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Vieillir et mourir en immigration. Pour une sociologie de la trace Atmane Aggoun, Habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Grenoble, 2014, 177 p.

1 Ce texte, non publié à ce jour, a été présenté par Atmane Aggoun dans le cadre de sa soutenance pour obtenir l’habilitation à diriger des recherches devant l’université de Grenoble le 22 janvier 2014. Ce chercheur, connu pour ses nombreux travaux consacrés aux populations immigrées vieillissantes originaires d’Afrique du Nord, résume dans ce document un parcours scientifique original.

2 Sa trajectoire a commencé en Algérie, autour d’une approche pertinente et inédite du phénomène islamiste des années 1990, et s’est poursuivie en France autour de la question du vieillissement et de la mort des immigrés originaires du Maghreb. L’approche qu’Atmane Aggoun a développée à propos du mouvement islamiste en Algérie se place au niveau de la dimension générationnelle. Alors que ce phénomène a été largement étudié dans sa dimension d’opposition politique radicale au régime en place ou dans sa dimension de revendication sociale de la part des franges les plus en souffrance de la société, A. Aggoun y décèle une dimension de conflit entre générations. L’islam devient le champ de contestation des anciens par une jeunesse nombreuse et réduite à la marginalisation par la situation économique et sociale. Opposer un islam scripturaire, bien maîtrisé par les générations qui ont été éduquées après l’arabisation du système d’enseignement, à un islam syncrétique transmis par la tradition orale, a permis à une frange de la jeunesse d’exprimer son rejet de la génération précédente sans remettre en cause les valeurs centrales de la société algérienne. C’est là une approche tout à fait pertinente qui constitue un apport important à la compréhension de l’islamisme comme phénomène de société, et pas seulement dans sa dimension politique et idéologique. Poursuivant ses travaux en France, ce chercheur a soutenu une thèse à Paris V, sous la direction du professeur Akoun, qui explorait la constitution et les dynamiques du Front islamique du salut.

3 L’auteur a ensuite choisi de changer de terrain de recherche et de s’intéresser aux immigrés vieillissants et à leur approche de la mort. Ses travaux consacrés à ce sujet englobent une diversité de situations : celle des vieux travailleurs isolés vivant en foyers, des hommes et femmes vivant en famille et des anciens harkis. Il a étendu son objet de recherche aux pratiques funéraires, s’intéressant à la fois à la question des rapatriements des corps au pays d’origine et à ce que représente l’institution de carrés musulmans dans les cimetières en France. Dans ce domaine, son objectif théorique explicite est d’analyser la notion d’intégration au grand âge et à la mort.

4 Traitant du vieillissement, il présente une description des évolutions importantes des migrants au cours du temps, à la fois dans leur identité, dans leur rapport au pays d’origine et leur rapport à la France, qu’il caractérise notamment par la fin du « mythe du retour ». On peut regretter que, dans le document présenté, le chercheur ne fasse pas référence à des données empiriques en utilisant notamment la grande enquête statistique réalisée par la Cnav et l’Insee, l’enquête PRI (Passage à la retraite des immigrés). Son approche est essentiellement qualitative et inspirée des méthodes de l’ethnologie dites de l’observation « flottante ». Pour la mettre en œuvre, il a habilement utilisé des évènements imprévus qui ont contribué à le rapprocher de ses enquêtés et lui ont ainsi permis de créer avec eux une connivence propre à faciliter le recueil d’informations à propos de thématiques ayant trait à l’intimité, comme l’approche de la mort, le vécu du vieillissement et des relations au sein de la famille. Toutefois, cette approche a ses limites : entre autres, rien ne permet de dire en quoi les informations recueillies auprès d’un groupe inévitablement restreint sont représentatives de points de vue plus largement partagés. Et ce d’autant plus que les enquêtés sont tous d’anciens travailleurs appartenant à la même génération et ayant eu des parcours similaires.

