir – fait partie du pouvoir effectif dont dispose un individu pour exercer ses choix de vie. La notion de capabilité qui lui est associée, et qui désigne les différentes façons d’être et de faire qu’une personne peut non seulement effectivement réaliser mais auxquels elle attache de la valeur, permet d’exprimer les désavantages qui singularisent les situations de vie de certaines personnes par rapport à d’autres et de concevoir les contraintes et obligations qui pèsent sur chacune (Sen, 2010, p. 329). La notion de capabilité est essentielle pour prendre en considération la double caractéristique du phénomène adaptatif. Celui-ci peut conduire les personnes les plus défavorisées à l’acceptation d’une privation chronique, et donc à ne plus en faire état. En outre, il introduit une distorsion délétère de la hiérarchie de leurs buts et de leurs satisfactions, distorsion potentiellement exacerbée lorsque, sous l’effet de la maladie, certaines facettes de l’identité de la personne s’estompent, et même disparaissent, entraînant avec elles une difficile appréhension de ce qui leur importe.
4 La responsabilité, voire l’obligation d’agir, qu’elle soit individuelle ou collective, se fonde quant à elle sur la conscience de cette asymétrie des situations individuelles due à la maladie et de l’existence de désavantages susceptibles d’être réduits (Sen, 2010, p. 257). Ainsi posée, l’approche par les capabilités met l’accent sur l’analyse des situations de vie, des choix et des libertés d’accomplir (par exemple, les actions indispensables au maintien à domicile de la personne malade) comme des conditions appropriées à l’exercice par chacun (malade ou membre de la famille) d’une liberté de hiérarchisation de ses attentes et des façons privilégiées pour réaliser les accomplissements auxquels chacun accorde de la valeur. La notion de capabilité se présente de ce fait comme un outil particulièrement approprié pour interroger les enjeux individuels et collectifs induits par le plan Alzheimer 2008-2012. En effet, son appel aux familles, suppose de soutenir l’action de celles-ci par des actions collectives spécifiques leur ouvrant des formes adéquates de liberté sans nécessairement rechercher l’égalisation des capabilités de tous, comme l’argumente Amartya Sen (Sen, 2010).
5 Un premier enjeu théorique du recours à l’approche des capabilités pour considérer l’implication des familles auprès des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer vivant à domicile est d’ouvrir un espace de prise en considération de la réflexivité de l’entourage familial lors du choix et dans l’exécution des tâches d’accompagnement. En revendiquant de dépasser le ressourcisme – c’est-à-dire la comptabilité des ressources humaines, matérielles et financières à disposition de chacun – pour substituer la prise en compte des possibilités valorisées de vivre à une focalisation sur les moyens d’existence (Sen, 2010, p. 309-310), l’approche par les capabilités propose de se concentrer sur les cours de vie des personnes, y compris sur ce qui survient quand elles ne peuvent plus faire, ou a fortiori choisir, ce qui leur importe.
6 De ce fait, un second enjeu théorique, interne à l’approche, est de comprendre les raisonnements et les contraintes qui président aux interventions familiales dans une situation où les aspirations et l’identité des personnes atteintes s’altèrent. Ceci passe par une insistance sur la liberté réelle des personnes, celle de l’entourage comme celle des malades, de pouvoir promouvoir les modes de vie qu’elles ont des raisons de valoriser.
7 Cette perspective recouvre aussi un enjeu pragmatique de justice sociale. Comment aider des personnes qui n’ont plus toutes leurs compétences ? Comment leur offrir un environnement favorable ? Comment mieux prendre en compte ce qui importe pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et leurs proches ? Comment soutenir et reconnaître tous ceux qui participent à la prise en charge des difficultés posées par la réduction des aptitudes liées à la maladie d’Alzheimer ?
8 L’approche par les capabilités modifie la façon d’estimer non plus seulement le bien-être ou la qualité de vie qui ne rendent qu’imparfaitement compte d’aspects subjectifs, pourtant inhérents à ces notions, mais aussi, plus largement, l’avantage global d’un individu (Sen, 2010, p. 284) ou d’un groupe par rapport à d’autres. Dans cette approche, l’avantage d’une personne est distingué selon quatre dimensions (Sen, 2010, p. 348) : l’accomplissement de son bien-être ; l’accomplissement de sa qualité d’agent ; la liberté de bien-être ; la liberté d’action. Prendre simultanément en compte ces dimensions permet de ne plus percevoir une personne uniquement sous l’angle de son bien-être en ignorant l’importance de ses jugements et de ses priorités personnels, en particulier, de sa liberté d’action (sans la réduire arbitrairement à la recherche de la satisfaction d’un intérêt égoïste). Pour ce faire, l’approche par les capabilités promeut la constitution d’une base informationnelle très large concernant la vie que les personnes peuvent mener, base sur laquelle se concentrer pour juger de l’avantage, sans pour autant proposer une méthode particulière sur la façon d’utiliser ces informations dans le débat public.
