1 Le plan Alzheimer 2008-2012 propose dans ses différentes mesures la création d’un espace éthique dédié. En quoi cette approche se distingue-t-elle de celle plus habituelle d’un comité d’éthique ?
2 C’est en 1995 que nous avons initié au sein de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) un nouveau modèle de concertation éthique au cœur de la cité. L’espace éthique n’est pas un comité, un lieu qui dit l’éthique, rend des avis, évalue ou prescrit. Parfaitement inscrit dans la dynamique de la démocratie sanitaire, il favorise l’attention portée aux questions éthiques « d’en bas », celles qui concernent les pratiques soignantes, l’exercice de compétences et de responsabilités dans un contexte fait d’incertitudes et de vulnérabilités. L’art du dialogue y est porté à un niveau d’exigence qui permet d’exprimer ce qui parfois ne se dit pas, d’approfondir les questions complexes qui trouvent difficilement audience là où prévalent trop souvent les procédures, les protocoles, une certaine rationalisation du soin tenant à des critères, ne serait-ce que gestionnaires, parfois indifférents aux valeurs qu’ils devraient incarner et préserver. La loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique, a institué la création d’espaces de réflexion éthique régionaux inspirés de l’expérience et de l’expertise développées au sein d’un réseau associant professionnels, membres d’associations représentatives des personnes malades au-delà des clivages, autour de principes partagés. Depuis 2012, nous sommes devenus l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France [1], rattaché à l’Agence régionale de santé (ARS).
3 Les rédacteurs du plan Alzheimer 2008-2012 ont souhaité transposer notre méthodologie dans le cadre d’une démarche globale. La création de l’Espace national de réflexion éthique sur la maladie (Erema) procède de cette intention, visant notamment à identifier et interroger les enjeux humains et sociétaux de la maladie d’Alzheimer, afin de contribuer à l’élaboration et au soutien de réponses adaptées. Cette démarche, jusqu’alors inédite dans le cadre d’un dispositif de santé publique, est complémentaire d’autres approches, notamment scientifiques, médicales et associatives, mais le situe davantage en prise avec les réalités immédiates de la maladie, cela afin de susciter une plus juste mobilisation sociale, de contribuer à l’atténuation des préjugés, des stigmatisations, de favoriser, dès l’annonce de la maladie et à ses différents stades d’évolution, l’accompagnement le plus adapté de la personne malade dans son parcours.
4 Nos missions se sont poursuivies au-delà du troisième plan Alzheimer jusqu’en 2014. Le plan Maladies neurologiques dégénératives rendu public le 18 octobre 2014 fait évoluer les missions de l’Erema à d’autres maladies. Nous l’avions anticipé en ouvrant notre dernière université d’été [2] à ces maladies qui présentent certaines similitudes, ne serait-ce que du point de vue de ce qu’éprouvent la personne et ses proches lorsque la maladie fait irruption et qu’il convient de mettre en place des stratégies d’existence sans être envahi par la médicalisation excessive de son espace vital. À cet égard, les représentations péjoratives de maladies assimilées aux notions telles que la démence, la perte d’esprit, l’incompétence, la dépendance accentuent les détresses et justifient un effort de pédagogie social, de responsabilisation encore insuffisamment soutenu. La portée politique de semblables enjeux doit être prise en compte dans le cadre d’une démarche attentive aux considérations d’ordre éthique. Le dispositif d’un espace éthique me semble dès lors plus adapté à l’identification, à l’analyse et à la formulation de réponses pratiques qu’il convient de penser et de concevoir dans le cadre d’une concertation au sein d’un comité d’éthique davantage formaliste, qui, du reste, est saisi pour exercer d’autres missions, certes justifiées, mais avec des finalités différentes.
