CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 la maladie d’Alzheimer est une catégorie médicale, socialement construite, qui porte en elle de multiples enjeux sur les plans médical, politique, social et économique. Cette catégorie a progressivement gagné en visibilité, supplantant celle de sénilité, et elle incarne aujourd’hui la figure archétypique de la vieillesse qui va mal (Ngatcha-Ribert, 2014), qui pèse sur la société dans son ensemble et qui effraie. Ce mouvement de reconnaissance a donné à voir la maladie d’Alzheimer dans sa réalité la plus sombre : celle de malades ayant perdu la mémoire, voire la raison, touchés par un mal incurable et qui conduit inexorablement à la perte de soi, celle aussi de proches épuisés par leur calvaire face à un parent ou un conjoint qui devient peu à peu un étranger, celle enfin d’une société fondée sur la connaissance qui se confronte à un fléau social majeur (Ngatcha-Ribert, 2012) en ce qu’il constitue un contre modèle sociétal (Downs, 2000). Il faut souligner que cette mise en visibilité de la maladie d’Alzheimer a été portée, le plus souvent, par les médias, les professionnels de santé et les associations de proches. Autant d’acteurs qui ont construit une représentation très homogène de la maladie, profondément dramatique, sans accorder de place à la parole des malades et à leur vécu. Parce que le diagnostic a, pendant de nombreuses années, été porté tardivement, à des stades avancés de la maladie, il a été difficile d’entendre la voix des personnes malades. Selon l’enquête de l’Inpes sur les représentations sociales de cette maladie, « l’image dominante des malades les exclut de la vie sociale : ils seraient déjà morts, caractérisés par leur absence et leur incompétence » (Scodellaro, Deroche, 2008, p. 11). L’usage de la métaphore est alors de mise pour définir la maladie d’Alzheimer, un état de mort avant la mort, et le malade d’Alzheimer, un malade hors du monde, déshumanisé, un mort-vivant (Behuniak, 2011).

2 Une telle représentation n’a pas été sans effet sur la manière dont la maladie d’Alzheimer a été appréhendée par la recherche sociologique française. Alors que l’émergence des maladies chroniques, au cours du XXe siècle, a conduit la sociologie à explorer finement les vécus de ces maladies, à travers des approches interactionnistes et phénoménologiques (Carricaburu, Ménoret, 2011), dans le cas de la maladie d’Alzheimer, les travaux visant à comprendre « la subjectivité du malade qui interprète lui-même les processus qui font qu’il "se sent mal” ou "en pleine forme” » (Laplantine, 1992, p. 19) ont été quasi inexistants. En effet, les travaux sociologiques sur la maladie d’Alzheimer se sont développés en France à travers quatre grands axes d’étude qui ont tous privilégié des entrées empiriques extérieures aux personnes malades : les modalités et les enjeux de l’accompagnement de la maladie par les aidants familiaux ou professionnels (Béliard, 2008 ; Fontaine, 2009 ; Guichet, Hennion, 2009 ; Miceli, 2013 ; Pitaud, 2007) ; le processus de construction sociale, politique et médiatique dont la maladie fait l’objet (Ngatcha-Ribert, 2012) ; les trajectoires de maladie (Soun, 2004 ; Le Bihan, et al., 2012) ; ou encore, les effets de l’annonce du diagnostic et les dimensions éthiques qu’il sous-tend (Dartigues, Helmer, 2009 ; Gzil, 2009). Ainsi, peu de travaux français (Rolland-Dubreuil, 2002) ont cherché à éclairer la thématique de l’expérience vécue de la maladie par les malades eux-mêmes, même si quelques-uns (Le Bihan, et al., 2012 ; Pitaud, Valarcher, 2007 ; Soun, 2004) ont associé la parole des malades au vécu des proches, sans que cela constitue toutefois le cœur de leur propos.

3 Une telle orientation est pourtant présente dans les travaux anglo-saxons, qui intègrent plus volontiers une analyse des vécus subjectifs de la maladie et qui insistent sur la possibilité de conduire des recherches avec [1] des personnes souffrant de troubles neuro-dégénératifs à des stades légers, modérés ou avancés (Cotrell, Schulz, 1993 ; Cowdell, 2008 ; Hellström, et al., 2007 ; Snyder, 2009). Une revue de la littérature permet ainsi d’observer qu’un nombre conséquent d’études se donne pour objet l’analyse des liens entre les processus narratifs et le travail de construction identitaire (Bouchard Ryan, Bannister, Anas, 2009 ; Hyden, Örulv, 2009 ; Beard, 2004). D’autres études explorent la vie quotidienne avec la maladie à partir de différentes entrées, telles que le maintien de la conscience de soi (Clare, 2003) ou la tension entre les processus d’acceptation et de déni (Macquarrie, 2005). D’autres encore soulignent comment certains malades se mobilisent face à la maladie et luttent contre elle, avec des intitulés frappants : Making the best you can of it (MacRae, 2008), We’ll fight it as long as we can (Clare, 2002). Enfin, et plus généralement, ces travaux cassent la vision homogène de la maladie et de son vécu : être atteint de la maladie d’Alzheimer peut être ou non vécu de façon dramatique, comme le montre Hulko dans un article intitulé From “not a big deal” to “hellish” : Experiences of older people with dementia (2009).

4 Dans le prolongement de ces travaux anglo-saxons, la recherche [2] sur laquelle se fonde cet article se donne pour objet de rompre avec les représentations usuelles et homogènes de la maladie d’Alzheimer, en positionnant les personnes malades au cœur du protocole de recherche. Elle s’inscrit, en ce sens, dans un mouvement plus large qui cherche à la fois à « dédramatiser la maladie, qui cristallise toutes les peurs liées au vieillissement et qui demeure finalement peu connue » (Gallez, 2005) et à resituer le malade au cœur de l’action et, par là même, à penser autrement (Ménard, 2007) la réalité de cette pathologie. Cette place plus grande donnée aux malades fait aussi écho à l’émergence d’une nouvelle population, celle des malades jeunes qui, malgré leur nombre limité [3], prennent plus facilement la parole et remettent en cause certaines idées reçues, notamment celle selon laquelle la maladie d’Alzheimer serait une maladie de la vieillesse.

5 Cet article se propose donc, à partir d’une approche compréhensive d’inspiration phénoménologique, de rendre compte des formes plurielles que peut prendre la vie quotidienne avec la maladie, en adoptant le point de vue des personnes malades elles-mêmes. En d’autres termes, il s’agit de prendre en considération ce que ces personnes sont en mesure de dire, afin de cerner de quelle manière elles définissent la situation (Thomas, 1923) et comment elles font face à l’épreuve que constitue le fait de vivre avec la maladie d’Alzheimer (Martuccelli, 2006). Ce questionnement général peut être décliné autour de deux axes d’investigation intrinsèquement liés : d’une part, l’étude de l’expérience de la maladie et, d’autre part, celle de l’expérience de la vie avec la maladie. D’un côté, il s’agit de se montrer attentif à la manière dont les personnes malades envisagent la maladie : quel rapport entretiennent-elles avec elle ? Quelle place occupe-t-elle dans leur vie ? Dans quelle mesure se considèrent-elles malades ? De l’autre, l’idée est d’étudier comment les personnes malades appréhendent plus globalement leur vie actuelle avec la maladie et comment elles font face à cette épreuve identitaire, familiale, et parfois professionnelle. Pour le dire dans les termes de Hulko (2009), vivre avec la maladie d’Alzheimer s’apparente-t-il à un enfer ou ne représente-t-il pas grand-chose aux yeux des personnes malades, au point que cela ne serait pas incompatible avec un certain bien-être ?

