1 La santé perçue, ou état de santé auto-évalué, est un indicateur d’état de santé dont l’usage s’est considérablement développé depuis le début des années 1990, en particulier pour les populations âgées. Elle est habituellement considérée par les épidémiologistes comme un bon indicateur de l’état de santé général, car elle est fortement corrélée à la mortalité, y compris aux âges élevés (Idler, Benyamini, 1997 ; Helmer et al., 1999, Baron-Epel et al., 2004). La mise en évidence de cette corrélation par des études quantitatives soulève la question du processus d’évaluation de leur état de santé par les personnes interrogées : sur quels éléments se fondent-elles pour fournir une appréciation de leur santé qui soit si efficace pour prédire la mortalité au niveau macro (Benyamini et al., 1999, Jylhä, 2009) ? La force de la corrélation semble cependant varier selon les caractéristiques sociales des individus. Elle apparaît souvent plus élevée pour les hommes que pour les femmes (Helmer et al., 1999, Baron-Epel et al., 2004, Huisman et al., 2007). Les résultats sont en revanche contradictoires concernant le milieu social, certaines études concluant que la santé perçue prédit mieux la mortalité des classes supérieures (Dowd et al., 2007), d’autres des classes populaires (Singh-Manoux et al., 2007), d’autres encore ne montrant pas ou guère de différences (e.g. Huisman et al., 2007). Le processus d’évaluation semble donc varier selon le sexe et peut-être le milieu social. L’objectif de cette étude fondée sur un matériau qualitatif est d’analyser les indicateurs que mobilisent les personnes âgées de 65 ans et plus pour évaluer leur état de santé en mettant en évidence les variations sociales dans la manière dont ils sont utilisés.
2 Qualifier son état de santé de très bon, bon, moyen, ou mauvais suppose plusieurs étapes qui ne sont pas nécessairement conscientes et que l’on peut schématiser ainsi (Jylhä, 2009) : d’abord, définir ce qu’est la santé en général et en déterminer les indicateurs dans son propre cas ; puis, au regard de ces indicateurs, apprécier son état de santé de manière globale, en le comparant éventuellement à des « étalons » et en prenant en compte ses attentes en matière de santé ; enfin choisir la modalité de l’échelle proposée par les enquêteurs qui correspond le mieux à son appréciation. Ce sont les deux premières étapes qui vont retenir notre attention. Quels sont les indicateurs qui sont considérés comme pertinents pour juger de son état de santé ? Avec quelles attentes et quels étalons sont-ils mis en perspective ? Alors que la médecine paraît avoir envahi l’approche et le traitement de la santé aux âges élevés, il est tentant de penser que les personnes âgées qui font l’« objet » de cette médicalisation ont adopté le point de vue médical sur leur santé. Invitées à évaluer leur état de santé, elles se fonderaient donc sur des critères médicaux. La santé perçue serait ainsi dépendante de la médicalisation.
3 Pourtant, les critères médicaux ne rendent compte que d’une partie des variations de la santé perçue entre individus (Benyamini et al., 1999). Une première explication réside dans la diversité des indicateurs auquel ont recours les individus. Des études qualitatives antérieures, toutes menées hors de France, en ont identifié les principaux : les problèmes de santé (santé physique, symptômes, diagnostics), les pratiques de santé (en matière d’alimentation, d’exercice physique, etc., considérées ou non comme à risque), le fonctionnement physique (présence de déficiences sensorielles ou d’incapacités motrices par exemple, capacité ou non à réaliser certaines activités) et enfin l’état moral (sentiment d’être heureux ou malheureux notamment) (Krause, Jay, 1994, Idler et al., 1999). Les problèmes et les pratiques de santé ne constituent que deux types de critères parmi d’autres, ce qui relativise d’emblée le poids de la médicalisation dans l’appréhension de la santé. En outre, le fait qu’ils soient convoqués ne dit pas de quelle manière ils le sont ni quel est leur lien avec la médicalisation. Leur interprétation n’est pas nécessairement « conforme » au regard médical mais peut être influencée par le type de rapports avec la santé et « la médecine » (médecins, savoirs médicaux, techniques de soins). Par exemple, les recours aux soins sont davantage préventifs dans les classes moyennes, curatifs dans les classes populaires (Leclerc et al., 2000), ce qui traduit des différences sociales dans les représentations de la santé et de la médecine. Ils constituent de ce fait des indicateurs de l’état de santé qui prennent des sens distincts selon la position sociale des individus. En d’autres termes, les expériences de la médicalisation varient socialement et pourraient expliquer, en partie, les différences de perception de l’état de santé selon la position sociale (de genre et de milieu social).