9 L’approche induit enfin un enjeu méthodologique du fait du déplacement de l’intérêt non plus sur les tâches effectuées — les fonctionnements exprimés comme des résultats finaux —, mais sur les manières de les accomplir et les raisons avancées pour le faire afin d’approcher ou d’estimer les capabilités en jeu malgré leur inobservabilité directe. En observant et en décrivant les conditions d’accompagnement par l’entourage familial des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, il s’agit de comprendre, dans le respect de leur diversité et sans hiérarchisation, les raisons et les contraintes qui président aux interventions effectuées. Sur quels accomplissements en termes de vie quotidienne, les proches interviennent-ils et comment le font-ils ? Quelles sont les possibilités, les opportunités et les ressources mobilisées pour le faire et quels facteurs créent ces opportunités ou les transforment en accomplissements ?
La pluridisciplinarité en réponse à l’enjeu méthodologique des capabilités
10 Pour constituer une base informationnelle la plus riche possible sur les façons de faire et d’être au quotidien, mais aussi sur les finalités associées, il n’est d’autre choix que de multiplier les sources de données potentielles et de diversifier les regards disciplinaires. C’est pourquoi ce programme de recherche a fait appel à une démarche résolument pluridisciplinaire impliquant pendant trois années économistes, sociologues et anthropologues. Il entrecroise, selon des approches méthodologiques variées quantitatives et qualitatives, les analyses de plusieurs corpus de données spécifiques de natures diverses.
Une base informationnelle large
11 Différents corpus ont donc été utilisés. D’une part, pour le volet quantitatif, un premier corpus est constitué à l’aide des données de l’enquête Handicap-Santé (volet « Ménages ») de l’Insee et de la Drees réalisée en 2008 et qui compte 29 954 répondants vivant à domicile, dont 8 841 ont plus de 60 ans, parmi lesquels 340 ont déclaré être atteints d’une maladie d’Alzheimer. Pour « en faire surgir des faits utilisables » (Farvaque, 2008), les données de cette enquête enrichies par appariement avec la base Sniiram [1] de l’assurance maladie ont fait l’objet de traitements statistiques et économétriques visant à identifier et comparer les capabilités des personnes atteintes de la maladie par rapport à un groupe de personnes âgées non atteintes.
12 D’autre part, le volet qualitatif mené dans la perspective d’appréhender les modalités particulières de fonctionnement et les raisons d’agir des proches des personnes malades se fonde sur trois types de corpus.
13 Le premier est un corpus de textes issu d’une sélection de 58 récits, témoignages et romans publiés en langue française et mettant en scène une personne atteinte par la maladie d’Alzheimer, vivant à domicile. Il a été constitué et analysé spécifiquement pour cette recherche. Les ouvrages ont été retenus parce qu’ils étaient mentionnés sur des sites associatifs dédiés à la maladie et se trouvaient ainsi susceptibles d’être connus et lus par les proches familiaux qui accompagnent une personne malade. La grille d’analyse visait, dans la perspective des capabilités, à identifier les fonctionnements quotidiens décrits, les façons de faire mentionnées, et à rechercher les raisons proposées pour les expliquer ou en justifier les choix.
14 Le deuxième est un corpus de données issues d’entretiens et d’observations et spécifiquement recueillies avec le même objectif auprès d’une vingtaine de personnes malades et de leurs familles suivies, pour certaines d’entre elles, durant plus de deux années. Ces données ont fait l’objet d’analyses anthropologiques et sociologiques qualitatives.
15 Le troisième corpus, constitué auparavant par certains membres de l’équipe dans le cadre d’une thèse et d’un post-doctorat, regroupe des observations ethnographiques sur les pratiques de deux services de soins en direction des familles de malades vivant à domicile et ayant un diagnostic de maladie d’Alzheimer. Ces observations ont été exploitées par une analyse secondaire.
16 La mobilisation conjointe de l’ensemble de ces données par des approches disciplinaires et méthodologiques multiples constitue une aventure intellectuelle collective qui s’est avérée pertinente à différents points de vue. Elle a d’abord permis d’appréhender et de confirmer économétriquement la situation de désavantage en termes de capabilités des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer par rapport aux personnes de mêmes caractéristiques, y compris lorsqu’elles font état de multiples incapacités. Elle a été efficace pour déceler et comprendre de façon qualitative que l’accompagnement raisonné par les proches visait en partie, par un processus de production de ce que nous avons nommé des « capabilités par faveur », à fournir (ou à maintenir) certaines libertés de choix aux personnes malades, donc à accroître certaines de leurs capabilités. Les proches contribuaient ainsi à préserver, dans la mesure du possible, certains aspects de ce à quoi elles ont accordé de la valeur au cours de leur vie.
Des choix méthodologiques guidés par les particularités de la maladie
17 Les représentations sociales dominantes donnent à voir la maladie d’Alzheimer (Ngatcha-Ribert, 2012) et ses conséquences pour les personnes comme une détérioration cognitive archétypale que peuvent subir les personnes les plus âgées. Cette maladie semble ainsi induire des désavantages parmi les plus intenses et les plus profonds que peuvent connaître des personnes au cours de leur vie quotidienne, les mettant en situation de forte dépendance pour reprendre une expression fréquente du langage commun et cela, tant sur le plan physique, intellectuel que social, juridique ou moral (Eyraud, 2013).