6 Afin d’étudier, de l’intérieur, l’expérience des personnes malades, nous procéderons en trois temps. Dans un premier temps, nous ferons état d’un double étonnement face au matériau que nous avons recueilli : d’abord en ce qui concerne la faible présence de la maladie dans les propos des personnes rencontrées, alors même qu’elles sont diagnostiquées et que nous venions les rencontrer à ce sujet ; ensuite dans la fréquence avec laquelle les enquêtés ont exprimé un certain bonheur de vivre, que l’on observe aussi par la prégnance des discours de relativisation de la maladie. Dans un deuxième temps, et dans le prolongement de l’analyse de ces discours de relativisation, nous explorerons comment les personnes malades évoquent leur expérience de la vie avec la maladie, ce qui nous amènera à distinguer deux postures idéal-typiques : « faire sans » la maladie, c’est-à-dire la vivre en extériorité ou, au contraire, « faire avec » la maladie, c’est-à-dire l’accepter comme partie intégrante de soi. Enfin, dans un troisième temps, nous approfondirons la diversité des manières de vivre avec la maladie en faisant l’hypothèse que ces expériences dépendent des contextes de vie dans lesquels elles prennent forme et en explorant plus particulièrement le contexte familial et le contexte d’ (in) activité.

Quand les discours des personnes malades ébranlent les représentations communes

7 Pour commencer, faisons état de deux étonnements face aux discours que nous avons recueillis, étonnements révélateurs des représentations usuelles de la maladie d’Alzheimer dont nous étions nous-mêmes porteurs au début de cette recherche et à partir desquels nous allons présenter quelques résultats qui seront précisés et approfondis dans les parties suivantes. Nous allons voir que la maladie n’a pas (ou n’a pas toujours) l’importance que l’on imagine pour les personnes malades et qu’il n’est pas rare que celles-ci expriment un certain bonheur de vivre et relativisent les troubles qu’elles ressentent.

ENCADRÉ 1 Enquêter « avec » des personnes malades d’Alzheimer – éléments méthodologiques

Cette recherche a été conduite en étroite collaboration avec le centre Mémoire de ressources et de recherche du CHRU de Lille qui a constitué le lieu de recrutement de notre population. Notre échantillon comprend 27 personnes suivies par le centre Mémoire. Il a été constitué à travers une démarche par entonnoir. Tout d’abord, il s’agissait de déterminer différents critères de sélection pour nous garantir la faisabilité des entretiens. Ainsi, parmi l’ensemble des démences neurodégénératives existantes (démence vasculaire, à corps de Lewy, fronto-temporale…), nous avons choisi de ne travailler qu’avec des personnes porteuses d’un diagnostic probable de maladie d’Alzheimer. L’objectif était d’avoir une population homogène du point de vue du diagnostic avec une symptomatologie circonscrite, à partir de laquelle nous pouvions explorer l’hétérogénéité des vécus. Nous focaliser uniquement sur cette affection particulière nous a également permis de mieux cerner le rapport entretenu à la catégorie médicale « maladie d’Alzheimer ». Au sein même de cette population, nos enquêtés devaient, d’une part, être informés du diagnostic et, d’autre part, être capables de porter un discours sur leur vécu (Pratt, Wilkinson, 2001). La plupart des entretiens ont été menés entre un et quatre ans après l’annonce du diagnostic. Quelques-uns ont été conduits très peu de temps après l’annonce et un a été réalisé huit ans après l’annonce. Les personnes que nous avons rencontrées se situent donc aux stades léger ou modéré de la maladie, stades que nous avons identifiés à partir du score obtenu au test de Folstein (1975) (Mini Mental State Examination – MMSE), évalué sur 30 points. Ainsi, la plupart de nos enquêtés possèdent un score égal ou supérieur à 20/30. Cependant, lorsque les capacités communicationnelles étaient relativement préservées, il nous a été possible de rencontrer des patients avec des scores de 16 ou 19/30.
Données sociodémographiques
Parallèlement à ces critères de sélection liés à la pathologie, nous avons diversifié les profils sur la base de critères sociodémographiques.
Âge et sexe
Les 27 entretiens ont été réalisés avec des enquêtés âgés entre 52 et 92 ans dont 11 femmes et 16 hommes. Une dizaine d’enquêtés se situent ainsi dans la catégorie des malades jeunes, c’est-à-dire qu’ils ont été diagnostiqués avant l’âge de 60 ans [*].
Lieu de résidence
Ils résident à domicile, à quelques exceptions près (l’un vit en communauté religieuse, trois sont en maison de retraite ou foyer-logement).
Situation d’activité
Le fait d’intégrer dans l’échantillon des personnes malades « jeunes » nous a permis de diversifier les situations d’activité et de rencontrer des personnes encore en activité (N = 2), d’autres dont l’activité a été interrompue en raison du diagnostic avec une mise en invalidité ou un départ en retraite (N = 7), d’autres encore à la retraite depuis plusieurs années (N = 18).
Appartenance sociale
Du point de vue de l’appartenance sociale, la majorité des personnes de notre corpus sont situées dans les classes moyennes supérieures et quelques-unes seulement (N = 10) sont d’anciens ouvriers, employés ou agriculteurs.
Situation familiale
Enfin, nous avons porté une attention particulière à la situation familiale et conjugale en rencontrant non seulement des personnes vivant en couple (N = 17), mais aussi des personnes veuves, vivant seules (N = 6) ou en situation de cohabitation avec un enfant (N = 4). Si la recherche porte essentiellement sur les personnes malades, que nous nous sommes efforcés de rencontrer seules, sans que leurs proches soient présents, ceux-ci n’ont cependant pas été mis à l’écart du protocole puisque, lorsque cela a été possible, nous avons terminé la rencontre par un échange avec l’un d’eux (conjoint, enfant ou membre de la fratrie ; N = 14).
Prises de contact et déroulement des entretiens
En positionnant les personnes malades au cœur du protocole d’enquête, c’est une recherche avec les malades que nous avons engagée et non sur eux (Cowdell, 2007). Les prises de contact ont été menées au centre mémoire ou par téléphone, directement avec les malades ou par l’intermédiaire d’un proche. Suite à l’accord donné par le Comité de protection des personnes (CPP) pour réaliser l’enquête, une lettre d’information et un formulaire de consentement à participer ont été présentés et signés par les enquêtés. Nous n’avons eu aucun refus de participer à la recherche. Le fait de proposer une rencontre à domicile a grandement facilité cette ouverture du terrain qui n’impliquait pas de contrainte pour les proches dans l’organisation de la rencontre. Par ailleurs, les enquêtés étaient très heureux de pouvoir nous accueillir dans le confort de leur domicile (seuls deux entretiens ont été menés au CMRR), qui constitue un cadre rassurant et un support intéressant dans l’échange tout en leur permettant de retrouver un rôle social (Hellström, et al., 2007). Les entretiens, de type compréhensif (Kaufmann, 2008), ont duré entre 30 minutes et 3 heures et ont été enregistrés. Ils ont été amorcés par la consigne générale suivante : « Vous avez été diagnostiqué comme étant atteint de la maladie d’Alzheimer. Pouvez-vous me raconter comment vous vivez la situation ? » Ils ont permis d’explorer, d’une part, la vie quotidienne avec la maladie (vie professionnelle, familiale, sociale à travers les loisirs et autres activités) et, d’autre part, lorsque cela a été possible, l’itinéraire de la maladie, des premiers troubles jusqu’au moment de la rencontre. Quelques relances ont porté plus précisément sur les représentations sociales de la maladie et du vieillissement.
Analyse des résultats
Après que les entretiens ont été soigneusement retranscrits, l’analyse a été menée en deux temps (Kaufmann 2008). D’abord, chaque entretien a fait l’objet d’une analyse interne visant à faire émerger ses points saillants et à restituer sa logique. Ensuite, nous avons procédé à une analyse transversale en mettant en regard les discours provenant de tous les entretiens du corpus. Lorsque des échanges ont pu avoir lieu avec les proches, c’est à ce moment de l’analyse qu’ils ont été intégrés comme données de cadrage pour affiner la compréhension de la situation. Dans cette phase de l’analyse, nous avons porté la plus grande attention à la diversité des postures adoptées, que nous avons cherché à restituer en construisant des typologies idéal-typiques (Schnapper, 1999).