5 La partie consacrée au vieillissement des immigrés est solide mais n’apporte pas beaucoup de nouvelles connaissances, l’auteur ayant essentiellement travaillé auprès d’une population déjà largement étudiée depuis plusieurs années et somme toute relativement minoritaire : celle des hommes seuls vivant en foyers ou en habitat dispersé. En effet, seuls 6 % des hommes algériens âgés vivent « hors famille ». À ce niveau, le texte d’A. Aggoun ne fait que confirmer ce que l’on sait déjà à propos de cette population depuis les premiers travaux qui lui ont été consacrés il y a plus de vingt ans. On aurait aimé avoir plus d’informations à propos des hommes vivant en famille, des femmes seules et des relations entretenues par les immigrés vieillissants avec les jeunes générations.

6 La partie consacrée aux rites funéraires est la plus originale et la plus intéressante. Elle apporte une véritable contribution aux débats actuels sur les carrés musulmans dans les cimetières en France. L’auteur aborde la question sous ses différents aspects culturels, identitaires, symboliques, religieux, législatifs et institutionnels. Il montre bien que les motivations du rapatriement des corps sont d’ordre culturel et politique. Il s’agit d’exprimer sa fidélité au pays où l’on est né et d’honorer les coutumes qui lui sont propres. Ceci relativise la portée des règles religieuses invoquées par ceux qu’il nomme « l’élite musulmane ». Ce sont finalement « les traditions populaires qui priment ».

7 Le texte rappelle l’intérêt que les traditions du Maghreb accordent à l’ensevelissement du « jumeau » de la personne, c’est-à-dire son placenta. Ce rite, très répandu également en Afrique-subsaharienne, tend à établir une identité symbolique entre la personne vivante et son placenta qui porte toujours un nom signifiant frère ou sœur de l’enfant. La volonté d’être enseveli à proximité de ce double symbolique à la fin de sa vie reflète la persistance d’une tradition de portée très large puisqu’elle a existé aussi pendant longtemps dans les zones rurales d’Europe. C’est, une fois de plus, l’illustration de la persistance de la tradition malgré les dogmes établis par les religions révélées en matière de rites funéraires.

8 Pour le reste, ces rites reflètent des compromis entre la tradition du pays d’origine, les prescriptions de l’islam et les exigences des autorités du pays d’accueil. D’un côté, il y a abandon de l’ensevelissement du corps dénudé dans un simple linceul au profit d’une inhumation du mort dans un cercueil ; d’un autre côté, les carrés musulmans permettent l’orientation de la tête des défunts vers La Mecque. Ces compromis sont-ils le signe d’une intégration post-mortem à la société dans laquelle ces personnes ont passé l’essentiel de leur vie ou sont-ils induits par l’abandon progressif de l’inhumation au pays d’origine, devenue trop coûteuse et trop complexe sur le plan administratif ? Quel rôle peut bien jouer la famille composée d’enfants nés en France dans ce changement ?

9 A. Aggoun ne répond pas à ces questions mais il apporte des informations inédites de par la qualité de la description d’une population qui va toutefois devenir de moins en moins représentative des immigrés vieillissants, celle des chibanis, ces hommes venus en général seuls d’Algérie au cours des années 1960 et 1970 et jamais repartis au pays, qu’ils aient été rejoints par leurs familles ou qu’ils aient poursuivi leur séjour en France dans l’isolement. C’est donc un témoignage historique potentiel qu’apporte cette recherche engagée dans la poursuite de la « trace » d’une catégorie de migrants en voie d’extinction.

10 Par Jacques Barou Directeur de recherches CNRS UMR PACTE, Grenoble

Le capital au XXIe siècle Thomas Piketty, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 976 p. (coll. Les livres du nouveau monde)

11 La dynamique de l’accumulation du capital privé conduit-elle inévitablement à une concentration toujours plus forte de la richesse et du pouvoir en quelques mains, comme l’a cru Marx au XIXe siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance, de la concurrence et du progrès technique conduisent-elles spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse stabilisation dans les phases avancées du développement, comme l’a pensé Kuznets au XXe siècle ? Ces deux questions que pose Thomas Piketty dès l’introduction de son livre ouvrent le principal débat que la suite de l’ouvrage approfondit et enrichit, dans une importante et remarquable étude d’économie historique.

