1 L’auteur présente Die Auslöschung, un film réalisé en 2013 pour la télévision de langue allemande racontant l’entrée dans la maladie d’un professeur d’histoire de l’art. Le film s’attache, dans le milieu culturel dans lequel il s’enracine, à souligner la tragédie de l’effondrement du capital culturel de la mémoire. La richesse des images et des symboles (la silhouette, la mouche et le mobile) permet au cinéma de commenter avec subtilité et profondeur le drame de la progression de la maladie tout en assurant, par l’amour qui entoure le sujet, une grande humanité.
2 De nombreuses fictions, ayant pour thème de près ou de loin la maladie d’Alzheimer, apparaissent de plus en plus sur nos écrans, de qualité assez souvent médiocre. C’est la raison pour laquelle je présenterai un téléfilm autrichien [1] réalisé en 2013 par l’ORF et la SWR, qui me semble être une fiction remarquable tant par la présentation réaliste et sérieuse de la progression de la maladie et des répercussions qu’elle peut avoir sur l’entourage que par l’excellence des acteurs et la finesse de la mise en scène.
3 Le film, qui n’a pas encore connu de version française [2], s’intitule Die Auslöschung qu’on pourrait traduire par l’effacement, l’extinction (c’était aussi le titre d’un roman de Thomas Bernhard, Extinction : un effondrement, mais qui, lui, n’avait rien à voir avec l’Alzheimer [3]). Plus que l’extinction, l’effacement conviendrait mieux ici, car il s’agit avant tout de la mémoire qui peu à peu tend à disparaître, prélude à l’effondrement du sujet. De cela, la littérature nous a donné de très nombreux textes, qu’il s’agisse de témoignages, des récits de vie ponctués par les dégradations successives du malade et des modifications de la conscience ou de romans. [4] Parmi les réalisations cinématographiques, un parallèle pourrait être fait entre Die Auslöschung et Amour de Michael Haneke, puisque les deux ont pour thème commun l’attachement de l’un des membres du couple pour l’autre et l’euthanasie finale. Mais l’atmosphère en est fort différente, la narration glacée de Haneke étant assez loin de l’amour plus fort que la mort signifié et replacé dans le contexte de l’art, de la culture et de la littérature allemandes.
4 Le film a été tourné en mai 2012 au musée d’histoire de l’art de la ville de Vienne, et dans les environs. Il fut présenté en avant-première à Vienne, où il a été tourné, le 31 janvier 2013 au cinéma de la maison des artistes et diffusé le 13 février 2013 en Autriche et le 3 mai de la même année en Allemagne à la SWR et le 8 mai à l’ARD, suivi d’un documentaire sur l’Alzheimer de Thomas Luck, Le monde de l’oubli. Le film a été écrit par Agnes Pluch qui a reçu de nombreux prix pour ses scénarios de film et de télévision et réalisé par Nikolaus Leytner.
5 C’est le grand et célébrissime acteur Klaus Maria Brandhauer (alors âgé de 69 ans) qui joue le rôle d’un professeur d’histoire de l’art, Ernst Lemden, qui s’enfonce progressivement au cours des années dans la maladie et c’est l’actrice Martina Gedeck, non moins célèbre, qui joue le rôle de Judith Fuhrmann, celle qui l’accompagnera de son amour jusqu’à la fin, jusqu’à accomplir le souhait qu’il avait de mourir.
6 Bien sûr, nous assistons à des scènes que l’on peut qualifier de classiques du genre qui suivent la progression chronologique fatale, les tests médicaux, la conscience d’une déchéance et l’angoisse devant le « seuil charitable » (die gnädige Schwelle), le moment où l’on finit par oublier qu’on oublie. Mais ce qui caractérise le récit est la subtilité, loin de tous clichés et le « large horizon » que Irene Bazinger dans le Frankfurter Allgemeine (tout comme le fit également le Süddeutsche Zeitung) a pu noter, insistant sur l’esthétique d’une pièce qui concentre vie, amour et mort d’une manière magistrale.