5 Quelles distinctions faites-vous avec d’autres approches éthiques ?
6 Ce à quoi il importe d’être attentif, c’est au processus contribuant à l’appropriation par chacun – de manière pluraliste et respectueuse des singularités – d’une démarche attentive à la perspective éthique d’enjeux à identifier et reconnaître pour ce qu’ils représentent et constituent avant de tenter de les investiguer et de prétendre formuler, voire ériger des règles d’action. Pour autant, je ne saurais en quoi que ce soit exprimer une critique à l’égard d’autres formulations de ce qui peut être compris comme une préoccupation éthique au sein d’instances internationales, européennes, nationales ou de proximité : elles ont leur pertinence tant pour rappeler ou énoncer les principes de référence dont ils sont les garants que pour penser aux modalités de leur transposition dans les pratiques à travers des dispositifs consultatifs ou décisionnels dont la sollicitation peut s’avérer opportune en certaines circonstances et tenant compte d’un contexte donné. À ce sujet, dans le cadre de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France nous mettons actuellement en place un réseau d’éthique constitué des Ehpad de la région, cela afin de répondre à une demande forte à la fois de méthode pour la mise en place d’instances, mais également avec l’objectif d’une mutualisation des compétences et des expériences. Depuis la rentrée universitaire 2014-2015, nous proposons même un diplôme universitaire « Démarche éthique en établissement ou à domicile » qui vise à doter les référents éthiques des savoirs et des repères indispensables.
7 De son côté, l’éthique dite « clinique » est souvent évoquée comme l’une des modalités appropriées à l’évaluation et au dénouement de situations particulièrement délicates selon des modèles procéduraux souvent inspirés de ce qui se pratique notamment aux États-Unis. Sa fonction de médiation contributive à la gestion de crise dont l’issue semble inaccessible sans un soutien tiers dont la compétence et la méthodologie s’avéreraient indispensables, rencontre une demande de la part des équipes apparemment démunies face à des dilemmes décisionnels qui relèvent pourtant de leurs missions. Il me semblerait à cet égard nécessaire de comprendre tant ce qui explique le manque d’anticipation de circonstances pourtant prévisibles, que ces modes organisationnels qui, faute d’une approche prudente et retenue, pourrait déposséder de cette part essentielle de leur mission des professionnels néanmoins reconnus dans l’excellence de leur technicité. J’observe parfois de telles évolutions dans cette délégation d’une responsabilité qui selon moi devrait être considérée comme la part déterminante de la fonction soignante, celle précisément dont on ne saurait se démettre ou s’exonérer. Il y va d’une légitimité qui s’acquiert et se renforce à l’épreuve même de confrontations dont on tire un savoir et une manière d’être qui relèvent de l’esprit et de la culture du soin. L’approche procédurière, voire juridique de l’exercice médical induit certaines confusions dont la portée est évidente sur l’expression d’un « besoin d’éthique » qu’elle risque, faute d’un cadre rigoureux et maîtrisé, d’altérer et parfois même de dénaturer. J’y vois une aspiration à la protection, à la déresponsabilisation, à une certaine forme de désengagement. Cela me semble peu compatible avec les valeurs de conscience, de responsabilité et de confiance indispensables aux représentations et à l’affirmation de la dignité du soin. Mais, dans ce domaine également, je me garderai bien d’éviter d’être par trop général dans mes constats. J’observe de belles initiatives dans le champ de l’éthique clinique – notamment en l’Île-de-France avec le Centre d’éthique du CHU Cochin – dès lors que de véritables compétences contribuent, elles aussi, à l’émergence d’une attention éthique et à la diffusion d’une pédagogie qui bénéficie à l’exercice professionnel.
8 Comment définiriez-vous cet esprit propre à un espace éthique dans son approche de la maladie neurologique dégénérative ?