12 Le succès de librairie que rencontre cet imposant ouvrage est rare pour un ouvrage scientifique aussi spécialisé et ardu. Il est en effet devenu un véritable phénomène sociologique, rivalisant en nombre de ventes avec les best-sellers de la littérature populaire.

13 Ses principaux résultats ne sont cependant pas aussi nouveaux que leur effet pourrait le faire penser : la concentration croissante du patrimoine, ses inégalités, leur reproduction et aggravation d’une génération à l’autre étaient des constats déjà bien établis, notamment en France, par les nombreux travaux sur le patrimoine et par les enquêtes sur les actifs financiers de l’Insee. Cela explique sans doute que le retentissement de cet ouvrage n’a pas été aussi fracassant en France qu’Outre-Atlantique, et pas seulement en vertu de l’adage selon lequel « nul n’est prophète en son pays ». C’est surtout aux USA que cet ouvrage a eu un fort retentissement et il est vrai que ses analyses s’y appliquent encore davantage que dans les pays européens.

14 De plus, l’auteur est allé plus loin dans ses développements que les nombreuses publications faisant état de l’aggravation des inégalités surtout depuis la crise de 2008. Retraçant les courbes d’évolution du capital et de la rente sur le travail tout au long du XXe siècle, et les projetant dans le futur, il les situe dans le temps long et fait apparaître des phénomènes oubliés ou masqués comme le retour en force de la rente et des rentiers. Et surtout, il inscrit son analyse économique dans une vision sociologique et politique, dont rend compte le titre évocateur du livre, renvoyant au Capital de Marx.

15 L’histoire des fluctuations des rapports entre revenus et capital au cours du XXe siècle fait craindre un retour aux fortes inégalités qui ont marqué les débuts de la révolution industrielle. Ces dernières se manifestaient à la fois par d’importantes disparités de revenus du travail et par une forte concentration du capital, produisant des écarts de fortune d’autant plus grands que le rendement du capital était alors bien supérieur à celui du travail. Les guerres et crises économiques du début du XXe siècle ont produit un effondrement des grandes fortunes et des très hauts revenus du capital. Elles ont abouti à une réduction des inégalités, parallèlement à une amélioration des salaires et des politiques publiques. « Actuellement, les revenus du capital ne dominent les revenus du travail qu’au sein d’un groupe social relativement étroit : 0,1 % des revenus les plus élevés. En 1932, ce groupe social était cinq fois plus nombreux ; à la Belle Époque, il était dix fois plus nombreux » (p. 435).

16 Tout au long de son analyse, T. Piketty souligne les effets des politiques, des guerres, des événements et des crises sur ces changements, s’opposant ainsi à l’idée d’une évolution qui serait d’ordre rationnel ou qui relèverait d’une dynamique économique « naturelle », intrinsèque au capitalisme, menant à un équilibre interne, comme certaines théories (ou pseudo-lois) économiques le soutiennent.