18 Il reste néanmoins à considérer le cas spécifique d’un dysfonctionnement mental ou neurologique qui empêcherait l’aptitude de la personne de penser ses priorités et celle d’exercer sa liberté d’action, situation que Sen ne fait qu’évoquer (Sen, 2010, p. 349), mais qui sous-tend notre travail collectif.
19 Certaines particularités du contenu de la base informationnelle proposée par Sen en vue de distinguer résultat global et résultat final sont essentielles pour notre réflexion, telle sa distinction entre faire quelque chose et être libre de le faire, par exemple, entre la possibilité de rester chez soi et la possibilité de choisir librement de rester chez soi (Sen, 2010, p. 282). Le résultat final n’informe que sur la simple possibilité réalisée, celle de pouvoir rester chez soi, tandis que la notion de résultat global intègre la façon d’obtenir ce résultat, la dimension de possibilité de liberté qui l’a rendu effectif, et ne se réduit pas à la seule option qui s’est finalement concrétisée. Cette dimension est précisément celle que prend en compte la capabilité de mener le cours de vie que chacun valorise, en l’occurence, choisir de demeurer chez soi. Pour cela, Sen qualifie de « vraie différence » de méthode (Sen, 2010, p. 279), la démarche qui cherche à observer directement la vie que les personnes parviennent à mener, lorsque l’on veut s’intéresser non seulement à leurs vies effectives au quotidien mais aussi à la liberté réelle qu’elles ont de choisir entre différentes façons de vivre. C’est aussi une vraie différence pour prendre en compte les processus, les moyens de faire et ajouter ainsi à la dimension de possibilité, la dimension procédurale de la liberté. Chaque démarche empirique est alors à construire selon la nature de la question posée et, plus concrètement, selon la disponibilité des données et informations utilisables (Sen, 2010, p. 285). Sen lie très précisément l’une des contributions principales de son approche au fait que l’évaluation n’est ainsi pas énoncée a priori mais se trouve influencée par l’information sur laquelle on se focalise pour l’effectuer (Sen, 2010, p. 286). Par là même, la perspective des capabilités se soucie inévitablement d’une pluralité d’aspects de nos vies et de nos préoccupations. Son adaptabilité est forte. Et, il n’y a en outre aucune difficulté conceptuelle à penser des capabilités pour des groupes (Sen, 2010, p. 298), ce qui permet de considérer la maladie, au même titre que d’autres restrictions, comme génératrice de privation de capabilités tout en mettant en exergue que les pertes identitaires qu’induit la maladie d’Alzheimer imposent de ne pas la conceptualiser uniquement comme la source d’une attrition des capabilités. L’application aux possibilités de vivre à domicile avec une maladie d’Alzheimer est ainsi validée sous la condition de rechercher et de proposer une base informationnelle adéquate.
20 Au regard de cette approche, une personne qui souffre de maladie chronique ou de handicap est confrontée à la difficulté de traduire les moyens ou ressources dont elle dispose (ses revenus, par exemple, mais également ses compétences physiques ou le soutien de son entourage) en vie satisfaisante, du fait des symptômes ou des conséquences délétères de sa maladie ou de son handicap (Sen, 2010, p. 288). Ce processus dit de conversion se traduit par le fait que certains désavantages induits par la maladie, par exemple, une invalidité chronique, sont impossibles à corriger entièrement en dépit de l’affectation même suffisante de ressources, notamment financières, par des conditions sociales bénéfiques, ou un environnement adapté. Utiliser la perspective des capabilités en insistant sur la possibilité de réaliser les fins désirées et sur la liberté concrète d’atteindre ces fins raisonnées, s’avère dans ces situations de désavantage plus riche en informations et plus fécond que de se concentrer sur les fonctionnements réalisés et sur le comptage des moyens de les effectuer.
21 Deux capabilités ont été privilégiées tout au long de cette recherche : « la liberté dans les soins personnels » et celle de « participer aux activités domestiques ». Réalisations effectives des possibilités contenues dans les capabilités, les fonctionnements rendent compte des actions et des activités accomplies au quotidien. Dans cette perspective, et compte tenu des données disponibles dans l’enquête HSM, les fonctionnements associés à la capabilité « liberté dans les soins à la personne » ont été définis, lors des analyses quantitatives, pour chaque personne enquêtée, à partir de ce qu’elle a déclaré de ses conditions de réalisation dans neuf activités élémentaires précisément identifiées dans l’enquête : manger et boire, s’asseoir et se lever d’un siège, se coucher et se lever d’un lit, se servir des toilettes, couper ses aliments, s’habiller, se laver, se déplacer à l’intérieur du logement et prendre ses médicaments.
22 Pour apprécier ces conditions de réalisations, nous avons étudié les réponses permettant de savoir, lorsque la personne déclarait des difficultés à réaliser ces tâches, comment elle les accomplissait : seule, avec une aide familiale (ou professionnelle), ou si elle y avait renoncé.