4 Parmi les trois niveaux de médicalisation proposés par Conrad (1992) : des concepts, des institutions et des interactions entre médecins et patients, c’est à ce dernier niveau que la médicalisation du vieillissement est susceptible de jouer sur la santé perçue. Elle correspond à un encadrement plus fort de la santé par les médecins et une présence plus importante et plus diversifiée des techniques médicales dans la vie des patients. Elle se manifeste par la croissance de la fréquence des consultations, de l’énoncé de diagnostics médicaux, de prescriptions de traitements médicamenteux, chirurgicaux, rééducatifs, etc., et de recommandations de « bonnes pratiques », en matière d’alimentation notamment. Les interactions entre médecins et patient âgés paraissent être le lieu privilégié de la transmission du regard médical sur la santé. La manière dont les critères médicaux sont mobilisés dans la santé perçue permet d’examiner si les personnes âgées adoptent ce regard, comment elles « reçoivent » cette médicalisation.
5 Cependant, les critères médicaux ne constituent que des critères parmi d’autres de la santé perçue. Les premiers travaux en sociologie de la santé réalisés à la fin des années 1960 montraient que les adultes disaient leur état de santé à travers la capacité à travailler (Herzlich, 1969). Être en bonne santé équivalait à pouvoir travailler. La sociologie du vieillissement s’est intéressée aux phénomènes de maintien, déprise ou reprise des activités signifiantes, c’est-à-dire des activités importantes aux yeux des personnes âgées, parmi lesquelles peut figurer le « travail » (Caradec, 2004, Mallon, 2005). Leur lien avec la santé n’a néanmoins été abordé que de manière marginale, sans doute pour se détourner des représentations dominantes des personnes âgées issues des mondes de la médecine et des politiques publiques. En rupture avec cette approche, l’objet de recherche est ici la santé aux âges élevés, et en continuité, son lien avec les activités. En effet, pour les aînés, en place du travail rémunéré, c’est sans doute la possibilité de réaliser les activités signifiantes – parmi lesquelles peut figurer le « travail » – qui constitue un critère d’appréciation de leur santé. Cette hypothèse est renforcée par la structure sociale des générations actuelles d’aînés. Plus que les jeunes générations, elles appartiennent aux milieux populaires, du fait de niveaux d’instruction plus faibles et d’emplois majoritairement ouvriers et employés. Or des recherches antérieures ont mis en évidence que l’appréhension instrumentale de la santé était particulièrement forte pour les adultes de milieux populaires (Pierret, 1984). Il est probable qu’en avançant en âge, les membres des milieux populaires aient conservé cette disposition. La santé s’évaluerait donc « en actes », par ce qu’elle permet de faire et ne permet pas de faire.
6 Deux grands types d’indicateurs de santé peuvent ainsi être distingués : médicaux et d’activités. Dans quelle mesure et de quelle manière la santé perçue est-elle médicalisée ou instrumentale ? Notre hypothèse est que les indicateurs mobilisés varient selon la situation sociale. En effet, celle-ci est associée à des différences d’une part dans la médicalisation de la santé, les usages de la médecine et les rapports avec les médecins, d’autre part dans les activités signifiantes et les activités accomplies. La situation sociale est appréhendée à travers différentes dimensions : le sexe, la classe sociale définie à partir du niveau d’instruction et de la profession principale exercée durant la vie active, mais aussi selon l’âge et l’état matrimonial. Le type de résidence (domicile ou institution) en constitue également une dimension mais son influence ne sera pas analysée de manière approfondie dans cet article.