17 Il reste que depuis les années 1970 et 1980, et dans tous les pays d’Europe et d’Amérique, on constate à la fois une augmentation exponentielle des revenus, des richesses et une accentuation de leur concentration. La flambée des « super-salaires », bonus, stock-options des hauts cadres de grands groupes et dans la finance a produit des situations aberrantes. Aujourd’hui, aux États-Unis, les sommes déclarées par le 1 % le plus riche sont passées de 9 % à plus de 20 % du total des revenus de la population mondiale, proche du record d’il y a un siècle (p. 472). Depuis 30 ans, ce « centile d’or » a absorbé près de 60 % de la croissance totale des revenus alors que 90 % des Américains ont vu leur salaire stagner. En Europe, la progression des inégalités est moins spectaculaire mais cependant réelle. Au Royaume-Uni, le 1 % plus riche détient 15 % du revenu national, en France 9 %, en Allemagne 12 % et même en Suède, pays de tradition égalitaire, il en détient 8 %. Les inégalités de propriété sont bien plus extrêmes que les inégalités de revenus. En France, après impôts, le 1 % de salariés les plus riches gagne quatre fois plus que le salaire moyen, mais le 1 % de détenteurs des plus gros patrimoines possède un capital 205 fois supérieur au patrimoine moyen. Depuis 30 ans, le processus de concentration des patrimoines est à l’œuvre, même s’il est nettement plus lent que le creusement des écarts de revenus. Le 1 % des mieux dotés détient aujourd’hui 25 % du total du capital en France, 30 % au Royaume-Uni et 34 % aux États-Unis.

18 La thèse centrale du livre repose sur une « loi fondamentale du capitalisme » selon laquelle le taux de rendement du capital (intérêts, dividendes, royalties, loyers, plus-values financières et immobilières…) est supérieur à la croissance économique, dont dépend la progression des revenus du travail. Mais, au cours du XXe siècle, le rendement net du capital est resté en dessous de la croissance (p. 565), qui a connu une vigueur exceptionnelle avec la révolution industrielle puis avec la reconstruction d’après-guerre des Trente Glorieuses. Depuis la fin du XXe siècle, la croissance a durablement faibli et devrait plafonner autour de 1 % par an dans les pays avancés pour le siècle à venir, selon T. Piketty. A contrario, la rentabilité du capital a augmenté et son rendement devrait se maintenir autour de 4 % dans le siècle à venir. Du coup, le rendement du capital redevient supérieur au rendement du travail, ce qui favorise l’accumulation et l’épargne privée dont T. Piketty prédit qu’elle va inexorablement se poursuivre (p. 309). Il en résulte un enrichissement des riches qui touchent le plus de revenus du capital, un renforcement de la dynamique inégalitaire d’accroissement du capital (les grandes fortunes grossissent de 6,4 % par an depuis une trentaine d’années, contre 2,1 % par an pour le patrimoine moyen par adulte – p. 691, p. 693). De surcroît, l’héritage gagne en importance, « le passé dévorant l’avenir ». Ainsi, les patrimoines hérités, qui représentaient 45 % du total de la valeur des patrimoines en 1970 en France, représentent près de 70 % aujourd’hui et peut-être 80 % à partir de 2050, consacrant la victoire des héritiers sur les travailleurs.

19 Parmi les analyses les plus débattues et aussi les plus politiques, figurent les évolutions et préconisations concernant l’impôt, dont l’auteur souligne avec raison qu’il ne s’agit pas d’une question technique mais d’une question éminemment politique et philosophique. « Sans impôt, il ne peut exister de destin commun et de capacité collective à agir » (p. 794). Les impôts sur le revenu, sur le capital et sur la consommation participent de la redistribution moderne et posent la question de la progressivité fiscale dont l’impact peut être très important sur la structure d’ensemble des inégalités. L’auteur en veut pour preuve l’abaissement de la progressivité sur les hauts revenus aux USA et au Royaume-Uni, qui aurait entraîné l’envol des hauts salaires. Pour la France, parallèlement à une légère progressivité à mesure que l’on s’élève dans les classes moyennes, il démontre qu’il existe une nette régressivité « au sein des centiles supérieurs » qui s’expliquerait par l’importance croissante des revenus du capital et par le fait qu’ils échappent largement au barème progressif. Aussi préconise-t-il de repenser l’impôt progressif, notamment l’impôt sur le capital.

