1 Dans un remarquable rapport publié en 2009 et intitulé Dementia : Ethical Issues, le Nuffield Council for Bioethics a consacré un chapitre entier aux priorités qui devraient être celles de la recherche sur la démence [1]. Dans l’introduction de ce chapitre, on peut lire : « Nous avons la responsabilité de soutenir les personnes qui vivent avec les symptômes de la démence. Un aspect essentiel de cette solidarité collective consiste à soutenir la recherche sur la démence, afin d’en minimiser les effets pour toutes les personnes concernées. » Après avoir observé qu’en comparaison des efforts consentis pour d’autres pathologies, comme le cancer et les maladies cardiovasculaires, l’effort global de recherche sur la démence est faible, surtout si l’on tient compte du nombre de personnes concernées, de l’importance des incapacités occasionnées, et des effets économiques de cette condition, les auteurs du rapport s’interrogent sur les priorités qui devraient être retenues au sein de la recherche sur les démences. Ils distinguent six grands types de recherche pouvant être menés dans ce domaine : la recherche biomédicale fondamentale (qui vise à comprendre les mécanismes cérébraux impliqués) ; le développement de traitements visant à stopper, retarder ou limiter l’atteinte du cerveau) ; la prévention ; la recherche translationnelle ; la recherche en sciences sociales ; et la recherche sur le soin et l’accompagnement de la démence.
2 Pour les auteurs de ce rapport, la recherche en sciences sociales (social science research) vise à mieux comprendre des enjeux, tels que l’expérience vécue des personnes malades, des membres de leur famille et de leurs proches aidants ; la manière dont la qualité de vie des personnes est affectée tout au long de la maladie ; les répercussions de la stigmatisation de la démence sur la manière dont les personnes malades font face à la situation, et les moyens de lutter contre cette stigmatisation ; les stratégies permettant d’aider les personnes malades à « bien vivre » avec la maladie (incluant les petites choses de la vie quotidienne, comme le fait d’être traité avec respect et courtoisie) ; les approches les plus efficaces pour former et soutenir les intervenants professionnels dans leur compréhension des personnes atteintes de démence et dans leurs manières de faire ; les moyens permettant d’aider les aidants formels et informels à aborder les dilemmes éthiques auxquels ils font face dans la vie de tous les jours ; et l’effet potentiel, sur la vie quotidienne des personnes malades et de leurs proches des aménagements de l’environnement physique et social, comme les efforts pour rendre les bâtiments et les services « adaptés à la démence » (dementia friendly).
3 Quant à la recherche sur le soin et l’accompagnement de la démence (dementia care research), elle regroupe – pour les auteurs de ce rapport – la recherche comparative sur les services de santé ; la recherche infirmière sur la manière de prendre adéquatement en charge les besoins de soins physiques ; l’usage qui peut être fait de la technologie pour permettre aux personnes malades de conserver le plus longtemps possible leur autonomie fonctionnelle ; et le développement de traitements et de stratégies non médicamenteuses permettant d’aider les personnes malades et leurs proches aidants à faire face aux troubles de l’humeur et aux comportements perturbants.
4 Dans le cadre de cet article, nous entendrons par « recherche en sciences humaines » à la fois ce que le Nuffield Council for Bioethics appelle la « recherche en sciences sociales », et ce qu’il appelle la « recherche sur le soin et l’accompagnement de la démence ». En effet, de même qu’il existe une recherche biomédicale fondamentale et appliquée, la recherche en sciences humaines fournit à la fois des éléments – réflexifs et théoriques – de compréhension et d’analyse, et des outils pour améliorer concrètement les pratiques et éclairer les décisions. Cela signifie que les acteurs de la recherche en sciences humaines sont à la fois des chercheurs travaillant dans les disciplines académiques traditionnellement reconnues comme relevant des sciences humaines et sociales (psychologie, sociologie, économie, droit, philosophie, géographie, sciences du langage, sciences politiques…), des chercheurs travaillant dans des disciplines, telles que les sciences infirmières, les sciences de la réhabilitation, les sciences de l’information et de la communication, la gérontologie, l’ergonomie, le travail social… , et des acteurs du soin et de l’accompagnement qui réfléchissent à leurs pratiques et à l’environnement plus large dans lequel ils se situent.