Quand la maladie d’Alzheimer n’a pas l’importance que l’on pourrait croire

8 Dès le début des entretiens, les enquêtés étaient explicitement invités à nous faire part de leur vécu de la maladie d’Alzheimer. Pourtant, rares sont les personnes qui ont développé un long discours sur celle-ci. Dans certains entretiens, en l’absence de relances portant sur la maladie en tant que telle, nous aurions pu recueillir un matériau faisant totalement l’impasse sur cette catégorie médicale.

9 Aussi l’impression première qui se dégage de la lecture du matériau est-elle que la maladie d’Alzheimer constitue une préoccupation périphérique ou marginale pour une bonne partie de nos enquêtés. Plusieurs entretiens comportent ainsi de longs passages qui portent sur leurs différentes activités et centres d’intérêt, récents ou anciens. M. Chardon [76 ans, ingénieur] parle longuement de sa collection de marques postales ; M. Chicorée [66 ans, professeur de littérature en CPGE] revient en détail sur l’état de ses recherches sur Verlaine ; M. Stellaire [55 ans, ouvrier qualifié] profite de notre visite pour partager sa passion de la chasse et nous faire visiter pendant près d’une heure sa ménagerie dont il s’occupe avec attention, délimitant un domaine de compétence qui lui est propre. Ces quelques exemples, que nous aurions pu multiplier, montrent que bon nombre de nos enquêtés, alors même que nous venions les interroger en tant que personnes malades, ont souhaité parler de bien autre chose et se présenter sous un autre jour, comme si la maladie les concernait assez peu. Et, lorsqu’ils en viennent à évoquer leur situation de santé, c’est avant tout à travers un discours sur les troubles qu’ils ressentent. Ils mentionnent ainsi les pertes de mémoire, les petits oublis de la vie quotidienne, les difficultés à se repérer dans le temps et l’espace, la perte des mots, la lenteur dans l’élocution, la reformulation ou la répétition incessante des mêmes questions ou idées – que l’on peut effectivement observer dans certains entretiens et qui viennent ponctuer, ralentir ou rendre cyclique la dynamique de l’échange.

10 C’est bien à notre demande, parfois insistante, que les enquêtés se font plus précis sur leur rapport à la maladie d’Alzheimer et le fait d’en avoir reçu le diagnostic. De ce point de vue, trois profils se dégagent, qui révèlent le poids des enjeux identitaires. Il y a tout d’abord ceux qui acceptent et reprennent à leur compte le diagnostic pour mieux se protéger du regard d’autrui par rapport à un comportement étrange. Ainsi, Mme Pavot, une femme de 66 ans, chef d’entreprise à la retraite, très dynamique, joviale, voire exubérante dans son attitude, clame haut et fort qu’elle a la maladie d’Alzheimer : « Je le dis à tout le monde, moi, j’ai Alzheimer, je suis pas comme toi. » En interagissant de la sorte, elle souhaite être comprise par autrui, préserver son identité en levant les malentendus et, surtout, ne pas être étiquetée comme folle. C’est bien cet enjeu que souligne E. Goffman lorsqu’il parle des « personnes défectueuses » (faulty persons), ces personnes qui sont d’autant plus sources de difficultés interactionnelles que rien dans leur apparence ne laisse présager de ces difficultés et qui suscitent une attente dans leur capacité à communiquer (1993). D’autres, au contraire, font preuve d’une certaine indifférence par rapport à la catégorie de maladie d’Alzheimer. C’est le cas de M. Joncquille, notaire à la retraite, qui, à 92 ans, déclare de manière sereine et détachée : « si on appelle ça [ses oublis] la maladie d’Alzheimer, moi je veux bien (...) on l’appelle comme on veut. » Sa position dans le cycle de vie fait qu’il se sent en définitive peu concerné par cette catégorie, considérant par ailleurs ne pas être incommodé au quotidien par ses troubles mnésiques. C’est aussi le cas de M. Cirse [71 ans], médecin à la retraite, qui, au cours de notre échange, refuse une assimilation directe entre « troubles de la mémoire » et « maladie d’Alzheimer » : « [Question] – Donc vous partiez consulter pour une maladie d’Alzheimer ? – Bah… puisque c’est le titre… je partais pas consulter pour une maladie d’Alzheimer, mais pour des troubles de mémoire. » D’autres, enfin, rejettent plus fermement le diagnostic et la catégorie de « maladie d’Alzheimer ». Le discours de M. Joubarbe [84 ans], homme d’affaire à la retraite, en est le plus illustratif. S’il reconnaît avoir des troubles de la mémoire, il ironise sur la maladie d’Alzheimer et refuse cette catégorie médicale dont l’apparition s’explique, selon lui, par des raisons économiques : « Je vous dis ! Je vous répète ! Ça a été une maladie qu’on a découverte et avec laquelle on a fait du fric ! Pour alimenter les maisons de retraite, pour placer les capitaux qu’on ne pouvait plus placer dans le commerce et l’industrie française qui est partie en quenouille direction la Chine ! »

Bonheur de vivre et relativisation des troubles ressentis

11 Le deuxième étonnement face à notre matériau tient à la tonalité non pas dramatique, mais plutôt sereine, voire positive d’une grande partie des entretiens que nous avons réalisés. Certes, les vécus sont divers et nous avons recueilli des témoignages marqués par la tristesse et la souffrance. Mme Lys, par exemple, fait état d’un profond ennui et explique que « c’est quand même dur à porter quand on n’est plus normal, c’est ça… C’est pas facile à vivre, quoi ». D’autres regrettent la perte de leurs capacités, de ne plus pouvoir conduire ou de ne plus pouvoir sortir sans se perdre, par exemple. Plusieurs enquêtés ont aussi exprimé leur inquiétude de l’avenir, leur incertitude quant à la manière et à la rapidité avec laquelle leur état risquait d’évoluer et leur crainte de perdre complètement la tête. Mais les propos qui font état d’une souffrance ou d’un malaise sont en fait bien moins présents que ce à quoi l’on pouvait s’attendre et ils ne doivent pas masquer le fait que, dans la grande majorité des entretiens, c’est plutôt un sentiment de satisfaction par rapport à l’existence présente qui s’exprime. Citons, parmi d’autres, M. Chardon, qui parle de son « bonheur de vivre », M. Stellaire, qui explique qu’il « vit bien », ou encore M. Joncquille, qui considère qu’« il n’y a pas à en faire un monde ». Ajoutons que la manière dont se sont déroulés les entretiens témoigne aussi de cette tonalité plutôt positive : très peu ont été marqués par les pleurs des personnes que nous avons rencontrées, à l’inverse de situations d’enquête que nous avons connues en travaillant sur des sujets a priori moins lourds.