7 Le matériau analysé est constitué d’entretiens semi-directifs que j’ai moi-même menés dans deux zones urbaines et une zone rurale du Nord auprès d’un échantillon diversifié de 53 femmes et hommes âgés de 65 à 94 ans [1] de milieux populaires ou de classes moyennes, résidant à domicile, en maison de retraite ou en foyer-logement [2]. L’état de santé ou la présence de maladies ne constituait pas un critère a priori mais la diversité des types de résidence et modes de recrutement des enquêtés induisait de fait une diversification des états de santé, tout en donnant une large place aux récipiendaires d’aides professionnelles [3]. Les personnes étaient dans un premier temps invitées à raconter l’histoire de leur santé au cours de leur vie, à produire un « récit de santé » plus ou moins long et ponctué de relances visant à préciser les circonstances et les causes présumées des événements de santé. Elles étaient ensuite appelées à « juger leur état de santé aujourd’hui » et, sur le modèle des entretiens cognitifs, à expliciter sur quels éléments, quelles expériences, quels critères elles se basaient. Il ne s’agissait pas pour nous de produire une évaluation à l’aide des échelles utilisées en démographie ou en épidémiologie (très bien, bien jusqu’à très mauvais) mais d’expliciter la manière dont le jugement est produit. La mise en regard avec le récit de santé produit pour la vie entière éclaire les éventuelles transformations de l’appréhension de l’état de santé avec l’avance en âge. Lors de l’analyse des entretiens, la catégorisation des critères mobilisés a été établie de manière progressive en partant d’une première lecture des argumentaires et de la revue de la littérature puis de telle sorte que les discours puissent tous être classés dans au moins une catégorie.
8 La première partie est consacrée aux critères médicaux de la santé perçue et aux manières de les interpréter. Elle interroge le présupposé selon lequel la médicalisation du vieillissement aurait un pouvoir de conversion au regard des médecins. La question des étalons de la santé est également abordée dans cette partie, en mettant l’accent sur l’inscription de l’état actuel dans l’histoire de santé passée et dans les perspectives d’avenir. Le critère des activités, dont l’usage souligne la possible autonomie des perceptions de la santé par rapport au monde médical, est analysé dans la troisième partie. Celle-ci permet de mettre en évidence des configurations sociales liées au genre qui participent à la moins bonne santé perçue des femmes que des hommes.
La santé médicalisée : le poids de la position sociale dans l’interprétation des indicateurs médicaux
9 Tout comme les maladies notables dans l’histoire de santé sont celles qui expriment un rapport dramatisé à la médecine (notamment les hospitalisations et opérations) (Scodellaro, 2008), l’état de santé actuel peut faire l’objet d’un jugement à l’aune des interactions avec les médecins se traduisant par des consultations médicales, le diagnostic de maladies dégénératives, des prescriptions médicamenteuses nombreuses, éventuellement préventives, des interventions chirurgicales, etc. Les personnes que nous avons rencontrées voyaient toutes le médecin généraliste plusieurs fois par an, tous les six mois pour quelques-unes, pour la plupart tous les trois mois, pour certaines plus souvent. La médicalisation ne constitue cependant pas un critère objectif de l’état de santé, car elle fait l’objet d’une interprétation, à situer dans le cadre des rapports que les malades-patients entretiennent avec les autorités, les techniques et les savoirs médicaux. Ces rapports ont d’abord été décrits en sociologie comme des rapports de domination, dans lesquels le médecin est détenteur d’un savoir et d’une expertise que le patient ne possède pas (Parsons, 1955). Dans cette optique, le patient est un objet de la médicalisation et s’il venait à utiliser des critères médicaux pour juger de son état de santé, ce serait en adoptant (tant bien que mal ?) le point de vue du médecin. Cependant, avec le développement des maladies chroniques, a été proposé un modèle de négociation : le patient fait appel à des connaissances spécifiques dont ne dispose pas le médecin et que celui-ci doit intégrer dans le cadre d’une négociation récurrente des thérapeutiques (Baszanger, 1986). Le patient est présenté comme un expert profane de son propre cas, interagissant avec le médecin dans des rapports plus égalitaires. Les problèmes de santé pris en compte dans la santé perçue devraient donc s’autonomiser du regard médical. S’agissant des entretiens, la position sociale du patient, et non la présence d’une maladie chronique, reste néanmoins la clé pour comprendre les rapports entretenus avec médecins et savoirs médicaux et l’interprétation qui est faite des maladies, médicaments, opérations et facteurs de risque.
La convocation du jugement du médecin et des mesures médicales
10 Le jugement explicite du médecin a parfois été convoqué comme preuve du bon état de santé annoncé. « [Mon état de santé] est bon, pour moi il est bon, pour le docteur aussi, n’y a pas de problème » [Mme Chéreng [4], 81 ans, veuve, CEP, femme de ménage, domicile]. La citation du médecin, exclusivement le fait de femmes de milieu populaire dans nos entretiens, apparaît comme l’invocation devant l’enquêteur, sans doute perçu comme détenteur de savoirs légitimes, d’un savoir lui aussi reconnu légitime. Elle est aussi une manière de conforter le jugement profane par le jugement d’un expert. En première lecture, la convocation de l’expertise du médecin renvoie à des rapports de domination entre patients et médecins.