Un effort de recherche jugé « indispensable mais insuffisant »
5 En France, depuis que la maladie d’Alzheimer fait l’objet de politiques d’action publique spécifiques, la recherche en sciences humaines a fait l’objet de plusieurs évaluations, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont en général peu amènes avec ce domaine de recherche, qui est – de manière récurrente – jugé à la fois « indispensable » et « insuffisant ».
2007 : l’expertise collective de l’Inserm
6 Dans l’expertise collective réalisée en 2007 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on pouvait lire : « Les recherches en sciences humaines et sociales […] sont indispensables pour mieux appréhender les aspects psychologiques et sociaux de la maladie. [De même, la recherche en économie] a un rôle déterminant pour éclairer la décision des pouvoirs publics sur la mise en place de nouvelles formes de prise en charge ou politiques de soin. » Cependant, « la sociologie de la santé […] a mieux traité les pathologies soit plus anciennement reconnues comme préoccupantes (le cancer), soit à forte mobilisation sociétale (infections par le VIH). Cette faiblesse de la production sociologique a pour conséquence une accumulation de résultats médiocres […]. Les sociologues répondent davantage aux interrogations de la sociologie elle-même qu’à la demande sociétale. La thématique de la maladie d’Alzheimer […] n’est guère stimulée par les questionnements venant de la société ». De même, « il y a peu de recherches économiques relatives à l’éclairage de la décision pour les pouvoirs publics qui aient une perspective large et macro-économique. La connaissance économique des conséquences de la maladie d’Alzheimer en France reste insuffisante et les études économiques disponibles sont de qualité inégale ».
7 Sur la base de ce constat, l’Inserm préconisait de « développer des recherches en économie, pour définir des scénarios d’intervention, [et] des recherches en sociologie […] pour mieux intégrer la maladie dans la société ». Selon ce rapport, « les recherches en sciences humaines et sociales […] doivent contribuer à changer l’image négative de la maladie […], permettre de préciser les éléments […] qui retardent le recours aux soins et entravent la prise en charge à long terme par les médecins. [Elles] doivent également aider à analyser les parcours de soins pour en améliorer la qualité […], analyser pourquoi les offres existantes – par exemple le soutien à l’aidant – ne rencontrent pas le succès escompté ». Et concernant la recherche en économie, le groupe d’experts notait : « Les stratégies économiques familiales face à la maladie sont rarement étudiées. [De même, ] des études traitant des conséquences économiques, voire de l’efficacité des différentes formes de soutien proposées aux aidants seraient utiles en appui aux politiques publiques. » Il recommandait également « le suivi longitudinal de cohortes de patients, permettant une meilleure connaissance des filières de soins et des coûts associés à chaque filière ». Enfin, il jugeait « important que les travaux économiques récents relatifs aux scénarios sur le financement de la dépendance fassent l’objet d’extensions ciblant la maladie d’Alzheimer ».
La recherche en sciences humaines dans le plan Alzheimer 2008-2012
8 Bien que rédigé la même année, le rapport au président de la République remis par la Commission nationale, présidée par le professeur Joël Ménard, chargée de l’élaboration de propositions pour un plan national concernant la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées était d’une tonalité bien différente. Dès le préambule de ce rapport, on pouvait lire : « Relève des simplifications excessives l’idée que la recherche en sciences sociales coûterait moins cher que la recherche biomédicale, au prétexte qu’il n’y a pas besoin de matériel scientifique et que quelques doctorants astucieux peuvent collecter ici et là les données de terrain nécessaires. […] Inclure la recherche en sciences sociales dans les cohortes relatives aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et à leurs proches est une priorité. […] La commission souhaite également que soient proposées des ressources financières stables aux chercheurs qui s’engageront à travailler dans la durée sur les enjeux de la maladie d’Alzheimer. »