7 Le film plonge en effet de manière subtile dans la culture germanique, ce qui lui donne une profondeur particulière et qui met en relief avec la perte de la mémoire, l’effondrement du capital culturel du sujet. Plusieurs phrases échangées entre Ernst et sa compagne sont des citations littéraires. L’une provient du Faust de Goethe, une autre d’un poème érotique de Pétrone dans une traduction allemande de Heinse que celui-ci avait communiquée à Gleim dans une lettre du 17 avril 1772. Ces citations sont très connues dans la culture allemande et de même l’intérieur de la maison du professeur est-elle empreinte dans son mobilier, sa décoration, son confort de cette culture. Toutes ces allusions culturelles, discrètes et fines, sont passées totalement inaperçues par une part de la critique qui n’a pas vu le lien avec la maladie d’Alzheimer, faisant du film avant tout une histoire d’amour un peu kitsch, l’Alzheimer, maladie à la mode, servant de prétexte. La citation de Pétrone est plus tard reprise par Judith qui évoque avec ferveur le souvenir de leur première nuit d’amour. Mais cette fois Ernst ne reconnaît plus leur poème qui avait fait l’objet d’un échange amébée, et bien au contraire il tourne le dos à sa compagne en lui disant « qu’est-ce c’est que ce charabia que tu débites ! » De même le tableau peint par Lukas Furtenagel en 1529 représentant Hans Burgkmair et sa femme, dont le choix symbolique très approprié mériterait ici une longue analyse, lui avait paru étonnamment riche de sens au point qu’il voulait lui consacrer un livre, ne lui paraît plus ensuite que ridicule et grotesque. On a ainsi une sorte de drame bourgeois de la culture. Avant de s’endormir, dans le lit conjugal, sa compagne montre des cartes postales au professeur d’histoire de l’art pour qu’il les reconnaisse, ce qu’il fait encore, car la maladie n’a pas encore fait tous ses ravages, bien que les symptômes soient déjà présents et l’on voit défiler ainsi au galop toute la peinture européenne, la Terrasse de café le soir de Van Gogh, la Ronde de nuit de Rembrandt, Le peintre Hans Burgkmair et sa femme Anna que Ernst parvient encore à nommer. Mais lorsque les mots, qui sont le capital culturel, viennent à manquer, ces mots qui garantissent le sujet et l’être, plus rien n’existe. S’il a oublié le nom de son petit-fils le jour de son baptême, ce n’est pas encore très grave. Plus angoissant pour lui, l’impossibilité de nommer cet animal, cet « être avec une langue », qui le met très en colère, car Judith ne peut comprendre ce à quoi il fait allusion jusqu’au moment où il finit par se souvenir du mot « Kalb » (le veau) et de retrouver avec un sourire d’enfant heureux l’objet de son désir. La perte de son monde culturel, la perte des mots, le désordre croissant de sa bibliothèque sont autant de signes d’une tragédie de la culture, qui finira comme dans une tragédie classique, par la mort. Dans l’ambiance très cultivée et culturelle de cet universitaire, connu et respecté pour ses connaissances artistiques, dans sa maison arrangée avec un goût raffiné et munie d’une riche bibliothèque, le déclin des facultés du malade n’en ressort qu’avec une plus grande acuité.
8 Le film débute par une image représentant un arc-en-ciel que l’amie de Ernst Lemden, Judith Fuhrmann, a prise avec une caméra amateur lors d’un épisode heureux de leur vie. Le film se terminera par la vue de cette même séquence sur un poste télévision alors que Ernst vient de mourir dans les bras de sa femme. Ce qui m’intéresse est non seulement le fait que l’arc-en-ciel fait le pont entre le début et la fin du film, assurant ainsi une cohérence narrative où flash-back et anticipation se mêlent, mais surtout parce que l’arc-en-ciel (qui est par ailleurs un motif pictural important) fait sans doute allusion à deux tableaux bien connus de Caspar David Friedrich, Paysage avec arc-en-ciel et Paysage de montagne avec arc-en-ciel de 1810. Le premier est une transposition picturale d’un poème de Goethe « La plainte du berger » de 1802. Goethe fait partie de la culture et est très présent puisqu’il sera plus tard fait allusion à une scène de Faust. Ici le caractère éphémère de l’arc-en-ciel et de sa beauté fuyante était évoqué par le poème de Goethe, avec la plainte du berger déplorant la disparition de la bien-aimée partie au loin. On entend les oiseaux et la voix d’un homme qui tient la caméra en tremblant un peu dire « je crois, maintenant que c’est fini » et le visage de la femme éclairé par le soleil répond « mais ce fut beau ». Comment ne pas penser ici au Faust de Goethe, au premier Faust comme à la fin du Second Faust, où le héros pourrait dire « Verweile doch, du bist so schön ».