12 Un second constat peut être associé à celui de ces vécus bien moins dramatiques que prévu de la maladie d’Alzheimer : l’importance des discours de relativisation de la maladie qui prennent différentes formes.

13 Tout d’abord, les difficultés rencontrées sont minimisées ou circonscrites. Par exemple, les problèmes de mémoire sont présentés comme un « léger inconvénient » ou sont interprétés comme une « faute d’inattention » ou un « défaut de concentration » ; plusieurs enquêtés ont insisté sur le fait qu’ils ont toujours été distraits. Ces troubles sont également justifiés par un manque d’intérêt pour certaines choses qui conduit à faire le tri : « si vous voulez, je fais le tri de ce qui est intéressant et de ce qui ne l’est pas », explique M. Joubarbe. Enfin, le fait de prendre certains traitements ou d’être engagé dans des protocoles thérapeutiques alimente un discours de relativisation, avec le sentiment que les troubles se stabilisent, voire parfois, régressent. Mme Pavot se dit ressuscitée depuis qu’elle suit un nouveau traitement et M. Érable [59 ans, ingénieur] estime qu’avec son traitement « ça va de mieux en mieux, j’oublie rien, enfin si, comme tout le monde, autant que tout le monde ».

14 Une autre façon de relativiser les troubles et la maladie consiste à les mettre en regard d’autres problèmes de santé, considérés comme plus graves : « Moi, dans ma tête, c’est que y’a des maladies bien plus graves, des cancers, des leucémies, des... pour moi, c’est des maladies bien plus graves que celle que j’ai quoi, parce que là, je suis autonome », explique Mme Valérianne qui, à 54 ans, apprécie de pouvoir continuer à travailler et à gérer sa vie quotidienne, personnelle et familiale. Parce que la maladie est peu visible et indolore, notamment aux stades légers et modérés, elle paraît plus gérable qu’une maladie qui fait souffrir ou qui oblige à rester couché. Par ailleurs, pour des personnes plus âgées, la maladie d’Alzheimer constitue un problème de santé parmi d’autres. M. Genêt [82 ans, comptable] nous dira au cours de l’entretien ne « plus être comme avant » : « je ne suis plus à 100 %, je sers plus à rien », en faisant allusion non seulement à ses troubles de la mémoire, mais aussi à sa cécité, sa surdité et ses difficultés à se déplacer. La maladie d’Alzheimer peut aussi se révéler moins éprouvante que d’autres épreuves : le décès d’un époux ou d’un frère, les problèmes de santé d’un enfant, la perte brutale d’un emploi, la solitude.

15 Enfin, ces discours de relativisation prennent la forme de propos de distanciation par rapport à des figures dont l’invocation permet d’attester de sa bonne santé relative. Il s’agit, d’une part, des personnes qui vont plus mal que soi : c’est là un mécanisme classique qui aide à la préservation de l’estime de soi dans la vieillesse, mais que l’on repère aussi, dans notre enquête, chez des malades « jeunes » qui observent qu’il y a pire que d’avoir la maladie à 55 ans, puisqu’elle peut toucher des jeunes de 30 ans. D’autre part, il y a les « vrais » malades d’Alzheimer, invoqués à travers la figure de la personne âgée sénile, « dans le cirage », qui ne reconnaît plus ses proches et qui n’est plus capable de communiquer.

16 Ces discours de relativisation de la gravité des troubles ressentis et de la maladie sont très présents dans les entretiens. Mais, à y regarder de plus près, ils doivent eux-mêmes être nuancés ou, du moins, être mis en perspective. D’une part, d’un point de vue temporel, les discours qui remettent en cause la gravité de la maladie aujourd’hui contrastent avec le récit qui est fait, dans un certain nombre d’entretiens, de l’annonce du diagnostic. Même si nous n’avons pas pu les recueillir de manière systématique, ces récits montrent que le diagnostic est souvent vécu violemment et douloureusement (comme « un choc », « un uppercut », « un effondrement »), car l’image qui s’impose alors au malade est celle – socialement partagée – du « vieux gaga » ou du « vieux sénile ». Cette évolution du discours est perceptible dans l’entretien conduit avec M. Stellaire [55 ans, ouvrier qualifié] : « Au début, franchement, j’ai eu peur, je me suis dit “Putain !”, je me voyais comme euh... en train de baver. » Ce n’est que dans un second temps, face au constat que l’on arrive encore à se débrouiller au quotidien et suite à un changement dans la représentation de la maladie d’Alzheimer qui s’opère à travers les échanges avec l’équipe médicale et les proches, que le discours de relativisation se fait jour : « Après [poursuit M. Stellaire] on a discuté avec mon médecin : “mais non, ça se soigne et tout”, je lui ai dit “j’espère”, puis maintenant je m’en tape ! J’y pense même plus. Vous savez, je vis avec et c’est tout quoi. » D’autre part, les discours de relativisation sont plus particulièrement présents dans une partie de l’échantillon, ce qui invite à aller plus loin dans l’analyse et à esquisser les différentes attitudes des enquêtés face à l’expérience de la maladie.

Deux attitudes face à la maladie : « faire sans » ou « faire avec »

17 Pour étudier l’expérience que les personnes rencontrées ont de la vie avec la maladie d’Alzheimer, nous allons nous intéresser à la manière dont elles définissent la situation (Thomas, 1923). Cette approche, qui cherche à prendre en considération le discours des malades, s’interdit donc de les rabattre trop rapidement sur des interprétations en termes de non-conscience de la maladie, d’anosognosie ou encore de déni. Il ne s’agit pas de nier les fondements biologiques de la maladie et le fait que les dysfonctionnements neuronaux peuvent conduire à « oublier que l’on oublie », mais de démontrer l’intérêt d’une approche sociologique visant à repérer les diverses manières de faire face à la maladie. De ce point de vue, il est possible de distinguer deux façons principales de définir la situation, que nous avons nommées le « faire sans » et le « faire avec » la maladie, selon que les personnes considèrent que leurs troubles de mémoire ont ou non des conséquences importantes sur ce qu’elles sont et sur leur vie actuelle. Autrement dit, selon qu’elles se pensent ou non profondément affectées, dans leur identité et dans leur existence, par les difficultés liées à la maladie.