9 Conformément aux préconisations du rapport Ménard, qui recommandait d’« investir significativement en faveur de la recherche en sciences sociales », une mesure spécifique du plan Alzheimer 2008-2012 – la mesure 25 – visait à soutenir l’effort de recherche dans ce domaine. Cette mesure, dotée d’un financement conséquent – 8,3 millions d’euros –, constituait une originalité forte du Plan français. Elle était rédigée ainsi : « L’apport des sciences humaines et sociales pour appréhender les différents aspects liés à la maladie d’Alzheimer est reconnu. La neuropsychologie […] a permis, dans les dernières décennies, des avancées considérables dans la connaissance des fonctions cognitives. Les sciences sociales disposent d’analyses sur les systèmes de santé, les solidarités familiales ou la perception des malades, qui peuvent être mobilisées et adaptées aux spécificités de la maladie d’Alzheimer. Toutefois, ce domaine de recherche est aujourd’hui trop peu développé en France. Il est donc nécessaire, dans le cadre d’une approche globale de la maladie, de favoriser ces disciplines. »
10 Cependant, en novembre 2009, dans le compte rendu du cinquième comité de suivi du Plan, on pouvait lire le constat suivant : « Après une année de fonctionnement, force est de constater que le développement d’un axe fort de recherche en sciences humaines et sociales […] est un sujet complexe. Les projets soumis […] confirment l’état des lieux initial, à savoir une masse critique (nombre de chercheurs académiques engagés sur le sujet) faible, dispersée et difficile à mobiliser. » Et dans le rapport d’évaluation du plan Alzheimer 2008-2012 remis en juin 2013 par les professeurs Joël Ankri et Christine van Broeckhoven, on pouvait lire : « La recherche en sciences humaines et sociales […] n’a pas été à la hauteur des attentes. Malgré un financement et des appels à projets répétés depuis 2009, peu de projets ont été financés. […] Ce point peut être considéré comme un échec relatif du plan, même si l’on peut dire que les objectifs ont très certainement été surdimensionnés, compte tenu des forces vives existant dans notre pays dans ce domaine. Plusieurs explications […] peuvent être avancées : absence d’unités fortement implantées sur cette approche […], pourtour trop vaste de cette catégorie SHS […], expertise de projets de type qualitatif par des experts plus quantitativistes […]. Un constat est fait sur les difficultés d’attirer sur l’Alzheimer des chercheurs en SHS […] mais il importe de mieux cibler les disciplines et les types de recherche à développer. […] Il faut favoriser la création d’un milieu de recherche, donc soutenir et maintenir une masse critique de chercheurs dans la durée. C’est pourquoi nous pensons qu’il est nécessaire […] de créer des réseaux réunissant des chercheurs et des équipes dispersés sur le territoire. Une interface avec les réseaux de recherche clinique […] nous paraît essentielle. Enfin, l’existence de jurys pluridisciplinaires d’appel à projet permettant une compréhension réciproque des objets et méthodes de recherche nous semble importante à favoriser. Des axes […] peuvent être privilégiés, comme la question du maintien de la participation sociale face aux restrictions d’activité et d’autonomie, celle de l’éthique, du refus de soin, la question de l’implication des proches, les inégalités sociales. Enfin, l’organisation des soins peut être un axe structurant dans le cadre d’une health services research qui est, hélas, quasi inexistante dans notre pays. Une recherche multidisciplinaire sur les services (sanitaires et médico-sociaux) doit pouvoir se développer. Elle permettrait d’évaluer l’impact de l’offre de soins et de son évolution, des innovations et d’identifier les moyens les plus efficaces pour organiser, gérer, financer et fournir des soins de haute qualité. »
Les SHS dans le plan Maladies neurodégénératives (2014-2019)
11 Dans le plan Maladies neurodégénératives qui a été rendu public le 18 novembre 2014, près de 30 mesures concernent la recherche. Seules cinq évoquent – brièvement – la recherche en sciences humaines.
12 Dans la mesure 60, il est indiqué que le comité de pilotage chargé de coordonner la recherche aura notamment pour mission d’« amplifier les recherches en sciences humaines, afin de proposer une démarche centrée sur l’individu, son intégration sociale, le retentissement sur la société de la maladie, mais aussi la réponse de la société à la maladie ». La mesure 62 précise que ce comité de pilotage labellisera [5 à 7] centres de recherche pluridisciplinaires » qui « comporteront des équipes abordant les questions économiques, éthiques, sociales et juridiques liées aux maladies neurodégénératives ».