9 L’arc-en-ciel du début et de la fin de l’histoire encadre la naissance du petit-fils d’Ernst et la fin du grand père. Enfance et vieillesse sont mises en relation dans l’état d’absence de conscience, le bébé et le vieillard comme êtres sans mémoire. Lors du toast qu’il porte pour la naissance de son petit-fils, le professeur cite une sentence de Sénèque : « Celui qui a atteint la sagesse est celui qui est aussi insouciant le jour de sa mort qu’à celui de sa naissance ». Le parallèle entre enfance et vieillesse est bien sûr faux, même si nous voyons l’enfant grandir et souffler les bougies de ses anniversaires, tandis que le grand père aura à la fin besoin d’un baby-talk.
10 Au début du film, Ernst, en spécialiste d’histoire de l’art, fait le commentaire d’un tableau dans un musée pour un groupe de gens. On apprend par la suite, lors d’une séance de dédicace, qu’il est l’auteur d’un livre sur l’ombre en peinture, rejoignant en cela les grands spécialistes auxquels il est implicitement identifié, et plus particulièrement Ernst H. Gombrich, Victor I. Stoichita, et Michael Baxandall [5]. Or en analysant avec éloquence le tableau devant un public très attentif il mentionne l’importance de l’ombre en peinture, car l’ombre, explique-t-il, donne l’existence à l’objet représenté. Il s’agit de fait d’un portrait et il explique que c’est l’ombre qui lui donne sa réalité, la chair de son existence. Sans ombre l’être n’est qu’un fantôme. Et il évoque pour persuader son auditoire l’histoire de Peter Schlemihl, le héros de Chamisso, qui a perdu son ombre l’ayant vendue au diable, et qui, de ce fait, a été coupé de la société, de ses contemporains et a été rejeté hors du monde, ne pouvant plus communiquer avec ses semblables. Or, comme on le voit plus tard, la perte progressive de la mémoire fait du sujet un voyageur sans bagage, très semblable à ce Peter Schlemihl : la perte de l’ombre comme de la mémoire coupe le sujet de la société, l’excluant de la vie sociale. Le professeur, ayant perdu peu à peu la mémoire et la cohérence d’un raisonnement qui pour le moins paraît étrange et dérange, voit s’éloigner ses collègues. La perte de l’ombre est l’expérience de la marginalité, celle de l’identité perdue, l’ombre étant comme un symbole de l’enracinement existentiel et social. Dans le récit de Chamisso l’ombre est présentée comme un morceau de soi, un corps solide – et cette solidité est rappelée lorsqu’on lui dit « Songez au solide ! ».
11 Peter Schlemihl n’en avait pas mesuré l’importance, l’ombre ne lui semblant être qu’un accessoire superflu. Ayant perdu son unité, son enracinement, le garant de sa normalité, Peter Schlemihl en être déraciné, va dans un hospice, le Schlemihlium où il entend parler de lui comme d’un être extérieur (un peu comme Ulysse entendait raconter, en pleurant, sa propre vie lors du banquet chez les Phéaciens). L’idée de cette perte de l’ombre serait venue à Chamisso d’une réflexion de Fouqué qui un jour, en voyant son air égaré, lui aurait demandé s’il n’avait pas perdu son ombre.
12 On retrouve une semblable expérience avec la perte de son reflet et l’absence de visage dans le miroir. L’écrivain allemand E.T.A. Hoffmann, célèbre auteur de contes fantastiques, s’inspirant de son ami Chamisso, invente le personnage d’Erasme Spikher qui dans les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre a perdu son reflet. La perte de l’image spéculaire est perte de soi-même, de l’identité, de sa substance. Erasmus Spikher n’est plus lui-même : il est n’importe qui, possédé par le regard de l’autre qui l’aliène. La perte de l’image reflétée est moins la perte en elle-même d’un reflet que la perte du lien, du troisième terme qui sert de garant dans la triangulation du stade du miroir. Et la disparition de cette troisième personne coïncide dans l’histoire d’Hoffmann non seulement avec la problématique de la bonne et de la mauvaise mère, mais aussi avec un problème moral, celui de la culpabilité qui suit la transgression. Quand on dit, après une mauvaise action, je ne peux plus me regarder en face, on signifie bien que la propre image a été altérée… Les images de la perte sont encore ici manifestes, le héros d’Hoffmann, le « voyageur enthousiaste » a lui-même perdu très symboliquement, depuis la déception amoureuse qui a provoqué sa fuite, son chapeau et son manteau, une perte qui souligne encore l’affinité de celui-ci avec Peter Schlemihl.