9 Notre option diffère des approches que je viens d’évoquer en ce qu’il nous est apparu indispensable de constituer un lieu hospitalier à cette sollicitude dans le soin et au « souci de l’autre » qui s’affirment tout d’abord sous la forme d’une exigence portant sur la confrontation des points de vue et des expériences sans viser de manière urgente ou immédiate des protocoles, des procédures, voire des prises de décisions. Le temps de l’éthique a son rythme, ses règles, sa liberté. Depuis 1995, j’ai ainsi mieux compris que la mise en commun de questionnements a priori différenciés permettait de mieux saisir les fondamentaux et de reprendre, riches d’approches complémentaires, des considérations qui apparaissaient autres et plus significatives du fait d’éclairages différents, croisés, souvent inédits. Avoir l’audace de déplacer l’angle d’approche et accepter d’évoluer dans le mouvement même de la réflexion n’est cependant pas évident. C’est admettre une inquiétude, une certaine humilité, voire une restriction dans la tentation de l’agir empressé ou compassionnel. Cela s’ajoute, certes, aux difficultés d’arbitrages déjà suffisamment complexes qu’on ne peut pour autant éviter. Car c’est aussi accepter de prendre le risque de « penser autrement », parfois même d’être plus solitaire dans l’affirmation d’une conception à contre-courant, susceptible d’être refusée et contestée au sein d’une institution ou d’une équipe soumise à ses logiques internes et aux contraintes que l’on connaît. Pourtant, ce n’est qu’ainsi qu’évolue et gagne en substance, en profondeur et en rigueur la qualité des réponses élaborées face aux défis les plus sensibles, subtils et difficiles dans les pratiques soignantes et médico-sociales. De mon point de vue, la gouvernance institutionnelle ne peut qu’être bénéficiaire, si sa signification en est comprise, de l’exercice d’une vigilance au plus près des réalités : elle témoigne d’un souci propice à l’observation scrupuleuse des pratiques et à l’énoncé de perspectives d’actions visant aux avancées justifiées. Cet engagement éthique ne se satisfait pas de conceptions par trop intentionnelles de principes comme le respect, la bienveillance et la justice. Elle ne se contente pas de l’affichage éthique, des slogans et des résolutions incantatoires. Elle considère l’éthique comme une forme de militance au service des valeurs de la démocratie qui ne peut se comprendre que dans le cadre d’une concertation, d’une élaboration ouverte à tous, sans exclusive, visant le bien commun, mais incarnée, impliquée et fondamentalement responsable.
10 Retrouve-t-on une telle approche de l’éthique dans la démarche de l’Erema ? En pratique, à quels constats conduit-elle ?
11 Dans les options qu’il a retenues en y associant à la fois les professionnels, les associations (notamment France Alzheimer), d’autres compétences en sciences humaines et sociales (à la fois universitaires et la Fondation Médéric Alzheimer), l’Erema synthétise depuis sa création l’analyse que je viens d’esquisser. Notre constat est que la maladie d’Alzheimer et les maladies associées ne sont pas réductibles au cumul des déficits de tous ordres attachés aux représentations scientifiques, médicales, soignantes et sociétales. La caractérisation de l’objet même de ces maladies, selon les différentes approches qui en sont proposées, apparaît incertaine, peu cernable, car ne ramenant pas à une conception homogène qui justifierait un mode d’analyse spécifique, cohérent, unifié. Cela d’autant plus que ce type de maladies – pour autant qu’elles puissent relever de nosographies précises – est marqué par son caractère évolutif, et cela avec des effets et des intensités distincts d’une personne à l’autre selon tant de déterminants autres que strictement biologiques comme son histoire de vie dans un environnement humain et social particulier. Les réponses médicales et médico-sociales, elles-mêmes, dans des circonstances particulières (prévention, diagnostics, suivi, interventions médico-sociales, situations de crise, etc.), dans des cadres différents (au domicile, à l’hôpital, dans des lieux dédiés, en institution de manière provisoire ou définitive), s’adaptent, voire évoluent, de manière circonstanciée et graduelle. De telle sorte que ce qui nous est apparu indispensable dans notre approche éthique, était d’aborder de tels enjeux dans leur complexité, leur évolutivité, l’anticipation et l’adaptation de réponses proportionnées, plurielles, tenant compte, avant toute autre considération, de l’intérêt direct et immédiat de la personne malade mais également, de manière complémentaire, de ses proches lorsqu’ils sont eux-mêmes directement concernés par les choix.