13 La mesure 69 porte sur « la création d’une banque de récits de chercheurs, malades, aidants, enfants confrontés aux parents ou grands-parents-malades », qui aura notamment pour objectif « de servir de base pour des recherches en sciences humaines et sociales ». Quant à la mesure 75, elle stipule : « L’analyse des facteurs sociaux offre des pistes d’action pour favoriser le maintien de l’autonomie […]. Les causes de ruptures sociales sont liées à l’évolution de la maladie et de l’état du patient, mais dépendent également de son environnement culturel, affectif, social, et de son niveau socio-économique […]. Le Plan permettra le financement de projets de recherche sur l’interaction du patient avec son environnement […], afin d’en mieux comprendre les déterminants par la modélisation mathématique et l’intégration multifactorielle des paramètres. »
14 Enfin, la mesure 83 affirme : « Les approches thérapeutiques non médicamenteuses sont très peu développées en France et leur évaluation satisfait rarement à la rigueur imposée dans les essais thérapeutiques médicamenteux […]. La plupart des études suivent une approche qualitative non quantifiée et non comparative, [or] ces innovations thérapeutiques imposent : la démonstration de l’efficacité des mesures proposées selon les standards de la recherche en biologie, avec des interventions contrôles ; une recherche sur des modèles animaux ou des patients comportant des marqueurs biologiques ou d’imagerie cérébrale mesurant les conséquences de l’intervention ; l’élaboration de traitements ciblant les mécanismes physiopathologiques identifiés. »
L’état des lieux dressé par la Fondation Médéric Alzheimer
15 La Fondation Médéric Alzheimer, reconnue d’utilité publique, soutient depuis bientôt 15 ans la recherche psychosociale, la recherche en sciences humaines, et la recherche en santé publique sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées. Depuis 2001, elle a attribué dans ce domaine 39 bourses doctorales et 16 prix de thèse, et soutenu 56 études et recherches, pour un montant global de 2,5 millions d’euros. En partenariat avec l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (Erema), elle a décerné huit prix à des professionnels ayant mené une réflexion sur les enjeux éthiques et juridiques de la prise en charge et de l’accompagnement de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées. Et, en partenariat avec l’association Alzheimer’s Disease International (ADI), elle a attribué sept prix internationaux, afin de promouvoir l’évaluation rigoureuse des interventions psychosociales et la dissémination au plan mondial des interventions psychosociales fondées sur des preuves. De plus, grâce à sa Revue de presse nationale et internationale, la Fondation Médéric Alzheimer réalise une veille permanente sur les publications scientifiques, en France et dans les autres pays du monde. Cette activité au long cours de soutien à la recherche et de veille scientifique lui permet de porter un regard original sur la recherche psychosociale et sur la recherche en sciences humaines et en santé publique dans le domaine de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées.
Bilan
16 Ainsi, la Fondation Médéric Alzheimer constate que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, il existe aujourd’hui en France, dans les diverses disciplines des sciences humaines, un nombre important de chercheurs et d’équipes qui s’intéressent à la maladie d’Alzheimer et aux maladies apparentées, et qui produisent des travaux de qualité. Cependant, à la différence de ce que l’on observe du côté des sciences biologiques et médicales, il ne s’est pas encore constitué une authentique communauté de recherche sur le sujet. Les connaissances produites dans les différentes disciplines ne sont pas toujours mises en commun, afin de favoriser une approche décloisonnée. Elles ne sont pas toujours communiquées sous un format accessible aux décideurs et aux acteurs de terrain. Et alors que les sciences humaines et sociales sont susceptibles de favoriser – dans des délais beaucoup plus courts que la recherche biomédicale – une innovation sociale susceptible d’améliorer concrètement la vie quotidienne des personnes concernées par la maladie, force est de constater qu’il n’existe pas, au plan national, de stratégie de recherche globale, en termes de problématiques et d’acteurs, permettant de structurer et de donner une cohérence à cet effort de recherche. C’est la raison pour laquelle la Fondation Médéric Alzheimer a organisé, fin 2013 et fin 2014, deux ateliers de travail, réunissant au total plus d’une centaine de chercheurs des différentes disciplines des sciences humaines, afin de réaliser ensemble un premier état des lieux et des forces, et de déterminer les questions de recherche dont il importera de se saisir dans les années futures, en partenariat avec des chercheurs d’autres pays, notamment européens. Le principal bilan que l’on peut tirer de ces travaux est que la recherche en sciences humaines et sociales qui a été menée en France depuis 15 ans apporte des éléments de connaissance, d’analyse et de réflexion extrêmement précieux pour aborder les défis humains et sociétaux soulevés par la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées.