13 Or l’une de ces allusions à l’ombre me semble particulièrement intéressante : il s’agit de cadres suspendus au mur de la maison du professeur et qui contiennent des silhouettes. Ce thème de la silhouette avait d’ailleurs été également évoqué par le professeur d’histoire de l’art qui, à un moment, rappelle brièvement l’histoire de Dibutades. On connaît l’histoire de la fille de Dibutades, qui, à la lumière d’une lampe, traça sur un mur les contours de la silhouette de son amant avant son départ pour en conserver les traits, un thème qui a souvent été représenté en peinture. Cette silhouette est certes un double, mais elle se résume à un contour, un être vidé de sa substance.
14 Il n’est pas innocent que dans l’appartement du professeur Ernst Lemden se trouvent des silhouettes, une technique particulièrement développée en Allemagne et qui avait pris un immense essor dans les années 1770-1790, encouragée également par un préclassicisme qui portait aux nues les vases grecs et étrusques où sont dessinées de noires figures. Lavater, Lichtenberg, Goethe et quantité d’autres y participent avec l’idée cependant, dans ce combat de l’ombre et de la lumière, que nous sommes des ombres et comme les ombres nous quittons ce monde (ainsi que le dit l’adage anglais : « Shadows we are and like shadows depart »). La silhouette est une ombre, mais une ombre mise à plat, bien loin des différentes nuances d’ombre que Michael Baxandall [6] a pu étudier en physique comme en peinture. Elle peut fasciner, mais possède un peu de ce que Barthes trouvait dans la photographie, une sorte de punctum mortifère. En plaçant la figure humaine comme une ombre, semblable aux morts de l’Odyssée ou aux personnages de la caverne de Platon, on joue avec l’idée du monde renversé et avec celle de l’irrémédiable que suggère l’aspect figé de la figure.
15 La sombre figure de ces shape-from-shading oppose au visage concret une forme sans contenu, posant sans aucun doute le problème de l’identité propre au romantisme. Le Moi est-il une forme creuse, un morceau de nuit, une tâche noire ? Ces Schattenrisse (silhouettes, littéralement « captures d’ombre ») prennent leur place dans ce vertige étourdissant du Moi face à ses doubles, car la silhouette est bien un double – sa fabrication depuis la fille de Dibutades le montre à l’évidence –, mais le double d’un être vidé de sa substance et qui le représente. La silhouette avec sa platitude, son unidimensionalité, la noirceur de son fond évoque cette nuit obscure de la personne portraiturée. Il est très intéressant de voir que l’image du tableau de la silhouette est immédiatement suivie, comme en superposition, par l’image d’une radiographie du cerveau. En cela, la silhouette est une image forte de la personne atteinte d’Alzheimer dont il ne resterait que le contour, une forme qui se vide de sa substance intérieure et plonge dans sa nuit. Lorsque plus tard Ernst prend la potion qui contient le poison de sa délivrance, l’écran ne montre finalement plus que son ombre portée sur le mur, une image de son entrée définitive dans le royaume des ombres.
16 Pour en revenir au début, Ernst est un veuf, charmeur, narcissique, hâbleur et attiré par l’une des auditrices du musée qu’il séduit et dont il fait la conquête. Lorsqu’il veut draguer Judith Fuhrmann, il l’aborde en lui disant : « Ne nous connaissons-nous pas ? », à quoi elle lui répond qu’elle attendait quelque chose de plus subtil de sa part. À quoi il rétorque qu’il a une excellente mémoire des visages. Beaucoup plus tard, lorsque Ernst se perd dans les rues et qu’elle le retrouve dans un bar, il lui dira : « Ne nous connaissons-nous pas ? », mais cette fois il s’agit d’un mensonge, car il ne reconnaît pas tout de suite celle qui est depuis quelques années sa femme. Il fait ensuite semblant que c’était pour lui un jeu, mais sa compagne n’apprécie guère la plaisanterie.