Une maladie vécue en extériorité : « faire sans » la maladie

18 Certains de nos enquêtés témoignent d’un « faire sans » la maladie, c’est-à-dire que leurs troubles et leurs difficultés, même s’ils sont reconnus et qu’ils affectent leur quotidien, sont envisagés sur le mode de l’extériorité. Ils ont le sentiment que ces troubles sont bénins, qu’ils ont peu de conséquences sur leur vie, qu’ils ne changent pas vraiment ce qu’ils sont, au point que le diagnostic de la maladie d’Alzheimer est parfois remis en cause : Mme Lilas [84 ans, puéricultrice] interroge son médecin lors d’une consultation sur la pertinence du diagnostic et nous retourne la question sur l’expérience de sa maladie et nous demandant : « Mais qui est malade ici ? » Elle poursuit en expliquant qu’elle a toujours l’impression qu’elle ne l’a pas vraiment, que la maladie est là, certes, mais qu’elle occupe une place marginale : « Je sais qu’elle est là, dans un petit coin, là-bas, dans le fond, mais elle ne me fait pas souffrir, je vis avec. » Mme Brunelle [76 ans, bibliothécaire] débute également l’entrevue en nous disant : « alors voilà, il paraît que je suis malade », pourtant, elle explique ne pas avoir « la notion d’être malade. Donc, tout ce qu’on me raconte, pour moi, c’est du bluff. Alors comme quoi, je suis à côté de mes pompes. » Les témoignages de M. Carillon [64 ans, haut fonctionnaire] ou de M. Joubarbe [84 ans, homme d’affaire] vont dans le même sens, le premier soulignant que « les choses se sont amplifiées mais... je le vois toujours pas », le second refusant de s’exprimer sur ses troubles puisque « je me rends pas compte ». Ces récits révèlent un rapport ambivalent à la maladie : elle est là, certes, les difficultés sont réelles, mais elle reste située au second plan de l’existence. C’est ce que souligne de nouveau Mme Brunelle lorsqu’elle dit sous forme d’humour : « Il ne faut pas oublier la maladie, mais j’en fais pas une maladie. » C’est ce que mentionne également M. Velar [80 ans, agriculteur] qui estime maîtriser son existence sans « dramatiser parce qu’on a oublié », lui qui s’attache à retenir l’indispensable.

Une maladie qui fait partie de soi : « faire avec » la maladie

19 Dans une autre partie de notre échantillon, les discours recueillis témoignent d’un « faire avec » la maladie. Les enquêtés expliquent alors comment ils s’approprient la maladie d’Alzheimer, comment ils l’acceptent en tant que partie intégrante d’eux-mêmes, mais aussi quelles sont ses conséquences (ou quelles seront à terme ses conséquences) sur leur existence. Ces discours font écho au travail de gestion et de négociation qu’implique toute maladie chronique dont la caractéristique emblématique est la durée (Baszanger, 1986). Ce travail de gestion et de négociation se décline ici en trois modalités différentes : le « faire avec les pertes constatées », le « faire face à la maladie » et le « faire grâce à la maladie ».

20 Dans le « faire avec les pertes constatées », la maladie est envisagée dans le registre de la perte : perte de ses capacités antérieures, perte d’un certain nombre d’activités qu’on ne peut plus réaliser, perte de son autonomie. Ces pertes sont plus ou moins acceptées et elles ne sont pas incompatibles avec l’expérience d’un certain bonheur de vivre. On peut évoquer ici le cas de Mme Pavot qui rend compte d’un avant et d’un après dans son vécu de la maladie, elle qui était une femme active, sur qui l’on pouvait compter, qui voyageait beaucoup pour son activité professionnelle, « c’est que j’étais valable », dit-elle, « et puis… et puis… il a fallu que je descende ». Peu à peu, la maladie est devenue de plus en plus envahissante impliquant un arrêt progressif de plusieurs activités à son domicile (son ménage, son repassage, les sorties dans les boutiques…) : « petit à petit, j’ai arrêté de faire ci et petit à petit, j’ai arrêté de faire ça et puis voilà… » L’entretien est ainsi ponctué de passages signifiant la perte : « je peux plus lire et ça c’est grave » ou « je peux plus parler comme tout le monde ». Mme Pavot se dit « obligée de faire avec » une maladie qu’elle considère comme étant profondément ancrée en elle : « de toute façon, je l’ai, je l’ai, c’est mon copain (...) de toute façon, il ne peut pas me quitter. Bon ben, il veut pas me quitter, il veut pas me quitter, c’est mon copain », même si elle ne l’empêche pas d’avoir « une belle vie » et « d’être heureuse ».

21 Dans le « faire face à la maladie », celle-ci est envisagée dans le registre de l’inquiétude et du combat. Il s’agit de lutter contre la maladie dont il faut contenir la progression, car c’est bien l’aspect évolutif de la maladie d’Alzheimer qui effraie ces personnes. S’il est évident qu’elle implique une dégénérescence progressive, l’imprévisibilité de la progression des troubles conduit à agir pour ralentir le processus. Toutes les activités ludiques et collectives sont intéressantes dans cette lutte pour se maintenir le plus stable possible : jouer au scrabble, au bridge, à certaines consoles qui permettent d’entretenir la mémoire ; s’efforcer de conserver les activités de la vie quotidienne (faire ses courses et la liste des achats, noter ses rendez-vous et utiliser des cahiers ou des tableaux afin de se rappeler des choses importantes) ; conserver des repères spatio-temporels, que ce soit à l’échelle du logement ou de l’environnement immédiat et préserver certaines routines ; ou encore participer activement aux essais thérapeutiques proposés par le centre mémoire, essais qui sont porteurs de nombreux espoirs, celui de se stabiliser et même parfois celui de trouver le chemin de la guérison. Ce rapport inquiet à l’avenir qui conduit à faire face à la maladie s’observe dans l’expérience de M. Colza, un ancien ingénieur de 69 ans, qui a été diagnostiqué du fait de ses antécédents familiaux et qui n’a que des symptômes légers. Sa vie quotidienne apparaît assez peu affectée par la maladie d’Alzheimer, il a notamment de multiples activités associatives et différentes responsabilités. Cependant, contrairement à d’autres, il ne fait pas « sans » la maladie. Il accepte le diagnostic : « je sais que c’est une vraie maladie », dit-il. Et la présence de la maladie dans sa vie se traduit en particulier par une vigilance redoublée (« quand on travaille un peu sur ordinateur, bon euh… on fait deux fois plus attention quoi ») et par une inquiétude quant à l’avenir qui motive son engagement dans des essais thérapeutiques.

22 Enfin, le « faire grâce à la maladie » révèle une situation plus originale et marginale dans le corpus, mais suffisamment intéressante pour être mentionnée. La maladie d’Alzheimer est envisagée ici dans le registre de la découverte. Elle apparaît comme une opportunité pour profiter davantage du temps présent, pour changer l’ordre de ses priorités dans l’existence. Le cas le plus illustratif est celui de M. Érable [59 ans, ingénieur] qui a pu conserver son emploi grâce à un dispositif particulier de congé de longue maladie fractionné, même s’il n’a plus aujourd’hui les responsabilités qui étaient les siennes auparavant. Après une vie entière consacrée à son travail, sous pression, plus de 10 heures par jour, désormais, il prend la vie du bon côté et réajuste ses priorités : « Je crois que le principal dans une vie, c’est d’être heureux malgré tout ce que l’on peut avoir comme inquiétudes, en fonction de ce qu’on est, de ce qu’on a été. C’est pour ça qu’il faut vivre, dans le bon sens. » C’est après le diagnostic de la maladie d’Alzheimer qu’il s’engage dans cette philosophie de vie qui le conduit à penser qu’aujourd’hui « ça va très bien et je dirais même, ça va mieux ».