17 S’il est impossible de donner ici un panorama exhaustif des recherches menées dans ce domaine [2], on peut toutefois indiquer quelques grandes questions de recherche et, en s’en tenant à quelques publications parmi les plus récentes, donner un aperçu de la richesse des travaux menés.
Sur la maladie et les personnes malades
18 Des chercheurs en psychologie (Antoine et Pasquier, 2013) et en sociologie (Chamahian et Caradec, 2014) ont étudié l’expérience vécue par les personnes malades. Des chercheurs en sociologie, en science politique (Le Bihan et al., 2012) et en économie (Rapp, 2014) ont étudié les « trajectoires » et les parcours de soin des personnes malades, en particulier les facteurs déterminant le recours (ou le non-recours) au diagnostic. Des chercheurs en santé publique se sont intéressés aux facteurs associés à la qualité de vie des personnes malades (Novella et al., 2012). Des chercheurs en psychologie ont étudié l’impact de la maladie sur la mémoire autobiographique (Martinelli et al., 2013), sur la mémoire musicale (Groussard et al., 2013) et plus largement sur la vie psychique des personnes (Herlant-Hémar et Caron, 2013 ; Verdon, 2014). Des chercheurs en droit (Mercat-Bruns, 2014), en philosophie morale (Gzil, 2009), ainsi que des cliniciens (Duron et al., 2013) ont analysé la capacité des personnes atteintes de troubles cognitifs à prendre des décisions de manière libre et éclairée, et des travaux aux confins de la philosophie et de la neuropsychologie ont examiné la manière dont la maladie d’Alzheimer affecte le sentiment d’identité des personnes (Nizzi, 2012 ; Eustache et al., 2013).
Sur les proches aidants et les familles
19 Les conséquences de la maladie sur les familles ont été étudiées d’un point de vue psychologique, mais aussi sociologique (Caradec, 2009), juridique (Cermolacce et Depadt-Sebag, 2014) et économique (Fontaine et al., 2009 ; JoËl, 2014). Des chercheurs en psychologie ont analysé les besoins des « aidants familiaux » (Amieva et al., 2012) et les raisons de leurs réticences à recourir aux services gérontologiques (Coudin et Gély-Nargeot, 2003). Des chercheurs en sociologie ont étudié les décisions et les dynamiques familiales d’accompagnement (Weber et al., 2005 ; Billaud, 2012), l’accompagnement familial en milieu rural (Gucher, 2013), l’usage fait par les familles des catégories médico-psychologiques (Béliard, 2010), parfois en mobilisant l’approche par les « capabilités » (Le Galès et al., 2014). Plusieurs travaux en cours portent également sur les conséquences de la maladie, sur le travail des aidants et sur les arbitrages que ceux-ci sont amenés à faire entre travail, soin et loisirs (Bérard et al., 2014a).
Sur les professionnels et les pratiques d’accompagnement
20 Des chercheurs en sociologie ont étudié les modalités d’accompagnement professionnel, notamment à domicile (Hennion et al., 2012 ; Weber et al., 2014), ainsi que les conditions et les modalités d’entrée en institution (Mantovani et al., 2008 ; Rebourg et al., 2013). Des chercheurs en droit et en sociologie ont analysé le travail de négociation mis en œuvre par les professionnels (Pennec et al., 2014), mais aussi les pratiques de soin impliquant un recours à la contrainte (Lechevalier-Hurard, 2013) et les restrictions à la liberté d’aller et venir (Lacour, 2012). Des cliniciens ont étudié l’exercice du droit de vote en institution (Bosquet et al., 2015) et les pratiques professionnelles des gestionnaires de cas ont été analysées, notamment au regard des refus d’aide (Balard et Somme, 2011), et sous un angle éthique et déontologique (Corvol et al., 2013).