23 Le fonctionnement pour la capabilité « participation à la vie domestique » est décrit de façon analogue, à partir des réponses portant sur les cinq activités suivantes : faire le ménage courant, préparer ses repas, faire des tâches plus occasionnelles, faire ses courses, accomplir des démarches administratives. De façon similaire, les conditions de réalisations diffèrent pour ces activités lorsque la personne déclare avoir de telles difficultés qu’elle ne peut plus du tout les réaliser seule, et qu’elle doit faire avec l’aide de quelqu’un. Ces différentes activités ont également servi de points d’entrée privilégiés pour les analyses qualitatives.
Restriction de capabilités et accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer
24 Une première phase de traitement statistique des données déclaratives de l’enquête HSM a permis d’obtenir une description de la manière dont sont réalisées ces différentes activités domestiques et de soins personnels, et donc les différents accomplissements correspondants, repérables dans la population des personnes de plus de 60 ans atteintes ou non de la maladie d’Alzheimer et vivant à domicile.
25 Elle révèle que la spécificité du groupe des personnes atteintes vivant à domicile s’apprécie notamment du point de vue de leur âge (âge moyen 81 ans, soit 7 ans de plus que les personnes non atteintes de la maladie d’Alzheimer) et de la dégradation de leur état de santé (12 % perçoivent leur état de santé comme bon ou très bon contre 25,7 % des personnes non atteintes de la maladie), faisant d’elles des consommatrices élevées de soins, en particulier non hospitaliers (6 476 euros de dépenses annuelles contre 4 144), ciblant non seulement la maladie elle-même mais aussi d’autres atteintes ou polypathologies liées au vieillissement.
26 Les analyses de statistique comparative [2] menées démontrent la restriction et la situation de désavantage induite, et permettent d’identifier certains désavantages spécifiques dont sont atteintes les personnes affectées par la maladie d’Alzheimer par rapport à d’autres populations âgées dépendantes. Comparativement aux personnes de même âge dont l’état de santé perçu est aussi dégradé, elles vivent moins souvent seules (23 % contre 44 %), disposent plus souvent de prestations, telles que l’APA (37 % contre 6 %), ce qui apparaît cohérent avec leur déclaration significativement plus importante de difficultés pour accomplir tant leurs soins personnels que les tâches domestiques ou encore les démarches administratives et avec leurs recours également plus intenses à l’aide de leur entourage ou de professionnels (72 % recourent à l’aide d’un tiers pour une des activités de la vie quotidienne étudiées dans l’enquête contre 22 %).
27 Dans une seconde phase, pour apprécier au moins indirectement le niveau de capabilités des personnes enquêtées, nous avons cherché à appréhender plus finement la diversité de leurs fonctionnements, en nous concentrant sur les activités pour lesquelles les manières de faire étaient les plus diversifiées parmi les personnes de 60 ans et plus, qu’elles soient atteintes ou non de la maladie. Nous avons ainsi considéré qu’identifier leurs conditions de réalisation, c’est-à-dire comment les personnes faisaient leur toilette, comment elles s’habillaient, utilisaient les toilettes, prenaient leurs médicaments ou faisaient usage de leurs couteaux et autres ustensiles pour manger et boire, étaient les manifestations observables et qualifiables de leurs libertés d’accomplissement des soins personnels (première capabilité), et qu’il en était de même pour la préparation des repas, les courses, le ménage courant ou de plus gros travaux, la gestion des papiers pour la seconde capabilité (la participation au travail domestique).
28 Ainsi, pour la capabilité « liberté dans les soins personnels », lorsque les personnes avec la maladie d’Alzheimer accomplissent leur toilette ou s’habillent… avec l’aide d’une autre personne, ce qui définit et qualifie leur fonctionnement spécifique, on peut en inférer que leur capabilité « liberté dans les soins personnels » est différente et sans doute réduite. En effet, selon les normes sociales prévalentes, les personnes effectuent seules ces soins personnels et valorisent cette façon de faire (Twigg, 2000). De façon similaire, lorsque, pour les activités de la vie domestique, la personne déclare ne plus du tout pouvoir les réaliser seule, et devoir les effectuer avec l’aide ou le soutien de quelqu’un, elle décrit des fonctionnements spécifiques et on peut également en déduire que sa capabilité « participation à la vie domestique » est amoindrie et qu’elle est désavantagée sous la même hypothèse de valorisation de la possibilité d’accomplir seule ces activités domestiques.
29 De même, si cette façon de faire, « faire seule », est plus fréquente que dans le groupe des personnes n’ayant pas la maladie d’Alzheimer, on peut considérer que les répartitions des possibles entre personnes ayant ou non la maladie d’Alzheimer sont différentes et cela au détriment des premières. Il reste à vérifier néanmoins si la possibilité de faire seul est un fonctionnement collectivement valorisé dans ce groupe, ce à quoi le volet qualitatif de recherche s’attache à répondre.
30 Les analyses statistiques effectuées révèlent avec une forte significativité statistique que les fonctionnements relevant de ces deux capabilités, c’est-à-dire les façons privilégiées d’effectuer les tâches retenues, sont singuliers pour ces personnes malades et contribuent également à les différencier des façons de faire des autres personnes de même âge, même atteintes d’autres formes d’altérations corporelles ou de limitations.