23 Pour conclure sur ces diverses manières de définir la situation entre « faire avec » et « faire sans », soulignons tout d’abord que les trois modalités du « faire avec » renvoient aux trois grands types de vécu de la maladie tels que les a construits Herzlich : la « maladie destructrice », la « maladie métier » et la « maladie libératrice » (1984). Mais, ce qui frappe est l’importance quantitative du type « faire sans » la maladie dans notre échantillon (un peu plus du tiers de notre échantillon), dans lequel se concentrent plus particulièrement les discours de relativisation (même si on en trouve ailleurs dans le corpus). Peut-être y a-t-il là l’une des originalités de la maladie d’Alzheimer par rapport à d’autres pathologies chroniques.

L’expérience de la vie avec la maladie : le poids du contexte

24 Comme nous l’avons déjà indiqué, un sentiment de bien-être s’est exprimé dans une majorité d’entretiens, alors que quelques-uns témoignent d’une expérience plus sombre ou plus ambivalente. On peut noter que cette différence ne recouvre pas celle qui existe entre « faire sans » et « faire avec » la maladie : les discours positifs sur l’existence actuelle se retrouvent dans l’ensemble des types évoqués précédemment. Pour éclairer ces différences dans l’expérience de la vie avec la maladie, nous allons nous intéresser maintenant aux contextes dans lesquels la maladie s’inscrit, afin de montrer comment ils en façonnent l’expérience. Nous examinerons tour à tour le contexte familial et le contexte d’ (in) activité.

Le contexte familial : générateur de souffrance ou support du bonheur de vivre

25 Du point de vue de l’expérience de la vie avec la maladie, le contexte familial et relationnel apparaît très divers. C’est lui qui, bien plus que la maladie en elle-même, est parfois générateur de souffrance et souvent le support d’un étonnant bonheur de vivre.

26 Tout d’abord, quelques entretiens rendent compte d’une vie familiale qui ne permet pas de bien vivre au quotidien avec la maladie d’Alzheimer, soit parce que les enquêtés éprouvent un véritable vide familial, soit parce qu’ils sont insatisfaits du soutien qui leur est apporté. Le vécu de Mme Lys, une femme de 66 ans, célibataire sans enfant et qui entretient des liens assez ténus avec ses frères et sœurs, illustre parfaitement une situation marquée par un grand ennui sur fond de vide relationnel. Pour cette ancienne enseignante, dont la vie a été bien remplie et qui était engagée dans des activités militantes, l’apparition de la maladie et son déménagement vers un foyer-résidence se sont traduits par un éloignement de son réseau relationnel et un fort déclin de sa sociabilité, qui tient à la fois aux difficultés qu’elle éprouve pour poursuivre ses activités antérieures et aux stigmates associés à la maladie qui fait que « y’a des gens qui veulent plus trop vous fréquenter ». Mme Bleuet fait état d’un vécu tout aussi douloureux que celui de Mme Lys, non pas dû cette fois à un vide relationnel, mais à un soutien familial insatisfaisant, marqué par un lien de dépendance peu valorisant et qui entrave profondément son autonomie. Mme Bleuet vit en effet avec l’un de ses fils, par commodité pour celui-ci, et cette cohabitation se passe mal. Elle lui reproche notamment de restreindre, voire d’invalider ses choix, par exemple pour les courses qu’elle ne peut plus faire elle-même en raison d’une opération à la hanche : « Des fois je demande à mon fils qu’il m’achète ça parce que je voudrais faire ci, je voudrais faire ça : "T’as pas besoin de ça, pour quoi faire ?” » Le fait de ne pas être traitée comme une personne autonome devient éprouvant, car son fils lui renvoie par cette attitude un jugement d’incompétence qui la contrarie profondément : « Alors ce qui m’énerve, ça je peux pas le… c’est que… il ne me donne pas le courrier. Alors ça, je suis… ça pour moi, je suis frustrée (...) ça me blesse : c’est comme si j’existais pas. Que j’existais plus ! » La relation avec les proches, notamment avec les enfants, peut ainsi être source d’incompréhension et de souffrance.

27 Les récits de certains malades soulignent ainsi une sorte de « trop-plein familial », marqué par des proches trop présents. Mme Jasmin se dit ainsi soulagée de l’absence de sa fille au moment de l’entretien car, si elle avait été là, elle n’aurait pas pu s’exprimer librement. À ses yeux, sa fille est en effet très (trop) présente et n’intervient pas toujours comme il le faudrait : elle multiplie les visites et les appels téléphoniques ; elle lui impose un rythme qu’elle « n’arrive pas à suivre », qui perturbe ses routines et ses repères, pourtant essentiels dans un contexte de vulnérabilité (Bouisson, 2007) illustrant un phénomène que l’on peut qualifier de disjonction des temporalités entre aidants et personnes malades ; sa fille se montre hyperprotectrice, anticipant sur des troubles plus graves, au risque d’ailleurs de les faire advenir par une sorte de prophétie auto-réalisatrice, proposant par exemple à sa mère de gérer son budget à sa place, alors que cette dernière considère qu’elle n’a pas besoin de tant de sollicitude car elle tient à conserver son autonomie.

28 À l’inverse, d’autres contextes relationnels apparaissent protecteurs parce que les proches sont présents tout en veillant à maintenir l’autonomie des personnes rencontrées. On observe alors des situations d’apprentissage mutuel de la vie avec la maladie d’Alzheimer, notamment au sein de couples dans lesquels chacun procède à un travail d’interprétation des troubles et tente de trouver ce qu’on pourrait appeler la bonne mesure. C’est ce dont témoigne, par exemple, cet extrait d’entretien avec M. Cirse dans lequel il parle de son épouse : « C’est son rôle qui est difficile justement, parce que savoir quand est-ce qu’elle doit intervenir euh… alors quelquefois, elle intervient trop vite alors qu’en fait, j’ai compris ! [Question] – c’est une anticipation peut-être de vos troubles ? – Oui, c’est ça, c’est ça qui n’est pas facile à juger pour elle. Mais bon, maintenant euh… maintenant on est un peu mieux réglé quoi (...) y’a une phrase d’apprentissage pour accepter son… ses manques et pour que les autres s’adaptent et que nous, on s’adapte aussi. » Un autre contexte relationnel associé à un vécu positif de la maladie se caractérise, à l’inverse des situations précédentes, par une très forte présence du proche, qui prend énormément de choses en charge et organise une sorte de cocon protecteur autour de la personne malade. Mais, dans ce cas, cette dernière accepte la situation de dépendance, qui est le résultat d’un processus de lâcher-prise qui a accompagné l’aggravation de la maladie. C’est ainsi que l’entretien mené avec M. Genêt donne à voir le rôle central de son épouse et sa dépendance assumée par rapport à elle, à la fois dans le déroulement de l’entretien lui-même, puisque, en dépit de nos consignes, elle est restée du début jusqu’à la fin de la rencontre, et dans son récit au cours duquel M. Genêt nous parle de l’influence de sa femme dans sa vie de tous les jours : c’est elle qui, par sa présence et tout ce qu’elle fait pour lui, le rend heureux, lui qui par ailleurs ne s’intéresse plus à rien. Son bonheur est donc centré sur sa femme et aussi sur sa fille et il n’aura de cesse de nous parler d’elle : « être là avec ma femme », « si y’avait pas ma femme », « ma femme en premier », « avec ma femme, je fais tous les efforts possibles ».