Sur les dispositifs de prise en charge et les interventions psychosociales
21 Des chercheurs en sciences de la réhabilitation (psychologie, ergothérapie, orthophonie, psychomotricité) ont conçu et évalué les effets d’interventions, comme la remédiation cognitive, la thérapie familiale systémique (Cantegreil et Rigaud, 2009), la musicothérapie (Guétin et al., 2013), l’aménagement du cadre de vie (Charras et al., 2011) et de jardins thérapeutiques (Rivasseau-Jonveaux et al., 2013) visant à maximiser les capacités et à améliorer la qualité de vie des personnes malades, et à réduire l’anxiété de leurs proches aidants, parfois en recourant à une médiation technologique (Rigaud et al., 2011). De même, des états des lieux des dispositifs de diagnostic et d’accompagnement (Castel-Tallet et al., 2013), des analyses comparatives de différentes formules de « répit » (Bérard et al., 2011 ; Le Bihan et al., 2013) et de différents types de coordination gérontologique ont été réalisés (de Stampa et al., 2014).
Sur les politiques publiques et la recherche biomédicale
22 Des sociologues et des politistes ont étudié l’émergence de la maladie d’Alzheimer comme problème de santé publique (Ngatcha-Ribert, 2012), le rôle dans les politiques publiques des notions d’autonomie et de dépendance (Ennuyer, 2013), l’évolution des politiques de soins de long-terme (Martin et Le Bihan, 2012) et l’apparition de la notion de « parcours » (Bloch et Hénaut, 2014). Des chercheurs en santé publique ont discuté la méthodologie d’évaluation des programmes de prévention de la dépendance (Andrieu, 2012) et des économistes ont évalué les conséquences des modes de financement sur l’aide informelle (Davin et al., 2012 ; Bourreau-Dubois et al., 2014). Des philosophes et historiens de la médecine ont étudié comment la notion de maladie d’Alzheimer est apparue dans la littérature médicale (Gzil, 2009) et des spécialistes en droit (Duguet et al., 2005) et en éthique de la recherche (Hirsch et Weil-Dubuc, 2015) ont analysé les conditions de la participation des personnes atteintes de troubles cognitifs à la recherche biomédicale.
Sur la place de la maladie d’Alzheimer dans la société
23 Des chercheurs en sociologie ont étudié les représentations sociales de la maladie et sa stigmatisation (Ngatcha-Ribert, 2004 ; Pin et al., 2009 ; Carbonnelle et al., 2011 ; Rigaux, 2012), les dynamiques de « médicalisation » (Mallon, 2014), et l’usage (ainsi que le non usage) du droit des incapacités (Eyraud et Desprès, 2014) dans le contexte de la maladie d’Alzheimer. Des chercheurs en économie ont étudié les enjeux financiers et économiques de la dépendance (Joël, 2013), les coûts de la maladie pour la société (Gervès et al., 2014), mais aussi les stratégies individuelles d’anticipation du risque dépendance (Bérard et al., 2014b), et la pertinence de l’offre actuelle en matière d’assurance-dépendance (Plisson, 2009). Quant aux chercheurs en droit, ils ont étudié le recours, dans le contexte de la maladie d’Alzheimer, aux mécanismes de protection juridique (Caron-Déglise, 2012 ; Lefeuvre, 2012 ; Moisdon-Chataigner, 2012) et les dispositifs d’anticipation, comme le mandat de protection future (Palermiti, 2012) et la personne de confiance (Moulias, 2012).
Perspectives
24 Parmi les questions qui ont été moins investiguées, certaines paraissent prioritaires, en particulier : la définition de méthodes et de critères de jugement pertinents pour évaluer les interventions dites « non médicamenteuses » ; les différences d’accompagnement selon les spécialités médicales (gériatrie, neurologie, psychiatrie) ; les déterminants socioéconomiques de l’évolution vers la perte d’autonomie ; l’impact des déficits sensoriels ; la qualité de vie et la santé des aidants informels ; le territoire pertinent, du point de vue économique, pour répondre aux besoins des personnes ; les moyens de prévenir les différentes formes de maltraitance, notamment financière, à l’égard des personnes en situation de handicap cognitif ; l’innovation sociale devant accompagner la mise en place de dispositifs technologiques ; les solidarités bénévoles, de voisinage et communautaires ; les diverses manières d’envisager le vieillissement, la maladie d’Alzheimer et les relations d’aide selon les cultures et les communautés ; et les questions éthiques et déontologiques rencontrées au quotidien, tant par les professionnels que par les proches aidants.