31 Ainsi, quelle que soit l’activité relevant du fonctionnement associé à la capabilité « liberté dans les soins personnels », les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer sont toujours moins nombreuses que les autres à dire pouvoir l’exécuter sans difficulté. De même, pour toutes les activités permettant de décrire les fonctionnements associés à la capabilité « participation à la vie domestique », au moins deux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer sur trois décrivent un niveau de difficultés tel qu’elles ne peuvent pas du tout effectuer seules l’activité et ce, quelle que soit l’activité domestique considérée. Dès lors, pour chacune, le pourcentage de personnes la faisant avec l’aide d’un tiers est toujours plus élevé chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer que dans la population non atteinte.
32 Par ailleurs, la toilette est le seul soin à la personne pour lequel l’aide provient plus souvent d’un professionnel que de l’entourage, que les personnes aient ou non une maladie d’Alzheimer. Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, les tâches domestiques sont toujours plus fréquemment réalisées avec l’aide de l’entourage qu’avec celle d’un professionnel. Ceci n’est pas vrai pour les autres personnes âgées qui recourent plus souvent à l’aide d’un professionnel qu’à leur entourage pour être aidées dans leurs tâches ménagères ou pour les tâches plus occasionnelles.
33 Ces résultats confirment une fois encore que les conditions de réalisation des soins à la personne et des tâches domestiques, et donc les fonctionnements associés aux deux capabilités étudiées, sont significativement différents selon que les personnes déclarent ou non être atteintes de la maladie d’Alzheimer au détriment des premières.
34 À ce stade quantitatif de notre analyse des fonctionnements observés, sous l’hypothèse que le fonctionnement « faire seul les soins à la personne » est un accomplissement préféré, la maladie d’Alzheimer apparaît donc comme une source spécifique de privation de capabilités pour les personnes concernées. Cette maladie les distingue défavorablement d’autres personnes incluses dans l’enquête HSM avec lesquelles elles partagent des sources de privation, telles qu’un âge ou un niveau de dépendance élevé. Mais les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer apparaissent toujours dans des situations d’accomplissement moins satisfaisantes par rapport à celles qui n’en sont pas atteintes, même si leurs altérations ou leurs dysfonctionnements sont importants.
35 Prolongeant cette démarche, une modélisation particulière (dite à variable latente et à indicateurs et causes multiples), qui prend appui sur la diversité des fonctionnements repérés et sur les ressources à disposition des personnes enquêtées, a permis de produire une estimation des deux capabilités retenues [3] des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer de plus de 60 ans vivant à domicile et de les comparer à celles des personnes de 60 ans et plus, vivant également à domicile mais qui n’ont pas cette maladie. Le choix de cette modélisation repose sur la considération que les capabilités sont a priori inobservables (latentes).
36 Les résultats de cette modélisation valident, pour chaque capabilité, notre hypothèse que l’état de santé général de la personne, son entourage et sa famille, son capital économique et culturel, ses conditions de déplacement (notamment l’accès aux infrastructures), ainsi que le recours aux dispositifs collectifs en matière de perte d’autonomie sont autant de ressources et de droits susceptibles d’être convertis en libertés d’accomplissement des soins personnels d’une part, et de participation à la vie domestique d’autre part. Elles confirment en outre que ce sont bien les ressources et les droits qui influent le plus fortement sur les capabilités des personnes de plus de 60 ans.
37 Les personnes ayant déclaré avoir une maladie d’Alzheimer étant très âgées, majoritairement féminines, vivant plus souvent seules, se considérant plus souvent en mauvaise santé et avec de fortes limitations, leurs capabilités sont généralement faibles. Et même si l’on observe une certaine hétérogénéité dans leurs niveaux de capabilité, les personnes atteintes se distinguent aussi significativement en tant que groupe lorsqu’elles sont comparées aux personnes qui n’ont pas cette maladie. Les résultats mettent donc là encore en lumière l’influence significative de caractéristiques individuelles de la personne (en particulier l’avancée en âge, le sexe, le niveau déclaré d’état de santé), mais font aussi état d’aspects relationnels (la proximité d’un entourage familial) et d’environnement physique et social (accès possible aux infrastructures, présence d’équipements et de services à proximité du domicile) dans la conversion des ressources personnelles (appréciées au travers des revenus, niveau de diplôme, ou des catégories socioprofessionnelles…) en capabilités.
38 Bien que contraint par la nature des données disponibles dans HSM, ce volet quantitatif révèle l’ampleur des désavantages affectant la qualité et le cours de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer mais aussi leurs spécificités, et les ressources, droits et éléments de leur hétérogénéité. L’ensemble de ces résultats pointe le rôle de différentes ressources, notamment non financières (proximité de l’entourage comme de services publics, sociaux et médicaux) dans le maintien de ces deux capabilités et met ainsi en exergue l’importance de l’implication des familles et de l’usage choisi des actions publiques dans différents domaines d’intervention concernant ces deux capabilités.