11 L’expertise médicale est conviée plus largement de manière indirecte, à travers les maladies diagnostiquées, essentiellement physiques, parfois psychiques, et différentes mesures cliniques ou biologiques que les personnes interrogées ont appris à décrypter au contact des professionnels de santé, souvent dans le cadre d’une maladie chronique. On cite les dernières mesures de la tension artérielle, ou encore de la glycémie en cas de diabète. La santé ne s’évalue pas seulement, elle se mesure, comme l’illustre cet exemple parmi d’autres : « Ben écoutez, en général, ça va mais il faut faire attention de ne pas prendre ce qu’il ne faut pas. Je vous dis, le pain, souvent, l’infirmière elle me dit : "mangez bien", parce que j’ai un contrôle alors on voit le résultat du diabète. Des fois je suis à 0,80, c’est pas haut, hein [rires] et j’ai ma veilleuse de nuit, tous les matins, je lui demande de m’en faire un, pour voir. Mais autrement, en forme. Le diabète joue beaucoup. Mais en général, ça va. » [M. Anstaing, 76 ans, veuf, CEP, ouvrier qualifié, Ehpad]
12 L’interprétation des signes de la maladie chronique (les « résultats du diabète ») et l’identification des facteurs les influençant (l’alimentation) n’apparaissent pas ici comme le produit d’une expertise développée par le patient sur son propre cas, mais comme le résultat de l’apprentissage d’une lecture médicale. Alors que M. Anstaing est socialement distant des médecins et des savoirs médicaux (Boltanski, 1971), la chronicité et l’ancienneté de la maladie (30 ans), ainsi que le contact quotidien avec l’infirmière de la maison de retraite, plus proche socialement, ont sans doute participé à l’appropriation des grilles médicales utiles à la surveillance de la maladie. Plusieurs signes dans cet extrait, confirmés par le reste de l’entretien, laissent néanmoins supposer qu’il s’agit d’une « appropriation distante » (« il faut faire attention de ne pas prendre… », et non « je fais – ou je dois faire – attention », « résultat du diabète », et non « glycémie », conseils répétés de l’infirmière sur l’alimentation).
Un lien complexe entre « médicamentation » du vieillissement et perception de la santé
13 L’avancée en âge semble synonyme d’accroissement de la consommation de médicaments sur prescription médicale, notamment en raison de la progression des polypathologies (Auvray, Sermet, 2002). Cependant, l’équation « vieillissement = plus de maladies = plus de médicaments » est assez récente : alors qu’au début des années 2000, les personnes de 80 ans et plus avaient la plus forte probabilité de consommer des médicaments prescrits (Raynaud, 2008), en 1970, l’acquisition de médicaments, et sans doute aussi leur consommation effective, décroissaient après 70-74 ans et ce, encore en 1980 pour les hommes (Mormiche, 2002). La mise en place de l’équation pourrait relever d’un effet de cycle de vie allié à un effet de période. Les années 1970 ont été marquées par un développement de la médecine gériatrique et par des innovations dans la prise en charge des pathologies fréquentes dans la vieillesse, telles que les maladies cardio-vasculaires (Meslé, Vallin, 2002). Ce sont de véritables progrès dans les soins des maux de la vieillesse qui ont été perçus par la population dans les années 1970 et 1980 et ont sans doute justifié un changement des représentations de la santé dans la vieillesse et des pratiques de soins. L’équation « médicament/maladie/vieillesse » pouvait naître, sous l’effet d’une offre et d’une demande accrues de traitements. Quant à l’établissement plus précoce de cette équation pour les femmes, il pourrait être expliqué par deux types de phénomènes. D’une part, les interactions plus fréquentes entre médecins et femmes à l’âge adulte, via les grossesses et les soins aux enfants, auraient favorisé la poursuite du suivi médical avec l’avance en âge et un accès des femmes aux nouveaux traitements dès qu’ils ont été disponibles ; les hommes âgés n’y auraient eu accès que lorsque la différenciation sexuée des rapports aux soins s’est atténuée, rapprochant leurs comportements de ceux des femmes. D’autre part, l’espérance de vie aux âges élevés s’est allongée de manière continue pour les femmes depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et aurait justifié un plus grand interventionnisme médical, alors qu’il a fallu attendre les années 1970 pour qu’il en aille de même pour les hommes [5].