17 Il y a dans le film plusieurs moments où l’on ignore si Ernst est conscient ou déjà absent. Lorsqu’il veut emmener la femme qu’il vient de séduire, il ne retrouve pas sa voiture et on ne sait encore s’il s’agit d’une ruse pour accompagner Judith qu’il vient de rencontrer ou s’il s’agit du début de la maladie. Cette ambiguïté est très fréquente, d’autant que le malade masque autant qu’il peut sa maladie. Ensuite il se trompe de route sur un trajet qu’il connaissait bien. Lors du baptême de son petit-fils, il ne retrouve plus son prénom ni le cadeau qu’il a cherché en vain (ce qui lui vaut le nom de « professeur tête en l’air »). En portant le toast il se livre à une plaisanterie concernant les trois états de la démence (dans une sorte de prémonition de ce qui le menace) : premièrement, dit-il, on rencontre toujours des gens nouveaux (ce qui lui arrivera quand il qualifiera son gendre et son fils de jeune homme) ; deuxièmement, on peut cacher soi-même ses œufs de Pâques ; troisièmement… il ne se souvient plus et après un grand silence répète le premièrement (les gens croient alors que cela fait partie de la blague). Plus tard, il cherche ses mots, on se demande s’il est ivre, il ne reconnaît plus ses collègues, il met ses lunettes dans le frigo, oublie de fermer la porte de l’appartement, de fermer les robinets et le gaz sous la casserole. Si son fils met longtemps à comprendre la maladie de son père, c’est en raison d’une vieille hostilité, celui-ci disant que cela a toujours été comme cela et que ce qu’il ne veut pas savoir, il le refoule. Quant à sa fille, il ne la reconnaît pas toujours, et lors d’une scène pleine d’émotion, il passe sans la reconnaître en sortant de l’immeuble, avec l’image d’une porte qui se ferme derrière lui. L’image des fenêtres et des portes est très signifiante, celle de la porte qui soit se ferme soit s’entrouvre est récurrente pour dépeindre les mécanismes du souvenir. Bergson écrivait : « les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l’état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière […] Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent à la porte qui vient de s’entrouvrir. » [7] Malheureusement les portes ont plus tendance à se fermer dans le cas présent.
18 La perte de la mémoire s’accompagne de quelques réminiscences. Il appelle sa femme Anna (sans doute le vieux souvenir du premier amour). Les remontées des souvenirs de l’enfance avec ses cauchemars, des « fantômes » (très jeune, alors qu’il était à la campagne, des enfants plus grands l’avaient fait souffrir en lui mettant une mouche dans le nez). L’image de la mouche devient symbolique de son état de malaise, l’image le poursuit de manière obsessionnelle à diverses reprises au point d’être un leitmotiv du film. Dans la séquence du café où il n’arrive pas à payer les roses qu’il veut offrir et qui l’amène à confesser à sa femme qu’il n’est plus un homme pour elle, il explique qu’il y a quelque chose qui bourdonne comme une mouche dans sa tête, qui met tout sens dessus dessous, qu’il voudrait en vain extirper. Dans une autre séquence, plus tardive Ernst est cette fois dans un fauteuil roulant et contemple avec ravissement un mobile (l’image du mobile renvoie à l’état d’enfance – c’était le cadeau qu’il avait fait à son petit-fils lors du baptême). Il est alors brusquement assailli par l’image de la mouche qui littéralement le rend fou au point de renverser l’infirmière qui veut le calmer. Il finit par taper sur la table du plat de la main pour écraser cette mouche toute imaginaire et retrouver la tranquillité.