Capabilités par faveur : accompagner pour préserver ce qui importe à la personne atteinte
39 Prendre toute la mesure des désavantages qui pèsent sur le cours de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer demande de remettre au cœur de la réflexion les cours de vie, les valeurs et les possibilités de choix de ces personnes. Cela permet de comprendre où se forment ces désavantages, tout en prenant acte que les cours de vie diffèrent d’une personne à l’autre et que leurs expériences de la maladie sont diverses. Cet objectif, qui nécessite de déplacer le regard non plus sur ce qui est fait, mais sur les procédures et les raisons de le faire, a conduit à adjoindre à la démarche quantitative dont nous venons brièvement de rendre compte, des analyses qualitatives sur la variété des tentatives de faire face aux restrictions d’activité et les formes singulières de résolution des problèmes quotidiens rencontrés par les personnes malades et leurs familles. L’attention portée à ces moments vise à appréhender de façon fine comment les raisons de faire des proches gouvernent leurs propres façons d’agir et à déceler les logiques de justice, les valeurs et les finalités des personnes qui agissent. Autrement dit, il s’agit d’apprécier ce que les personnes malades comme leur entourage prennent en considération lors de l’accompagnement. L’emploi du terme « accompagnement » veut ici rendre compte de la préoccupation de l’autre et de la singularisation d’une relation qui repose non seulement sur les compétences et les savoirs des personnes impliquées mais aussi leur histoire, leurs valeurs, leurs émotions… C’est pourquoi l’approche qualitative retenue mobilise une double démarche spécifique à cette recherche et articule l’étude de récits, témoignages et romans, avec un important travail d’observations ethnographiques et d’entretiens auprès de personne malades et de leurs familles, visant dans l’un et l’autre corpus, à repérer, à identifier et à comprendre les façons concrètes d’agir et les raisons avancées pour le faire.
40 L’option de collecter différents récits, romans et témoignages, repose sur le postulat qu’en racontant comment on vit au quotidien avec une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, leur contenu propose, même de façon détournée, une façon d’approcher comment les personnes décrivent et « comptent » ce qui a de la valeur pour elles et le racontent dans l’après-coup. Le choix de juxtaposer une analyse qualitative d’une sélection de récits et de témoignages publiés à celle d’observations et d’entretiens de terrain se fonde sur le constat (Barrère et Martuccelli, 2009 ; Ozouf, 2004) que, comme lors d’entretiens avec des chercheurs, les personnes malades ou leurs proches qui élaborent un récit s’inscrivent dans un processus de réexamen et de reconstruction de ce qui s’est passé, des manières de faire et des raisons d’agir. Ces raisons d’agir demeurent, au-delà des conditions diversifiées dans lesquelles elles sont exprimées (entretien, écriture) ou reconstruites, l’expression de choix qui s’enchâssent dans des raisonnements que les personnes peuvent maintenir de façon réfléchie si elles les soumettent à examen critique. Cependant, ces publications se distinguent des entretiens, parce que le temps qui sépare leur écriture (et donc l’énoncé des manières de faire comme l’examen des raisons) des situations rapportées est généralement beaucoup plus long que dans le cas des entretiens menés, mais surtout parce que l’engagement dans l’acte d’écriture signe fortement l’intentionnalité de celui qui témoigne ou qui rend compte. Or, c’est bien cette intentionnalité qui importe dans l’approche des capabilités. Dans ces ouvrages, les actions accomplies que les auteurs décident de rapporter sont donc non seulement soumises à des cadres de référence différents de ceux qui ont pu prévaloir dans l’action ou dans son immédiat après-coup, mais surtout leur examen, selon ces nouveaux cadres de référence, résulte de la décision de celui qui témoigne, de les rendre visibles ou lisibles, et inscrit cette décision dans la temporalité longue de l’écriture d’un document destiné à être rendu public et accessible au regard d’autrui. L’important pour l’auteur n’est plus seulement alors de dire ce qui avait compté, mais aussi d’en rendre compte de façon volontaire (Cottereau et Marzok, 2012). À ce titre, récits, témoignages et romans ont vocation à s’intégrer dans la base informationnelle la plus large possible que nous avons voulu constituer.