12 Du reste, cela ne nous a qu’incité davantage à ne pas restreindre nos recherches d’approfondissement dans les champs, par exemple, de l’autonomie décisionnelle, des dépendances, du respect des valeurs, des préférences, des droits et des choix de la personne à ce qu’aurait été le champ imparti à la spécificité des maladies neurologiques, dites dégénératives. Les vulnérabilités dans la maladie, les représentations sociales et les logiques accentuant les processus d’irrespect, de disqualification, de négligence, de relégation et d’injustice doivent être comprises dans des déterminants non exclusifs aux maladies dont les conséquences s’avéreraient plus discriminatoires que d’autres. On le constate, notre conception de l’éthique n’est recevable qu’avec ce souci d’ouverture, avec cette dynamique qui vise, sur la base des valeurs qui l’inspirent, à une exigence d’universalité et tout autant à un positionnement politique. Il est significatif à cet égard que notre discours comme nos réflexions se réfèrent si souvent à la Déclaration universelle des droits de l’homme et au préambule de la Constitution de la République française.
13 Dans quelles conditions avez-vous pris la responsabilité de l’Erema et dans quel esprit s’est élaboré votre projet ?
14 Après une tentative inaboutie dans le cadre du CHU de Reims, le développement de l’Erema a été confié en décembre 2010 à l’Espace éthique AP-HP qui a associé à sa démarche l’Espace éthique méditerranéen. L’Erema reprend cette idée force d’espace dédié à l’identification et à la restitution des initiatives et des expériences, à leur confrontation dans un cadre accessible à tous avec pour souci de créer les conditions d’une concertation pluraliste et de produire une argumentation pertinente, pratique, au plus près du terrain, susceptible de soutenir les acteurs dans leur investissement quotidien. Sans jamais se substituer à l’exercice de responsabilités assumées par les personnes directement investies dans l’accompagnement, le soutien et le soin, à domicile ou au sein d’institutions. L’exigence méthodologique et la rigueur s’avèrent toutefois indispensables, tout autant que la composante universitaire des investigations, des travaux et des publications qui renforce leur légitimité et leur recevabilité.
15 Au regard de cette implication dans le champ professionnel, une même attention est accordée aux personnes et à leurs proches dans l’évolutivité d’un parcours de vie qui doit être conciliable avec un projet de soin poursuivi avec justesse et mesure jusqu’à son terme. De telle sorte que puissent converger les points de vue, les attentes afin de penser et de concevoir ensemble les dispositions et les pratiques favorables à une plus juste approche de questions à la fois intimes et complexes qui tiennent pour beaucoup à l’idée que l’on peut se faire des principes de dignité et de respect. À ce sujet, il me paraît important d’évoquer ici la notion significative d’autonomie : elle résiste difficilement aux effets d’une maladie neurologique à impact cognitif qui induit des situations assimilées à un état de dépendance plus ou moins prégnant. Comment reconnaître l’autre dans sa liberté et sa faculté de choisir lorsqu’elles sont entravées par la maladie ? Comment le reconnaître dans son identité, son histoire, ses préférences dès lors que la capacité de communiquer, d’être en relation est altérée de manière irréversible ? Comment comprendre nos responsabilités auprès d’une personne dont il devient si difficile de repérer les attentes, de prendre en compte la volonté ? Que signifie « bien faire » quand semblent épuisés les recours et que le sentiment prédomine d’une inexorable déroute, une forme de destitution que certains considèrent parfois même inhumaine ?
16 Je pose ces quelques questions sans aller plus avant, afin de faire apparaître le difficile, le redoutable d’une approche éthique, d’un examen qu’il convient toutefois d’engager et d’instruire afin de mieux repérer le cadre indispensable aux bonnes pratiques. Faute de quoi, l’arbitraire, la négligence et parfois la maltraitance s’ajoutent à tant d’autres vulnérabilités et injustices auxquelles expose la maladie neurologique évolutive à impact cognitif. C’est admettre la dimension politique, le nécessaire engagement citoyen dont il doit être tenu compte dans l’affirmation des finalités mêmes des missions dévolues à un espace éthique comme celui que nous avons développé au service des personnes concernées notamment par la maladie d’Alzheimer.