Le contexte d’ (in) activité : un cadre protecteur ou qui précipite dans une épreuve plus douloureuse que la maladie elle-même

29 De façon générale, la figure classique du malade d’Alzheimer est celle d’une personne à la retraite, voire bien avancée en âge. Ce profil est majoritaire dans notre corpus, même si tous les enquêtés retraités n’ont pas nécessairement porté un discours sur leur vie de retraite. Cependant, lorsque c’est le cas, il apparaît que ce temps de la vie constitue un contexte protecteur. L’entrée en retraite, en ce qu’elle marque une coupure avec la vie professionnelle antérieure et ses contraintes, permet de vivre les troubles plus sereinement. C’est ce qu’exprime longuement M. Chardon [76 ans, ingénieur] : « Ce Alzheimer se mêl… vient se mêler dans l’histoire à ce moment-ci, ça n’est que léger comme inconvénient par rapport à ce que ça aurait pu être si c’était arrivé à l’époque où j’étais en pleine activité professionnelle, auquel cas, ça m’aurait enquiquiné. Le matin, j’aurais dit “je dois aller quelque part, j’ai des dossiers à préparer… je sais plus lesquels…” pff… » La retraite lui permet de ne plus être dans la réactivité, dans l’urgence et la productivité. C’est donc bien le fait d’être retraité qui permet à cet enquêté de « vivre presque normalement, parce que j’ai une vie, en tant que retraité, une vie plus calme et plus cool quoi ». C’est le même argument que nous donne à entendre M. Colza [69 ans, chef d’entreprise] qui entre très progressivement dans le temps de la retraite et tente de lutter contre la maladie. Par ses divers engagements associatifs, religieux, sa moindre implication dans l’entreprise familiale et la gestion de ses biens, il estime avoir une vie « normale, avec des activités de retraité ». C’est précisément pour mener cette vie de retraité qu’il souhaite se protéger et ne pas parler de sa maladie afin de ne pas être discrédité (Goffman, 1975) : « Les gens ont tellement une connotation négative euh… de ce truc-là, qu’ils vous prennent à la limite pour un cinglé ou s’adressent à vous comme un enfant quoi… ce que je veux éviter quand même (...) les gens vous collent une étiquette et ça reste sur vous hein ! »

30 Lorsque les personnes parviennent à se maintenir en activité, malgré le diagnostic de maladie d’Alzheimer, le cadre professionnel, associé au contexte familial, se révèle tout aussi protecteur. Ces situations de maintien en emploi avec la maladie sont relativement rares dans notre corpus, mais elles sont possibles grâce au soutien des proches et des collègues de travail, même des supérieurs. L’enjeu, dans tous les cas, pour ces jeunes malades est de conserver coûte que coûte leur emploi, pour ne pas se retrouver dans une situation financière ingérable et pour préserver leur identité professionnelle et leur autonomie. Mme Valérianne [54 ans], ouvrière qualifiée dans une usine textile, explique à sa chef sa situation de santé et convient avec elle de la réalisation de tâches moins longues et fastidieuses : « Alors j’ai dit à ma chef “je veux bien faire des séries, mais, j’adore mon travail hein, mais mets moi des séries plus petites, deux pages à la rigueur ça va, mais six pages, c’est trop”. J’aimais bien, je les finissais quand même hein, mais c’était trop lourd pour moi, c’était trop lourd. » Dès lors que son entourage professionnel est informé de sa maladie et une fois passé le temps de la stupéfaction relative à son annonce, c’est une véritable entraide qui s’organise autour d’elle pour lui permettre de continuer son activité. Elle se dit ainsi entourée de personnes qui font « comme si je n’avais rien quoi » et lorsqu’elle doit se justifier, elle explique « son souci de mémoire ». C’est un peu le même type de vécu que relate M. Érable [59 ans], ingénieur dans une collectivité territoriale. Révéler le diagnostic sur son lieu de travail était devenu impératif, tant ses difficultés commençaient à provoquer des rumeurs sur son état de santé. Le fait que son épouse et sa fille travaillent dans le même service a permis de faire passer le message en douceur, car l’enjeu était de s’assurer qu’il conserverait sa place : « quand il a su [son directeur] que j’ai été souffrant et malade, il a dit “tant que tu es là, tu seras là et compte tenu de ton expérience et de tout ce que tu as fait, tu restes là et bon, si ça va pas et bah on se revoit”, on s’est pas revus », explique M. Érable. Outre le fait qu’il se sent mieux avec cet aménagement de son temps de travail et qu’il n’a plus ni de responsabilités, ni d’équipes à gérer, il se sent tenu par son travail. En effet, le congé longue maladie fractionné dont il bénéficie implique une évaluation de sa situation professionnelle tous les six mois, qui peut immédiatement le conduire à arrêter son activité, ce qui aurait une forte incidence sur sa qualité de vie et celle de sa famille, et l’oblige aussi à lutter contre les troubles ressentis et à les surmonter. Malgré ces contraintes, M. Érable considère, comme nous l’avons vu, que la maladie d’Alzheimer lui a donné une nouvelle vie professionnelle, plus épanouissante et moins stressante grâce un rythme adapté à sa situation et au travail d’équipe dont il bénéficie.

31 Les expériences professionnelles de Mme Valérianne et de M. Érable restent cependant marginales, car lorsque les troubles ressentis viennent perturber la qualité du travail à accomplir, l’annonce du diagnostic précipite les personnes malades dans un processus de cessation d’activité, bien souvent ressenti comme un couperet. Ces trajectoires de fin carrière entachées par la maladie constituent une épreuve parfois plus difficile à surmonter que la maladie d’Alzheimer elle-même. Et cela est d’autant plus douloureux à vivre qu’en raison de leur âge (entre 50 et 60 ans environ), le diagnostic n’est posé qu’avec retard. Les enquêtés se trouvent pris dans une errance diagnostique, car leurs difficultés sont principalement imputées à un syndrome dépressif ou un manque de compétences professionnelles. Avant sa mise en invalidité, M. Crépis [54 ans, architecte en invalidité] a ainsi changé quatre fois d’emploi : considéré comme incompétent, peu fiable et irresponsable en raison de sa désorganisation et de ses oublis incessants, il est « remercié » au bout de quelques mois. Et c’est grâce au diagnostic, désormais posé, qu’il sera « reçu autrement » par son dernier employeur : « bon, bien sûr, je ne pouvais plus travailler. Voilà, et puis ça s’est arrêté, c’était fini. On avait compris que c’était pas la peine que je continue à travailler, enfin, que je ne pouvais plus travailler », explique-t-il. Cet arrêt obligé de l’activité, pour une mise en invalidité ou une retraite anticipée, est vécu comme une profonde injustice. L’entretien mené avec M. Coquelicot [55 ans, instituteur en congé longue maladie] illustre à quel point le verdict de l’inspectrice d’académie suite à son inspection a été douloureux : « quand elle est partie, moi j’étais effondré hein, ça m’a fait un truc euh… c’est comme si on m’arrachait les deux yeux quoi hein (...) comme si c’était une bombe qui s’abattait sur moi, enfin, sur ma tête », soulignant un peu plus loin, « je n’étais pas prêt à arrêter ». Passer presque du jour au lendemain d’une vie active à une vie de retraite avec, en plus, un diagnostic de maladie d’Alzheimer, constitue pour ces personnes la véritable épreuve. Compte tenu de leur attachement à leur identité professionnelle, ils ne parviennent pas à accepter complètement leur identité de malade. Certains, comme M. Carillon [64 ans], un ancien haut fonctionnaire qui a été contraint à une retraite anticipée ne se résolvent pas à vivre loin de leur quotidien professionnel : « Je ne désespère pas de pouvoir… me remettre euh… le cas échéant, je ne sais pas comment… enfin, trouver… de faire des choses. Je vais pas dire que je vais retrouver une activité euh… très forte, mais je pense pouvoir effectivement… » Son témoignage est d’ailleurs marqué par ce fort attachement à sa vie professionnelle. Il parlera de « gros dossiers à mener », de « projets à conduire » ou du fait « d’avoir encore beaucoup de boulot ». Pour cet homme qui a occupé des responsabilités importantes, « être mis à la retraite » s’ajoute à l’épreuve de la maladie et contribue au sentiment d’inutilité sociale.