25 Des enjeux importants existent également en termes d’acteurs de la recherche. Contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays, en France, la recherche en sciences de la réhabilitation (ergothérapie, orthophonie, psychomotricité) et la recherche en sciences infirmière occupent encore une place relativement mineure dans la recherche psychosociale, généralement dirigée par des médecins, et financée dans le cadre de protocoles hospitaliers de recherche clinique. De même, étant donné les risques de maltraitance financière occasionnés par les incapacités administratives et économiques des personnes malades, on peut regretter que les professionnels du droit et de la gestion du patrimoine (banquiers, avocats, juges, notaires, mandataires judiciaires à la protection des majeurs…) ne soient pas davantage associés.
26 Les sciences humaines ne doivent pas occuper une position ancillaire par rapport à la recherche biologique et médicale : elles ont leurs propres objets, leurs propres méthodes, et si elles doivent toujours s’efforcer à la rigueur et à l’objectivité, elles ne doivent pas être évaluées à l’aune de critères de scientificité qui leur sont étrangers. Plus encore, les sciences humaines peuvent – et donc devraient – prendre pour objet les sciences biologiques et médicales, et discuter les concepts, les méthodes, les présupposés, les priorités de la recherche biomédicale (Portacolone et al., 2014). Il ne s’agit pas, ce faisant, de substituer une approche « humaniste » de la démence à une approche qui, parce qu’elle étudie des phénomènes biologiques ou naturels, et adopte sur ces phénomènes une attitude plus analytique, ne serait pas humaniste. Il s’agit, au contraire, de construire avec les sciences biologiques et médicales une « nouvelle alliance », où la recherche biomédicale et la recherche en sciences humaines collaboreront, sans renoncer à leur autonomie conceptuelle et méthodologique.
27 En conclusion, la recherche en sciences humaines et sociales sur la maladie d’Alzheimer représente aujourd’hui un domaine de recherche particulièrement riche. La nécessité d’une approche globale des situations de handicap cognitif apparaît clairement aujourd’hui, depuis que la perspective de découvrir à court terme un traitement médicamenteux s’est éloignée. Elle n’apparaissait pas aussi clairement au début des années 2000, lorsque les premiers chercheurs en sciences humaines ont pris le risque de prendre la maladie d’Alzheimer pour objet de recherche, et lorsque des institutions – comme la Fondation Médéric Alzheimer – ont fait le choix d’investir massivement et durablement en faveur de la recherche dans ce domaine. Mais encore faut-il bien comprendre l’affirmation selon laquelle une approche globale et sociétale est ici nécessaire. On considère encore souvent que la recherche en sciences humaines se borne à étudier les conséquences de la maladie et à évaluer les réponses d’accompagnement et que, par conséquent, elle n’est pertinente que dans l’attente de traitements médicamenteux plus efficaces. Or, loin de n’être qu’un pis-aller, la recherche en sciences humaines est la condition sine qua non d’une approche globale et cohérente de la maladie. Elle permet de mieux comprendre les déterminants des incapacités et des situations de handicap que rencontrent les personnes atteintes de troubles cognitifs. Elles permettent également de mener une analyse approfondie des besoins et des attentes des personnes concernées. C’est sur la base de ce constat et de cette conviction que la Fondation Médéric Alzheimer a entrepris de constituer un réseau européen de recherche en sciences humaines sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées, afin qu’une véritable communauté de recherche émerge dans ce domaine et qu’elle soit en mesure de répondre demain au considérable défi que représentent, pour nos sociétés, les incapacités et les situations de handicap liées à la maladie d’Alzheimer et aux maladies apparentées [3].
Notes
-
[1]
Nous entendons ici par « démence » l’ensemble des déficiences, des incapacités et des situations de handicap occasionnées, notamment, par la maladie d’Alzheimer et les maladies dites apparentées.
-
[2]
Pour un panorama plus détaillé, le lecteur pourra se reporter aux comptes rendus des deux ateliers de travail mentionnés plus haut, disponibles sur le site de la Fondation Médéric Alzheimer (www.fondation-mederic-alzheimer.org).
-
[3]
La prochaine réunion plénière du réseau Social Sciences for Dementia se tiendra à Paris le 17 septembre 2015. Pour rejoindre ce réseau, merci d’adresser un message à : SocialSciencesforDementia@med-alz.org