20 Plus largement, l’auteur consacre un chapitre entier à la proposition, qui fait couler beaucoup d’encre, d’instituer un « impôt mondial sur le capital ». Il s’agirait d’instaurer une sorte d’impôt de solidarité sur la fortune qui tiendrait compte de la valeur sur le marché de l’ensemble des actifs financiers, professionnels (dépôts bancaires, actions, obligations, participations dans des sociétés cotées ou non) et immobiliers. Cet impôt, qu’il qualifie d’« utopie utile », s’appliquerait au niveau mondial pour éviter la concurrence fiscale entre les pays et l’exil des riches, et pour établir une transparence financière qui fait cruellement défaut aujourd’hui. Le chapitre qui y est consacré apporte de nombreuses réflexions et des propositions précises sur les procédures, les calculs et les moyens de sa mise en œuvre, signe que cet impôt mondial n’est pas si utopique aux yeux de l’auteur. Cet impôt est certainement une des propositions phare de ce livre, qui présente aussi une vision d’un État social adapté au XXIe siècle qui rendrait possible l’avènement d’une telle mesure. Cela supposerait un rôle accru de la puissance publique dans la production et la répartition des richesses, et une modernisation qui préserverait le « modèle social européen », dont on sait qu’il fait l’objet d’un très large consensus auprès des populations. Mais sur l’État social, les constats et développements de l’auteur restent d’ordre général, sans propositions nouvelles qu’il aurait tirées de ses précédentes analyses (il est vrai que ce n’est pas l’objet central de son Capital). Sa principale prise de position porte sur les régimes de retraite : il se prononce en faveur de la mise en place d’un régime unique « fondé sur des comptes individuels ». C’est une piste qui est explorée depuis quelques années, notamment à la Cnav, qui a aussi fait l’objet d’une publication cosignée par T. Piketty en 2008 et à laquelle il se réfère. Il consacre également un court développement à la question de l’État social dans les pays pauvres et émergents dont il estime, à juste titre, qu’elle revêt une importance capitale pour l’avenir de la planète.

21 L’ouvrage de T. Piketty recèle une grande richesse par les vastes questions qu’il soulève, par les apports qu’il tire de la sociologie et de la littérature, notamment chez Balzac, source inépuisable d’inspiration pour les économistes. Il apporte aussi des pistes de réflexions et d’actions politiques en s’adressant à un large public d’acteurs sociaux, au-delà des chercheurs et des décisionnaires.

22 Par Claudine Attias-Donfut

23 Directrice de recherche honoraire de la Cnav, Centre Edgar Morin (CNRS/EHESS)

Vieillissement et politiques de l’emploi : France 2014. Mieux travailler avec l’âge Éditions OCDE, 2014, 176 p.

24 Près de 10 ans après son rapport Vieillissement et politiques de l’emploi : France, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) présente un nouvel examen de la situation française en matière d’emploi des seniors et de politiques de l’emploi consacrées à cette population. Le rapport France : mieux travailler avec l’âge propose de « relever les domaines dans lesquels des changements ou de nouvelles réformes sont nécessaires pour encourager le travail jusqu’à un âge avancé » (p. 3). Les préconisations de l’OCDE visent aussi bien l’offre que la demande de travail.

Une amélioration de la situation des seniors sur le marché du travail

25 Avant cela, les auteurs du rapport font état des avancées depuis leur dernière évaluation de la situation française, en 2005. Et le bilan dressé sur la période observée est plutôt positif. La situation s’est en effet améliorée pour les seniors : leur taux d’emploi est passé de 38,2 % en 2007 à 44,5 % en 2012, soit une augmentation de près de 16 % en 5 ans. Même si la performance de la France pour cet indicateur est en deçà de la moyenne européenne (48 %) et de celle de l’OCDE (54 %), la progression sur la période en France est, malgré la crise, nettement plus importante que dans les autres pays de l’OCDE (+6,3 points en France contre +3 points en moyennes internationales). Les auteurs du rapport attribuent cette augmentation sensible de l’emploi des seniors en France « en grande partie aux politiques publiques mises en œuvre pour renforcer les incitations à la poursuite du travail après l’âge de 50 ans » (p. 14). En particulier, l’allongement de la durée d’assurance requise pour bénéficier d’une pension de retraite complète prévu dans la réforme de 2003, le relèvement de l’âge légal de la retraite à partir de 2011 (réforme des retraites de 2010), ainsi que la suppression des dispositifs de cessation anticipée d’activité et de la dispense de recherche d’emploi pour les chômeurs âgés – mesures que l’OCDE appelait de ses vœux dans son précédent rapport – seraient à l’origine de l’embellie apparente de la situation des seniors sur le marché du travail.