17 Comment a été définie la position de l’Erema dans le cadre du plan Alzheimer 2008-2012 ?
18 Le plan Alzheimer 2008-2012 a fixé des objectifs précis à l’Erema, évalués selon des indicateurs précis qui tous ont été atteints et sont susceptibles de se pérenniser : « Nous reconnaissons le pertinent travail de catalyseur de l’Erema qui a permis de démarrer, de constituer un modèle et de fédérer autour de lui toute une série de réflexions et d’actions. Ce travail autour de l’éthique doit pouvoir se poursuivre dans le cadre d’un élargissement du périmètre des pathologies prises en charge [3]. »
19 L’objectif n° 10 du plan était de « promouvoir une réflexion et une démarche éthique » à travers quatre mesures :
- création d’un Espace de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer (n° 38) ;
- lancer une réflexion sur le statut juridique de la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer en institution (n° 39) ;
- organisation régulière de rencontres autour de la thématique de l’autonomie de la personne souffrant de la maladie d’Alzheimer (n° 40) ;
- information des malades et de leurs proches sur les protocoles thérapeutiques en cours en France (n° 41).
21 Nous n’avons pas été sollicités pour la mesure 41. Le champ imparti à notre intervention s’avérait d’autant plus ambitieux qu’il convenait d’être inventif d’une approche de nature à susciter des dynamiques favorables à une mobilisation des acteurs et à leur appropriation de questions qui touchent au sens et aux finalités de leurs missions. La limitation à deux ans de notre capacité effective d’intervention (2010-2012) nous déterminait à agir d’emblée sans prendre tout le temps nécessaire à des approfondissements théoriques. Il convient néanmoins de mentionner que depuis 1997, notamment sous l’impulsion de Catherine Ollivet [4], nous avons développé au sein de l’Espace éthique/AP-HP une réflexion continue consacrée à la maladie d’Alzheimer. Nous avons organisé depuis nombre de rencontres et de colloques nous permettant en quelque sorte de nous familiariser à ces enjeux à l’époque peu considérés dignes de l’attention des compétences éthiques reconnues… L’exigence en termes de résultats, pour ne pas dire de performance, prévalait, on le sait, dans la mise en œuvre du plan 2008- 2012. De telle sorte qu’il importait de disposer d’une expertise solide afin de hiérarchiser nos priorités et d’intervenir en visant l’efficacité. Cela ne nous a pas empêchés d’organiser nombre de journées thématiques et de symposiums en partenariat avec différentes instances afin d’étayer nos intuitions et de contribuer à une réflexion structurée. Cette dynamique est aussi précieuse que les formations universitaires que nous proposons, y compris dans le cadre de masters. Il s’agit d’œuvrer à l’émergence d’une véritable culture qui permette d’accueillir et de développer une pensée et des pratiques sociales intégratives, respectueuses des personnes en ce qu’elles sont et en ce dont elles témoignent d’une expérience d’humanité dont la signification importe et doit être reconnue à sa juste place dans la vie de la cité [5].
22 La gouvernance de l’Erema a été assurée par un comité de pilotage adossant ses décisions stratégiques aux avis d’un conseil scientifique et à la consultation régulière des membres du réseau national de compétences qui s’est constitué durant ces deux années. L’association France Alzheimer et la Fondation Médéric Alzheimer ont assumé une fonction de conseil et de soutien indispensables, en complémentarité avec le dispositif d’expertise pluridisciplinaire développé au plan national. À cet égard, doit être mentionnée cette conscience à la fois identitaire et communautaire qui, renforcée par des savoirs élaborés dans le champ des sciences humaines et sociales, permet d’évoquer la dimension culturelle de la maladie d’Alzheimer là où d’autres maladies associées sont encore dépourvues de telles compétences partagées. Ces composantes ont pour beaucoup permis de justifier nos choix et d’envisager, en disposant d’éléments d’appréciation probants, les modalités d’intervention de l’Erema.