19 Le film se distingue par une habile composition et un certain raffinement discret. À un autre moment, on voit les deux personnages s’essayant à faire des ricochets dans l’eau. Ernst y réussit d’abord fort bien, mais par la suite sa pierre ne rebondit plus et s’enfonce immédiatement. Judith qui n’avait pas réussi, après un moment de crise, revient sur la scène et réussit à faire ricocher les cailloux, image de sa propre capacité à rebondir. Ces scènes symboliques mettent en place un réseau d’images intéressant pour parler de la maladie. Par exemple, celle du rideau qu’il ouvre au moment du baptême, lorsqu’il est allé dans une chambre où brusquement il se demande ce qu’il fait là, sa vue est un peu brouillée et il s’attarde à contempler une mouche, puis va à la fenêtre et ouvre le rideau, découvrant la famille attablée joyeusement au dehors. L’image rapproche le cerveau du textile. Il est d’ailleurs donné à voir les radiographies du cerveau du malade à l’hôpital qui semblent être également une métaphore de ces dentelles qu’il évoque pour expliquer son état, en se souvenant d’un épisode de son enfance où il se réfugiait dans une pièce et regardait ce qui se passait au dehors. Or cette vue du dehors se faisait à travers des trous du rideau (son amie lui fait remarquer qu’il ne s’agit pas de trous, mais des espaces vacants de la dentelle). Cela ne donnait qu’une vue partielle de l’extérieur et quand le vent se mettait à souffler et que le rideau bougeait, il avait alors une autre vue s’offrant à lui. Il compare cela à son propre état, à cette appréhension divisée du monde, tantôt n’en percevant qu’un aspect, tantôt un autre, mais dont la cohérence et l’unité ont disparu. Cette métaphore textile est plus amplement employée quand il en vient à dire que le mouvement du voile du rideau se faisant plus rapide, il ne finirait par ne plus y avoir qu’un rideau totalement opaque, signe de la fin.
20 Cette perte de la vue extérieure fait sans doute allusion au célèbre tableau de Menzel [8], d’une fenêtre ouverte par laquelle lumière et vent pénètrent dans la pièce à travers un grand rideau. Et ceci semble être conforté par la scène finale où, après le décès d’Ernst, son amie se lève et va à une fenêtre qu’elle ouvre en grand pour laisser passer la lumière, ce qui incontestablement est aussi une allusion aux paroles que Goethe aurait prononcé à sa mort « mehr Licht », « plus de lumière ». La mort étant soit une ouverture à plus de lumière soit un obscurcissement expliquant une telle demande de lumière.
21 Une autre image récurrente est celle de la bibliothèque, de la mémoire comme une bibliothèque, de la bibliothèque comme un moi extérieur. Elle est liée à une conception géologique du temps, par couches et strates successives qui se recouvrent.
22 « Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme dans une bibliothèque immense où il y a, des plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n’ira jamais demander. […] Notre « moi » est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. [9] »
23 Le livre comme image de la mémoire, de la trace est également une image très présente, livre caché, livre illisible, livre perdu et la bibliothèque vide, la bibliothèque bien rangée, la bibliothèque en désordre sont autant d’images pour signifier la transformation de la chambre des trésors de la mémoire en un taudis en désordre. Lorsque Judith fait visiter leur nouvel appartement, elle montre à son amie : « des livres, rien que des livres, c’est tout Ernst et je ne songe pas à les déplacer, car chacun doit être rangé à sa place pour qu’il puisse les retrouver les yeux fermés. Ce sont les meubles extérieurs de son cerveau ». « Mon Dieu, c’est horrible ! Tu l’aimes pour cela ! » déclare son amie. « Oui, tout particulièrement ». Mais la bibliothèque viendra à être mise sens dessous dessus lorsque Ernst recherche la nuit le poison qu’il avait caché derrière un livre de Sénèque. Sa femme comprend et lui prépare cette rédemption qu’il avait autrefois demandée.
24 L’image du mobile est également intéressante et pleine de sens. Le mobile est d’abord le cadeau offert par le couple lors du baptême du petit-fils. Or Ernst qui peu à peu s’attache à jouer avec l’enfant et à retrouver le plaisir des comptines et de leurs échos sonores, va pour ainsi dire s’approprier le mobile en contemplant avec un ravissement béat ses mouvements aléatoires. Le générique de fin reviendra sur l’image du mobile, une installation finissant par devenir le symbole même d’une conscience éclatée en ses divers morceaux, totalement livrée et aliénée à des impulsions venant de l’extérieur, balancée dans une sorte d’abandon dépourvu de sens.