26 Les auteurs du rapport se félicitent de ces évolutions positives mais les jugent insuffisantes. Ils invitent alors la France à poursuivre ses efforts et proposent des pistes en ce sens. Celles-ci s’articulent autour de trois axes, présentés comme complémentaires : le renforcement des incitations à la prolongation d’activité pour les travailleurs âgés ; la levée des obstacles à l’emploi des seniors auxquels seraient confrontés les employeurs ; l’amélioration de l’employabilité des seniors.

Quelles mesures la France doit-elle encore mettre en œuvre selon l’OCDE ?

27 Pour chacun de ces axes, l’OCDE propose une série de mesures, plus ou moins précises, étayées de nombreuses données et études afin de convaincre le lecteur de la pertinence de leur mise en œuvre.

28 Pour le premier axe – renforcement des incitations à la prolongation d’activité – le rapport invite la France à poursuivre les réformes déjà engagées sur le système de retraite, dans une voie de réduction des dépenses. Il propose également de réduire l’indemnisation du chômage pour les plus de 50 ans. Cette dernière préconisation est d’ailleurs la mesure la plus forte du rapport et serait justifiée, selon les auteurs, par une durée de versement des prestations d’assurance chômage trop longue (trois années à partir de 50 ans et jusqu’à sept ans à partir de 58 ans). Les auteurs considèrent que l’assurance-chômage est une forme de préretraite déguisée (ou tout au moins qu’elle peut être considérée comme telle par les seniors et leurs employeurs) et proposent de raccourcir les durées d’indemnisation ou de relever rapidement (le rapport précise dès 2014) les âges d’accès aux durées d’indemnisation longues. Le rapport recommande également de mieux évaluer certains dispositifs incitatifs (surcote et cumul emploi-retraite en particulier), de rendre la retraite progressive plus attractive, ou encore de changer les limites d’âge de départ à la retraite appliquées dans la fonction publique (pour s’aligner sur les âges fixés dans le secteur privé).

29 S’agissant du deuxième axe – lever les obstacles pour les employeurs – les auteurs conseillent de lutter contre les discriminations à l’emploi liées à l’âge (sans proposer de mesures concrètes pour y parvenir), d’encourager la progression salariale en fonction de l’expérience et non de l’ancienneté, ou encore d’encadrer plus strictement les ruptures conventionnelles des contrats de travail lorsqu’elles concernent des salariés en fin de carrière.

30 Enfin, pour le dernier axe – amélioration de l’employabilité des travailleurs âgés – les auteurs proposent des mesures allant principalement dans le sens d’un accès plus important des seniors à la formation professionnelle, d’un meilleur accompagnement des chômeurs âgés par le Pôle emploi, et d’une amélioration des conditions de travail, notamment en fin de carrière.

Un rapport riche mais très déséquilibré

31 Loin d’être une boîte à outils permettant aux pouvoirs publics de résoudre les problèmes d’emploi des seniors en France, le rapport se présente plutôt comme un mixte entre éléments de constats concernant la situation des seniors, revue d’évaluations des politiques déjà menées (sur la population des travailleurs âgés mais pas exclusivement) et recommandations plus ou moins précises pour améliorer la situation de départ.