14 La traduction de l’équation en termes de santé perçue n’est pourtant pas aussi simple qu’il n’y paraît, car les traitements médicamenteux font l’objet d’une part, de négociations entre le médecin et le patient ou de résistance de la part du patient, à travers le refus d’un médicament, la limitation de la posologie mais aussi la demande de traitement, d’autre part, d’interprétations équivoques de la part de leurs consommateurs en tant qu’indicateurs de l’état de santé.
15 Dans les milieux populaires, la gravité d’une maladie, et de manière générale la mauvaise santé, peuvent être appréciées à partir de la nature et de la quantité de médicaments absorbés. Le discours de Mme Hazebrouck est particulièrement éloquent. Elle pense que le diabète dont elle souffre n’est pas « méchant, pas à piquer à l’insuline, ni rien de tout ça, je dois juste prendre des cachets, et encore, un demi-cachet par jour, qu’est-ce que c’est ? » [69 ans, mariée, CEP, femme de service, domicile] Il faut préciser que cette faible dose absorbée n’est pas celle que lui avait prescrite le médecin. En effet, à la suite d’un malaise hypoglycémique, elle a jugé son traitement excessif et en a réduit, contre l’avis de son médecin, la posologie. Médicament-indicateur, mais aussi médicament-poison (Collin, 2002) qui justifie, par ses effets indésirables, une limitation de son absorption ; limitation qui permet de se sentir mieux physiquement et moralement. Plus qu’une négociation avec le médecin, il s’agit ici d’une résistance aux prescriptions médicales, dans le cadre d’une tension entre la légitimité scientifique du médecin et la légitimité pragmatique du malade, bien placé pour percevoir les effets des traitements. Les indicateurs médicaux de l’état de santé, en tant que sujets à interprétation et manipulation, ne peuvent se comprendre sans l’usage qui en est fait par les consommateurs de médecine.
16 Dans les classes moyennes, les médicaments sont davantage considérés comme des marqueurs du processus de vieillissement. Le moment où l’on commence à en prendre de manière continue, chronique, pourrait être le signe d’entrée dans ce processus : « j’ai commencé à avoir des médicaments à la cinquantaine peut-être et au fur et à mesure qu’on vieillit, on ajoute un petit médicament. » [Mme Lambersart, 76 ans, veuve, CEP, secrétaire, domicile] Ils s’accumulent au fil du temps comme les années et les problèmes de santé. Ils matérialisent ainsi la dégradation de l’état de santé. Cependant, une part non négligeable n’est pas prise à titre curatif mais préventif. Ce qu’ils objectivent alors, ce sont les efforts entrepris pour lutter contre d’éventuelles dégradations de la santé associées au vieillissement. La métaphore du corps comme machine à entretenir justifie la médicalisation préventive : « Je prends du C., c’est pour éviter… l’encrassement des vaisseaux. Ce sont pas vraiment des médi… ce sont des médicaments de…, comment je pourrais dire, pour se sentir mieux, pour… l’entretien. On entretient la machine, on entretient les rouages. » [Mme Lambersart] Ce rapport au corps, à la santé et à la médecine apparaît typique de l’appréhension de la santé par les classes moyennes comme produit maîtrisable (Pierret, 1984).
17 La quantité et la qualité des médicaments semblent donc posséder des significations différentes selon les milieux sociaux : essentiellement curatifs dans les milieux populaires, les médicaments sont une métonymie de l’état de santé ; pour les classes moyennes, leur usage davantage préventif leur confère une fonction métonymique de la potentielle dégradation de l’état de santé. En ce cas, ils ne sont pas des indicateurs de l’état de santé actuel mais du souci de son évolution à venir, des risques de maladies avec le vieillissement. L’association différenciée entre fréquence des visites médicales et état de santé selon le milieu social peut se lire selon la même logique. L’utilisation très curative de la médecine que font les personnes de milieux populaires les amène à associer consultation médicale et évaluation péjorative de l’état de santé. Le syllogisme serait : plus on voit le médecin, plus on est malade. Dans les classes moyennes, l’utilisation davantage préventive de la médecine, avec une fonction de contrôle régulier en l’absence de symptômes aigus, atténue cette association consultation médicale/mauvaise santé.