25 Outre l’intérêt d’essayer de pénétrer dans la subjectivité d’une conscience qui se trouble, plonge dans la confusion et se désagrège, on est sensible d’une part au récit qui nous fait pénétrer au plus profond de la condition humaine, dans ce qui constitue l’essence même de la personne. La catastrophe identitaire recourt à de nombreuses images pour évoquer cette vie qui s’épuise, coulant vers sa perte. Ainsi, l’image du brouillard est-elle récurrente chez John Bayley qui a écrit deux témoignages sur la maladie de sa femme [10] : « La maladie d’Alzheimer est comme une espèce de brouillard insidieux que l’on perçoit à peine jusqu’au moment où tout, alentour, disparaît. Après cela, il n’est plus possible de croire qu’un monde existe à l’extérieur du brouillard. » Ou encore celle du fantôme [11], de la passoire [12] et de l’ombre, de l’éponge [13]. L’un des intérêts du film est d’avoir situé l’action dans le milieu de l’histoire de l’art, Judith étant elle-même restauratrice de tableaux. Lors d’un moment de crise, elle veut plaquer son boulot, s’exclamant : « je ne sais pourquoi je fais tout cela, pour que le temps finisse par le défaire. C’est absurde ». Travail de Sisyphe, d’un Sisyphe qu’on a du mal à imaginer heureux, et pourtant Judith entoure de son amour le « professeur perturbé » au point de lui accorder son dernier vœu, celui de ne pas survivre à la déchéance finale que serait pour lui l’oubli total de soi.
26 Ce moment plein d’émotion qui culmine dans la progression du film n’est pas morbide, mais comme un accomplissement. Ils regardent ensemble des images de la famille où elle lui rappelle le nom des gens en lui demandant s’il se souvient, puis arrive sur l’écran la séquence du début, avec l’arc-en-ciel qui disparaît, où il disait : « C’est la fin » et où elle lui répondait « Oui, mais ce fut beau ».
27 Ainsi se termine l’histoire d’un cas où la détresse est encore pleine d’humanité.
Notes
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[1]
Disponible en DVD : http://www.amazon.de/Die-Ausl%C3%B6schung-Klaus-Maria-Brandauer/dp/ B00CJPRGNI
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[2]
On peut souhaiter que la chaîne franco-allemande Arte, dont on connaît l’intérêt et la qualité des émissions en diffuse rapidement une version sous-titrée.
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[3]
Extinction : un effondrement (Auslöschung : ein Zerfall, 1986) de Thomas Bernhard, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, Gallimard, 1990 (rééd. 2009, coll. L’imaginaire).
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[4]
Voir en particulier les volumes dirigés par A. Montandon, Écrire le vieillir, Presses de l’université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2005 ; Eros, blessures et folie, PUBP, 2006 ; Vieillir en exil, PUBP, 2006 ; D’âge en âge, L’Harmattan, 2008 ; « La mémoire en ruine », in ΓΡΑΦΕΣ ΤΗΕ ΜΝΗΜΗΣ, Ziaflekis, ΕΚ∆ΟΣΕΙΣ Gutenberg, 2011, p. 35-55.
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[5]
Ernst H. Gombrich, The Depictions of Cast Shadows in Western Art (New Haven, Yale University Press, 1996), Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre (Londres, 1997 ; Genève, 2000) et Michael Baxandall, Shadows and Enlightenment (1995) (Ombres et Lumières, Gallimard, 1999)
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[6]
Michael Baxandall, Shadows and Enlightment, Yale University Press, 1995.
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[7]
Bergson, Œuvres, PUF, p. 886.
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[8]
Adolph von Menzel, Balkonzimmer (1845), Nationalgalerie, Berlin.
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[9]
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, III, p. 544.
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[10]
Élégie pour Iris et Iris Murdoch, le dénouement.
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[11]
« D’anciens fantômes surgis du passé qui lui tournent dans la tête, défiant son amnésie, des fantômes enfouis au fond des tiroirs du souvenir qui s’agitent en tous sens si bien qu’on ne sait plus qui est qui, qui est vivant et qui est mort. » Kristjana Sigmundsdóttir, Mots sans paroles, [1997], Caen, Le Bois Debout, 1998, p. 89.
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[12]
« La mémoire de mon père est une passoire. Non, pas une passoire. Une feuille d’automne. Flétrie. Trouée. Non, plutôt un fantôme. Je ne la vois qu’à minuit. Je sais : on ne peut pas voir une mémoire. Moi, je peux. Je la vois comme l’ombre d’une ombre qui sans cesse se retire, se replie sur elle-même » (Elie Wiesel dans L’oublié (Paris, Seuil, [1989] Points-Seuil, 1991, p. 11).
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[13]
Ainsi E. Wiesel dans L’oublié recourt à l’image de l’éponge « épaisse, vorace, absorbante » (op. cit., p. 250) : « Dans son cerveau, une grande éponge noire brouillait les phrases et les images » (op. cit., p. 262).