32 Pour chacun de ces niveaux d’analyse, le rapport est utile car il réunit de nombreuses informations sur l’emploi des seniors, même si sa lecture est parfois rendue difficile par le trop-plein de données et les très nombreuses sources mobilisées par les auteurs. Mais comme pour les précédents rapports officiels sur l’emploi des seniors (notamment Vieillissement et politiques de l’emploi : France 2005 de l’OCDE ainsi que Les seniors et l’emploi en France du Conseil d’analyse économique), le diagnostic établi ici est très partiel, ce qui aboutit à d’importants déséquilibres dans les mesures préconisées selon que celles-ci visent l’offre ou la demande de travail.

33 En effet, tel que le rapport est conçu, la situation que connaissent les seniors sur le marché du travail semble ne trouver son origine que dans le fonctionnement du « marché du travail » lui-même. Comme dans son précédent rapport, l’OCDE n’évoque presque jamais la situation macroéconomique comme explication du faible emploi des seniors, malgré la crise économique et financière qui touche la France depuis 2008. Aussi, selon le diagnostic établi par les auteurs du rapport, les problèmes d’emploi que rencontrent les seniors résulteraient soit d’un non-emploi volontaire (les seniors choisiraient délibérément de ne pas travailler, y compris ceux qui sont au chômage), soit d’a priori négatifs, justifiés ou non, dont ils seraient les victimes (les employeurs seraient réticents à maintenir en emploi ou à embaucher des seniors).

34 En résumé, selon le rapport, pour lutter contre le non-emploi des seniors, il faudrait donc : inciter ces derniers à travailler, ce qui revient pour l’essentiel à réduire les revenus de remplacement garantis par le système de protection sociale (y compris les prestations d’assurance-chômage) ; inciter les employeurs à faire travailler des seniors, ce qui revient principalement à supprimer les améliorations salariales liées à l’ancienneté et à limiter les ruptures conventionnelles qui concernent les travailleurs les plus âgés.

35 Dans leur diagnostic les auteurs occultent donc totalement la situation économique dans laquelle évoluent les seniors, comme si cette situation n’expliquait en rien les difficultés d’emploi qu’ils rencontrent. On peut légitimement s’interroger sur ce parti pris des auteurs. Et si ces derniers se trompaient de diagnostic ? Si, en réalité, les problèmes d’emploi rencontrés par les seniors résultaient essentiellement d’une insuffisance de la demande de travail, elle-même résultat d’une demande globale insuffisante ? Quelles conséquences auraient les mesures préconisées par le rapport dans cette situation ?

36 Cette dernière question est cruciale car certaines des propositions du rapport sont destructrices de droits pour les salariés âgés. C’est le cas en particulier des droits des seniors à l’assurance chômage, particulièrement visés dans ce rapport, mais aussi dans celui de 2005. C’est le cas également des grilles de rémunération à l’ancienneté, sérieusement remises en question ici [1]. Dans ces deux cas, la pertinence des mesures proposées n’est certainement pas démontrée par les auteurs, malgré les nombreuses références bibliographiques derrière lesquelles ces derniers se cachent. Et surtout, il n’y a aucun élément de chiffrage sur les effets supposés pervers de ces dispositifs (ni même de démonstration théorique) et aucune estimation chiffrée des effets positifs attendus de l’application des mesures proposées. Recommander la suppression de droits aussi importants sur la base d’arguments aussi fragiles laisse le lecteur perplexe et inquiète sur les conséquences que pourraient avoir de telles préconisations si elles étaient effectivement mises en œuvre. En particulier, fragiliser l’assurance-chômage en France dans un contexte économique très fortement dégradé pourrait conduire à une nette paupérisation des chômeurs âgés, notamment des chômeurs (certainement la très grande majorité) qui n’ont pas « choisi » d’arrêter de travailler avant l’âge de la retraite.

37 Par Samia Benallah

38 Université de Reims Champagne-Ardenne (Regards)

Notes

  • [1]
    Sur ce point, le rapport n’est pas très clair : il propose de valoriser l’expérience plutôt que l’ancienneté mais sans préciser ce qui est inclus dans chacune de ces deux notions.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/04/2015
https://doi.org/10.3917/rs.069.0174
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