18 Le développement récent de la médicalisation et de la « médicamentation » de la vieillesse contribue à rendre plus floues les frontières entre maladie et vieillesse. Tout comme les pathologies infectieuses, les pathologies dégénératives de la vieillesse se soignent, des médicaments luttent contre les « maux de la vieillesse » et, dans le cas de leur usage préventif, c’est contre le vieillissement lui-même qu’ils semblent agir, sans que des pathologies particulières soient ciblées. Si médicalisation il y a dans le cadre des interactions médecins-patients, il n’y a donc pas nécessairement pathologisation de la vieillesse et du vieillissement, que ce soit aux yeux des personnes âgées dans les entretiens analysés ici, ou mêmes des médecins généralistes, notamment dans le cas de la maladie d’Alzheimer (Scodellaro, Pin Le Corre, 2011).
19 Dès lors que le médicament s’avère efficace, sa consommation modifie, en l’améliorant, l’état de santé et entre parfois en compte dans le jugement émis sur celui-ci. « Ben aujourd’hui je prends mes médicaments, avec les médicaments ça va à peu près, vous voyez, je sais presque plus marcher et j’ai mon épaule qui me… » [Mme Wattignies, 80 ans, divorcée, ouvrière non qualifiée, domicile]
20 « Pas brillant. On peut pas dire que ça va mal, mais enfin c’est pas brillant. Heureusement qu’on a une femme de ménage qui est là. On n’a plus de goût. Il arrive un moment hein la machine elle s’use… [silence]. On se soigne, on prend des médicaments [ton fataliste], il y a que ça qui nous tient certainement. Autrement… [silence]. Ça aide à nous maintenir [silence]. » [M. Seclin, 87 ans, marié, CEP, employé comptable, domicile] La mauvaise santé apparaît comme palliée par les médicaments-béquilles, comme si l’état de santé pouvait être évalué en dehors des traitements d’une part et avec les traitements d’autre part.
Les opérations chirurgicales comme marqueurs de l’espérance de vie et de la valeur sociale
21 Outre par les médicaments, l’état de santé peut se lire, encore une fois de manière complexe, à travers les opérations chirurgicales. Alors que l’énumération des opérations scande la chronique de la santé à l’âge adulte, comme autant d’événements de santé au caractère légitimement dramatique, les actes chirurgicaux peuvent acquérir un tout autre sens aux âges élevés. « Le rhumatologue comme le docteur, ils m’ont dit “vous n’êtes plus opérable”. 78 ans et demi…, je ne suis plus opérable. Et mon patron… mon docteur me dit, “si vous vous faites opérer, vous allez finir dans un fauteuil roulant parce que l’autre jambe va céder”. » [Mme Douchy, 78 ans, veuve, CEP, ouvrière non qualifiée, domicile] L’âge intervient comme un élément de qualification/disqualification par les médecins – que le lapsus de Mme Douchy place clairement dans une position dominante. Ceux-ci justifient leur refus par des risques trop élevés d’aggravation du handicap. Cependant l’assignation identitaire sous-jacente (vous êtes vieille), les perspectives sous-entendues (il ne vous reste plus longtemps à vivre) et les caractéristiques qu’y associent les médecins (vous n’êtes plus opérable) rendent cette personne amère. Effectué plus ou moins ouvertement, ce type d’assignation et de prédiction euphémisé est souvent très mal vécu par les patients, et peut se produire dans n’importe quelle consultation médicale.
22 D’autres, au contraire, ont une stratégie d’évitement des interventions chirurgicales qu’ils motivent de la même manière que les médecins : « Ça fait deux jours que je suis pas bien, mais c’est normal. (Pourquoi ?) Il faudrait que je me fasse opérer. Mais le chirurgien il m’a fait appeler, “vous savez c’est une grave opération”, parce que j’ai la vessie abîmée… Alors il m’a appelée une autre fois, “alors vous voulez vous faire opérer ? Vous savez c’est pas une petite opération”. Oh j’ai dit, j’ai 90 ans, non hein, ça restera comme ça. À mon âge, c’est pas la peine. Mais je suis embêtée quand même, parce que quand je fais pipi, il faut que j’attende. », explique Mme Orchies [89 ans, veuve, aucun diplôme, ouvrière non qualifiée, Ehpad]. Son refus traduit, non pas à une représentation fataliste du vieillissement – elle sait qu’il existe des possibilités d’intervention –, mais plutôt une résignation face à la gravité de l’opération que le médecin n’a pas manqué de lui mentionner à plusieurs reprises.