Conclusion

32 À l’issue de ces analyses, il nous semble possible de tirer quelques enseignements. Tout d’abord, il existe un décalage entre le vécu des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, situées à un stade précoce ou modéré, et les représentations usuelles de la maladie. Ce décalage tient au fait que les discours recueillis sont bien différents et bien moins dramatiques que ne le laissaient supposer les représentations très noires associées à la maladie : les personnes enquêtées, si elles témoignent des troubles qu’elles ressentent, n’ont pas pour seule préoccupation la maladie, nombre de leurs propos en relativisent la gravité et beaucoup expriment leur satisfaction par rapport à l’existence actuelle. Il importe cependant de ne pas substituer à la version sombre de la maladie d’Alzheimer une version enchantée. Il convient plutôt de prendre conscience – et c’est là le deuxième enseignement de cet article – de l’absence d’homogénéité de la catégorie « maladie d’Alzheimer » si on l’appréhende du point de vue des vécus. Nous avons vu, en effet, que les expériences de la vie avec la maladie étaient partagées entre « faire sans » et « faire avec », selon que la maladie est vécue en extériorité ou qu’elle est considérée comme faisant partie de soi, et que le « faire avec » se déclinait lui-même dans les modalités du « faire avec les pertes constatées », du « faire contre » et du « faire grâce à ». Nous avons vu également que certains enquêtés font état de leur malaise alors que beaucoup d’autres, à l’inverse, expriment avant tout leur bien-être. Enfin, le dernier enseignement tient à l’importance des contextes de vie – contexte familial et contexte d’ (in) activité – pour comprendre l’expérience de la vie avec la maladie, ces contextes pouvant être générateurs de souffrance ou, à l’inverse, constituer des cadres protecteurs.

33 Au-delà, cet article plaide pour que la recherche sociologique sur la maladie d’Alzheimer tienne davantage compte du point de vue des personnes malades – à l’heure où elles-mêmes commencent à prendre la parole (Ngatcha-Ribert, 2012, chap.10). Sur ce plan, beaucoup reste à faire. Indiquons seulement deux pistes qui, à nos yeux, méritent d’être explorées. La première vise à intégrer aux protocoles des recherches sociologiques les personnes situées à des stades plus avancés de la maladie, ce qui n’est pas sans poser un redoutable défi à la sociologie compréhensive, appelée ainsi à faire le « pari du sens » (Rigaux, 1998) de ces personnes et à se demander comment y accéder. Il convient cependant de noter que certains travaux ont montré que, même à un stade avancé de la maladie, il existe des capacités cognitives préservées et quelques possibilités pour les personnes malades d’avoir des rapports intelligibles avec autrui (Moss, 2011). La seconde piste consiste à réaliser des recherches longitudinales avec des personnes malades, permettant de suivre les évolutions et les transformations de leur discours au fil du temps. La recherche présentée dans cet article connaît, de ce point de vue, un prolongement puisque nous sommes en train de conduire une seconde vague d’entretiens avec les mêmes enquêtés et leurs proches, 18 à 24 mois après la première rencontre. S’il est trop tôt pour en tirer des enseignements définitifs, les premières analyses tendent à montrer que de moindres compétences cognitives (mesurées par une baisse du score au MMSE) ne s’accompagnent pas nécessairement d’un vécu plus sombre et difficile. On observe même certaines évolutions contre-intuitives marquées à la fois par une aggravation des troubles et par l’apparition de ce que nous avons appelé plus haut un discours du « faire grâce à la maladie », qui témoigne d’un sentiment de libération par rapport à certaines contraintes, notamment conjugales.

Notes

  • [1]
    À ce sujet, les travaux anglo-saxons témoignent d’une intégration des malades à la recherche qui dépasse le seul statut d’enquêté, ceux-ci peuvent aussi être impliqués dans la production de connaissances scientifiques (McKillop, Wilkinson, 2004).
  • [2]
    Cette recherche, conduite entre octobre 2011 et avril 2014 au sein du CeRIES (Université Lille 3), a été financée par la Fondation de coopération scientifique pour la recherche sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées.
  • [3]
    Selon une étude exploratoire récente, conduite par l’association France Alzheimer, entre 15 000 et 25 000 personnes âgées de moins de 60 ans, en France, seraient atteintes d’une maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée.
Français

Cet article étudie comment des personnes ayant reçu le diagnostic de la maladie d’Alzheimer et situées à un stade léger ou modéré (N = 27, âgés entre 52 et 92 ans) font face à l’« épreuve » que constitue le fait de vivre avec cette maladie, à partir d’une approche compréhensive et en se fondant sur un ensemble d’entretiens semi-directifs réalisés avec elles. Ce questionnement général se trouve décliné autour de deux axes d’investigation étroitement liés : d’une part, l’étude de l’expérience de la maladie et, d’autre part, celle de l’expérience de la vie avec la maladie.
L’article fait, tout d’abord, état d’un double étonnement face au matériau recueilli, le premier concernant la faible présence de la maladie dans les propos des enquêtés, le second renvoyant à la fréquence avec laquelle ils ont exprimé un certain bonheur de vivre et à l’importance des discours de relativisation de la maladie. Ces éléments témoignent du décalage entre le vécu des personnes et les représentations usuelles de la maladie. Dans un deuxième temps, il explore comment les personnes malades font face à la maladie, ce qui amène à distinguer deux postures idéal-typiques : faire sans la maladie, c’est-à-dire la vivre en extériorité ou, au contraire, faire avec elle, c’est-à-dire l’accepter comme partie intégrante de soi, cette deuxième posture se déclinant elle-même en trois modalités : faire avec les pertes constatées, faire contre et faire grâce à. Enfin, dans un troisième temps, il analyse les diverses manières de vivre avec la maladie en faisant l’hypothèse que ces expériences dépendent des contextes de vie dans lesquels elles prennent forme et en explorant plus particulièrement deux contextes : le contexte familial et le contexte d’ (in) activité.

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Aline Chamahian
Maître de conférences en sociologie, Ceries, Lille 3
Vincent Caradec
Professeur de sociologie, Ceries, Lille 3
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/04/2015
https://doi.org/10.3917/rs.069.0017
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