23 Tous les mois, l’Erema rendait compte des avancées des mesures confiées à notre instance dans le cadre du comité de pilotage interministériel du Plan. En de nombreuses circonstances, des synergies apparaissaient entre des mesures qui, faute de ces temps de concertation, n’auraient pas pu bénéficier d’informations pourtant nécessaires à la cohérence du dispositif. L’approche éthique peut être comprise dans sa fonction transversale, réceptive à des enjeux parfois négligés ou évités lorsque l’effort de discernement est considéré incompatible avec l’urgence d’agir. Qu’il s’agisse de recherche, d’organisation de l’accueil et du suivi des personnes (de l’annonce jusqu’au stade évolué de la maladie), de l’accompagnement humain et social, de l’approche économique, du vécu des proches et des multiples conséquences de la maladie, ne serait qu’en matière de droit des personnes et de libertés individuelles, y compris au sujet des « malades jeunes », chacun a pu constater l’intérêt effectif du regard éthique et des ouvertures que rend possible une concertation argumentée.
24 Le point d’orgue de notre démarche a été l’organisation d’une université d’été annuelle, événement qui n’était pas prévu dans le cadre du plan Alzheimer 2008-2012, mais qui s’est imposé à nous afin de partager le plus largement possible la réflexion avec les acteurs de terrain et de favoriser son rayonnement au plus près du soin. Certains estiment même qu’il s’est agi d’un moment de rencontre, d’échanges, de transmission de savoirs à nombre d’égards inédit et donc novateur dans le champ de l’éthique. En 2013, au Zénith de Lille plus de 1 200 personnes ont partagé ce temps d’approfondissement si nécessaire à la prise d’une parole publique bénéficiant de relais médiatiques, à la constitution de réseaux et au renforcement des uns et des autres dans leurs confrontations d’expériences et d’expertises [6].
25 La création de l’Erema illustre donc de manière évidente la nécessité d’intégrer une démarche éthique innovante à la gouvernance d’un plan national de santé publique. Si l’éthique est essentiellement réflexion sur le sens de l’action, l’Erema est venue soutenir la mise en œuvre pratique du souci éthique dans les pratiques, sur la base d’une appréhension aussi complète que possible de la complexité à laquelle nous renvoient ces maladies. Nous avons ainsi conquis une légitimité qui n’était pas acquise d’emblée. À cet égard, l’expérience développée depuis 1995 au sein de l’Espace éthique/AP-HP s’est avérée d’autant plus indispensable que nous n’avions, en fait, pas le droit à l’échec ! Aux avant-postes d’un engagement politique soutenu par le président de la République et dans le cadre d’un dispositif parfaitement conçu et agencé qui réunissait les meilleures compétences, nous devions en quelque sorte faire la preuve de la valeur, autre que spéculative, de l’implication éthique dans un domaine des plus sensible. C’est peut-être parce que nous sommes parvenus à cet objectif que l’Erema a pu poursuivre ses activités jusqu’au 18 octobre 2014 et prolongera son parcours dans le cadre du plan maladies neurologiques dégénératives.