41 Les récits, romans et témoignages permettent donc, selon nous, de saisir comment les auteurs construisent et disent après coup ce qui a de l’importance pour eux et comment ils ont choisi de rendre compte non seulement des manières de faire mais aussi des buts et des valeurs mobilisés et éventuellement de leur transformation tant en ce qui concerne leurs propres valeurs que celles de la personne malade. C’est en ce sens que l’étude systématique de ces textes apporte une contribution particulièrement utile à la perception des fonctionnements valorisés et permet d’approcher leurs capabilités. Le dévoilement qu’ils permettent de ce qui importe aux proches qui accompagnent une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer contribue ainsi à bousculer les conceptions habituelles de l’aide à domicile en proposant certes une façon d’accompagner mais en regardant souvent en arrière. En effet, le premier résultat qui s’impose – sans surprise mais il faut en tirer de nouvelles conséquences – et traverse l’ensemble des façons de dire et d’être, tant dans les écrits des proches que dans ceux des personnes malades elles-mêmes, est une référence omniprésente au passé, au passé qui ne peut plus être, à l’avant de la survenue de la maladie. Au même titre que d’autres, la maladie d’Alzheimer est présentée et agit comme une rupture. Pour autant, il ne semble pas qu’on puisse, dans le cas de cette pathologie, se référer sans nuance à la notion de rupture biographique (Bury, 1982), car il ne peut y avoir, dans la durée, de démarche individuelle de changement volontaire et réfléchi des attentes, aspirations et façons de faire de la personne, pas plus qu’un engagement véritable dans un profond travail biographique (Corbin et Strauss, 1985 ; Kaufman, 1988), du fait des pertes cognitives et identitaires particulières qui en caractérisent l’évolution inéluctable. Face à ces pertes progressives, c’est au contraire une tentative de maintien de ce qui comptait auparavant qui semble s’imposer comme référentiel dominant de l’action des proches, mais également dans les intentions et les choix des personnes atteintes tant qu’elles peuvent le faire ou l’exprimer, de telle sorte que les ajustements et remaniements seront également tant que possibles, proposés en fonction de leur compatibilité au passé. Plus précisément, pour le conjoint comme pour les enfants des personnes malades, amenés à agir en lieu et place de la personne atteinte, l’un des arguments le plus souvent mis en œuvre pour rendre compte de leur implication concrète, concerne le cours de vie, les valeurs ou les préférences qui prévalaient auparavant pour elle. Il s’agit alors de regarder en arrière pour donner du sens au dérangement du présent ; la volonté de préserver ce qui importait auparavant fondant dans une large mesure les façons de faire, les ajustements proposés et les raisons d’agir, aussi bien lorsqu’il s’agit d’accompagner la réalisation des soins corporels ou l’action de s’habiller que d’effectuer les tâches domestiques quotidiennes. Ce faisant, récits et témoignages agissent comme un miroir grossissant et rendent plus visible et explicite ce que qui a été entendu et observé lors des entretiens et du suivi des personnes malades et de leurs familles, au sujet des fonctionnements relevant notamment (mais pas seulement) des deux capabilités présentées plus haut, des façons fines d’agir et des justifications proposées.
42 Premier enseignement de cette investigation auprès de familles : un grand nombre de personnes rencontrées, conformément aux témoignages analysés, insiste davantage sur la dimension de la perte identitaire liée à cette pathologie que sur les pertes de pratiques et de compétences qui sont présentées comme survenant très progressivement, de façon erratique, et entraînant pour l’entourage la mise en place de procédures de compensation partielle, excluant ainsi longtemps la nécessité de faire à la place de leur proche. Cette exclusion, ou ce refus, de se substituer émerge comme une composante importante des manières de faire les plus valorisées par les personnes rencontrées. On retrouve de ce fait plus souvent évoqué le souci de respecter ce qui avait autrefois compté pour la personne malade, ce qu’elle aimait accomplir seule, que la nécessité de suppléer à des manques présentés comme objectifs dans les grilles d’intervention professionnelle dont la perception est d’ailleurs disparate. Ce résultat, peu fréquent dans les travaux portant sur l’aide des proches, tient au déplacement volontaire du regard non sur le nombre et l’ampleur des tâches exécutées mais d’abord sur les procédures et sur les façons de les effectuer. Dans cette perspective, les prises d’initiative originales et fortement personnalisées de chacun des membres de l’entourage sont fréquentes, mettant en exergue l’importance de la dimension de liberté procédurale dans les formes d’accompagnement choisies par chacun, selon son lien à la personne, c’est-à-dire de la possibilité pour chacun des proches d’exprimer et de faire des choix même lorsqu’ils paraissent anodins, tels que décider de privilégier un bain ou une douche, de l’assemblage de tels vêtements, de laisser faire seul ou non telle activité, sans attacher d’importance à la mauvaise qualité du résultat par exemple pour du jardinage. Ce qui prédomine dans cet ordonnancement, c’est plus alors d’aider l’autre à poursuivre ses propres buts que d’assurer l’exécution fonctionnelle de gestes nécessaires comme se laver, se vêtir ou manger. Les modalités d’aide diversifiées selon les familles, ou selon un membre particulier, que ce soit pour la toilette quand la personne ne prend plus soin d’elle-même, quand il s’agit de s’occuper du domicile, ou de conduire encore une automobile… révèlent en outre un ajustement au fur et à mesure de l’évolution de la maladie, non pas seulement pour s’adapter aux difficultés que rencontre le malade mais aussi parce que les principes qui gouvernent l’intervention des proches se transforment, mêlant le passé aux nouvelles contingences du présent. Le maintien affirmé d’un sens dans l’accompagnement d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer donne alors une place spécifique aux familles a priori mieux dotées de la connaissance du passé de la personne, les gratifiant d’un avantage effectif pour produire et lui prodiguer des « capabilités par faveur ».