26 Quelles sont les perspectives de l’Erema dans le cadre du nouveau plan Maladies neurologiques dégénératives ?
27 Je ne dispose pas encore des données précises qui constitueront la feuille de route de l’Erema dans le futur de ses missions. Il est toutefois important que soit préservé cet acquis exceptionnel que j’ai évoqué précédemment, ne serait-ce que du point de vue des relations humaines, des liens, des dynamiques de réflexion et d’action qui se sont constitués ces quatre dernières années. Il représente en quelque sorte le socle sur lequel enraciner les développements attendus. Notre démarche s’est efforcée de comprendre les réalités de la maladie d’Alzheimer sans se limiter aux approches obligées, restreintes, limitatives, affirmant ainsi une constante exigence de compréhension, d’analyse critique, de dépassement, de pluralisme et de pluridisciplinarité. Elle me semble garante de notre capacité à nous enrichir de l’expérience et des compétences développées dans le contexte d’autres maladies plus ou moins proches ou différentes dans l’histoire des personnes, les approches scientifiques et médicales, leurs conséquences humaines et sociales, les réponses à formuler au-delà du soin en termes de mobilisation et de solidarité sociétales. Il me paraît toutefois important de préserver une capacité de discernement, de distinction dans nos approches : elles ne doivent ni être globales, ni systématiques. On ne saurait ramener notre investissement à une conception réductrice de ce que serait le champ des maladies dites neurologiques dégénératives. La personne doit être rencontrée, reconnue, respectée dans son histoire propre, ses attentes et ses choix. Y compris lorsqu’elle exprime son souci de ne pas « être assimilée » aux représentations par trop péjoratives des maladies plus ou moins liées à la démence, à l’incapacité de s’affirmer dans la pérennité de son identité, de son intégrité, voire de sa dignité. C’est là où la préoccupation éthique rejoint l’attention politique et une forme de sollicitude publique. Il nous faut contribuer, chacun dans son champ de compétence, à cette nécessaire pédagogie de la responsabilité partagée pour mieux servir les personnes vulnérables dans la maladie. Mais si je devais terminer cet entretien sur une confidence, je me permettrai de confier que j’ai rarement éprouvé une telle passion dans mon engagement de citoyen au service d’une cause qui a permis à notre petite équipe de gagner en conscience et en compréhension des valeurs d’humanité et de solidarité. Notre implication au sein de l’Erema s’est faite en surplus de nos missions d’Espace éthique pour devenir bien vite une composante fondamentale de notre engagement. Et nous sommes désormais près, au sein du réseau national constitué depuis 2010 et avec d’autres qui s’associeront à cette dynamique (comme les espaces de réflexion éthique régionaux, ainsi que toute autre instance qui le souhaiterait), à repenser une approche encore plus ouverte – comme y aspire le plan maladies neurologiques dégénératives – à la diversité d’enjeux qu’il convient d’accueillir au cœur de nos préoccupations et plus encore de notre vie démocratique.
Notes
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[2]
Université d’été Alzheimer et maladies neurologiques dégénératives, « Partager les attentes et les savoirs », Montpellier, 6-9 octobre 2014 : ‘intégralité de la captation des séances est en ligne sur le site Erema.
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[3]
Rapport sur le plan Alzheimer 2008-2012, juin 2013.
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[4]
Président de l’Association France Alzheimer de Seine-Saint-Denis (93).
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[5]
Le format de cette interview ne permet pas de détailler les différentes initiatives portées par l’Erema depuis 2010. Elles sont reprises sur le site espace-ethique-alzheimer.org. Des colloques juridiques à ceux consacrés aux nouvelles technologies ; des workshops portant sur les droits de la personne et l’intimité en institution, à ceux sur la fin de vie et sur l’anticipation dans l’approche diagnostique ou le suivi, nombre de thématiques ont fait l’objet d’observations en accordant toute son importance à la pluralité des approches. L’avis « Alzheimer, éthique et société » rendu par l’Erema le 21 septembre 2012, ainsi que l’ouvrage collectif Alzheimer, éthique et société (Toulouse, Érès, 2012, 684 p.) proposent une synthèse approfondie des travaux de l’Erema.
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[6]
Au sein d’un Conseil scientifique, pour notre université d’été, nous avons retenu chaque année une thématique : « Choisir et décider ensemble » (Aix-en-Provence, 2011) ; « Après l’annonce : vivre au quotidien » (Aix-en-Provence, 2012) ; « Vouloir savoir, anticiper, diagnostiquer, mobiliser » (Lille, 2013). En 2014, l’université d’été « Partager les attentes et les savoirs » (Montpellier) s’est ouverte à d’autres maladies neurologiques dégénératives en préfiguration des missions de l’Erema dans le cadre du nouveau plan de santé publique.