43 Cet avantage particulier, à savoir la connaissance du passé, de l’accompagnement par les familles des personnes atteintes de cette maladie, mais aussi de celles souffrant plus largement de détériorations cognitives liées à leur âge avancé, n’est pas ignoré par les équipes soignantes hospitalières ou exerçant en ville, qui peuvent agir en renforçant les capabilités des proches et des familles, afin d’atteindre le soutien souhaité des personnes malades. En se fondant sur des données sociologiques qualitatives collectées antérieurement (Béliard, 2010 ; Sifer-Rivière, 2014), les résultats montrent que pour cette maladie aussi, les pratiques médicales, notamment en gérontologie mais pas seulement, font dorénavant plus que donner une place d’interlocuteur privilégié aux familles jusqu’à en constituer un acteur indispensable au déroulement satisfaisant de la prise en charge thérapeutique lors d’un maintien à domicile. Ainsi, la présence d’un proche, susceptible d’accompagner au quotidien et d’offrir des informations au médecin, est recherchée dès le début (Béliard, 2010). Cet enjeu d’efficacité médicale contribue à gommer pour les soignants la singularité et les apports propres de la connaissance du passé qui n’est souvent pensée que comme un facilitateur en cas de difficulté, comme en témoignent les conseils prodigués aux accompagnants au cours des consultations ou des hospitalisations de jour (Sifer-Rivière, 2014). C’est cette même recherche d’efficacité médicale dans le maintien à domicile, et non de la singularité de la personne malade, qui irrigue les formations proposées aux familles dans le cadre d’une mesure du plan Alzheimer
44 intitulée Aider les aidants.
45 Dans ces contextes, l’attention portée à la liberté de choix des membres de la famille inviterait pourtant à ne pas accompagner ces conseils prodigués au cours des interactions ordinaires du soin ou de ces formations d’une pression excessive quant à leur implication, tout en appuyant la nécessité de mettre à leur disposition les ressources qui leur permettent d’exercer ce choix dans des conditions collectivement acceptables. La finalité première devrait être que l’expansion de leurs capabilités personnelles puisse augmenter leur pouvoir d’influencer la vie de ceux qu’ils accompagnent à domicile et d’en faire ainsi les bénéficiaires de capabilités par « faveur ».
Conclusion
46 Les résultats de cette recherche montrent qu’en cas d’inaptitude, évaluer la liberté d’une personne à se définir un cours de vie satisfaisant impose de prendre en compte l’interaction des capabilités des différents acteurs impliqués dans ses fonctionnements ou son cours de vie. En ce sens, les capabilités d’une personne et celles des proches qui l’accompagnent sont interdépendantes (Sen, 2010, p. 301). Cette interdépendance témoigne de la propension de certains proches à réaliser des combinaisons de fonctionnements valorisés pour la personne et pour eux-mêmes, dans un processus identifié comme menant à des « capabilités par faveur ». En effet, la conversion de ressources ou de contraintes a pour effet de modifier la liberté de choix et, en retour, d’accroître ou de réduire les capabilités. De ce fait, les capabilités et les modes raisonnés d’accompagnement de l’entourage participent des ressources mises à la disposition de la personne atteinte selon un processus d’interrelation et de transfert des capabilités des proches. Par l’attention à ce qui est susceptible de compter ou d’avoir plus particulièrement de la valeur pour la personne accompagnée, les proches permettent alors d’élaborer des façons de faire plus valorisées et plus conformes au cours de vie susceptible d’être choisi par la personne.
47 Ainsi, comprendre, prendre la mesure et analyser les désavantages en termes de capabilités de certaines personnes atteintes d’une maladie dégénérative est une façon plus politique, plus collective de tenter de rendre à ces personnes une certaine liberté de choix. C’est leur rendre une place dans l’espace social, dans les politiques sociales et de solidarité et, plus largement, dans la vie politique et collective. L’appel politique à l’implication familiale auprès de ces personnes malades, conduit à considérer certaines formes raisonnées d’engagement comme l’octroi de capabilité par faveur, lorsque les proches œuvrent pour relayer et faire perdurer ce qui importe à la personne. Considérer qu’un proche est capable de dire ce qui importe à la personne atteinte est une hypothèse forte qui plaide pour un contexte d’action qui vise à maintenir la perspective de conserver un espace de liberté de choix aux personnes atteintes de pathologies dégénératives en regard de ce à quoi elles sont susceptibles d’attacher de la valeur. Préserver ce qui importe, ce n’est pas nécessairement y arriver, mais c’est choisir de s’en préoccuper.
Notes
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[1]
Système national d’information interrégime de l’assurance maladie.
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[2]
Pour toutes ces analyses, les données issues du groupe des personnes ayant déclaré une maladie d’Alzheimer, ont été redressées afin de pouvoir être comparées à l’ensemble des personnes du même âge présentes dans l’enquête HSM. De même, nous avons tenu compte des conditions de recueil des informations analysées, certaines personnes, souvent les plus âgées ou à l’état de santé plus dégradé, n’ayant pas répondu seules à l’enquête. Toutes les différences de pourcentage rapportées sont statistiquement significatives.
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[3]
Pour rappel : liberté dans les soins personnels et participation à la vie domestique.