23 Que le stigmate soit assigné par une autorité médicale, ou revendiqué par l’individu, l’absence d’opérations marque la « vieillesse incurable ». D’un statut de malade, le patient peut passer à un statut de vieux qui légitime, aux yeux de certains médecins, un renoncement aux soins. Vieillesse et maladie semblent s’exclure à partir d’un certain « seuil de vieillesse ». Ce seuil apparaît néanmoins variable socialement et historiquement (Bourdelais, 1993). L’extension des pratiques médicales à des âges de plus en plus élevés signale son augmentation au fur et à mesure que l’état de santé des nouvelles générations s’améliore et que leur espérance de vie s’allonge. Cependant, au sein de chaque génération, de nettes inégalités d’espérance de vie totale et en bonne santé demeurent aux âges élevés selon le sexe, le niveau d’instruction et la catégorie socioprofessionnelle (Cambois, 2003). La prise en compte de l’espérance de vie probable et de l’état de santé général dans les décisions de soins pourrait donc générer des inégalités d’accès aux soins à âge donné selon le sexe et le milieu social.
24 La signification des opérations est totalement inversée par rapport à l’âge adulte : l’opération est signe de relative jeunesse, elle-même synonyme de relatives bonnes santés, comme l’a compris Mme Flers : « “Vous avez une angine de poitrine, on va voir, mais je crois que pour une femme de 73 ans – j’avais 73 ans, j’allais avoir 74 ans – peut-être qu’on va faire l’opération, on va tenter, on va tenter.” D’accord, j’ai dit. C’était impressionnant mais c’était beau. Ça m’a semblé formidable. Et en plus que moi je puisse profiter de ça, je n’en revenais pas ! » [75 ans, divorcée, CEP, ouvrière non qualifiée et femme de ménage, foyer-logement] L’opération a une valeur à la fois fonctionnelle – elle rétablit la bonne santé améliore la qualité de vie – et est symbolique dans le jugement sur la santé et les perspectives de vie. Mais le symbole dépasse largement la santé : il est celui de la valeur sociale de l’individu que les institutions médicales lui reconnaissent, élevée quand opération il y a, faible sinon. À travers les institutions médicales, c’est la société toute entière qui affirme la valeur de l’individu qu’elle accepte de soigner puisque l’opération, ou tout autre soin, est en grande partie financée, voire totalement, par l’Assurance maladie. Le refus de soin de la part d’un médecin, comme dans le cas cité plus haut de Mme Douchy, peut donc être vécu comme une disqualification sociale, le refus par la société d’un investissement non rentable dans la santé d’un individu jugé trop vieux auquel il reste peu de temps avant de mourir.
25 Une question reste en suspens : les refus de soins dépendent-ils du statut social du patient ? Des enquêtes futures pourraient chercher à préciser comment les décisions sont prises au cours des interactions entre médecin et patient âgé : la résignation de Mme Orchies constitue-t-elle un trait des représentations populaires de la santé dans la vieillesse ou résulte-t-elle des interactions avec les médecins dont l’inclinaison à proposer certains traitements varierait selon le statut social de leur patient âgé ? Quel que soit le mécanisme en jeu, les personnes âgées de milieu populaires sont doublement désavantagées face aux soins : par leur moins bon état de santé et par les décisions prises au cours des consultations.
Étalonner la santé : l’inscription du présent dans l’histoire de santé
26 Le processus d’évaluation suppose à la fois de faire appel à des indicateurs de l’état de santé, c’est-à-dire à des expériences perçues comme le révélant, et de comparer ces expériences personnelles à d’autres expériences qui en constitueront « l’étalon ». Les comparaisons peuvent être sociales ou temporelles. La comparaison sociale de l’état de santé, c’est-à-dire à des individus réels ou des groupes abstraits, ne sera pas détaillée ici. Les mêmes résultats ont été mis en évidence par des études quantitatives et qualitatives étrangères (Baron-Epel et al., 2004 ; Girardin, Spini, 2008, Henchoz et al., 2008) : d’abord, l’ajustement sur l’âge permet de comprendre pourquoi, parmi les cinquante – trois personnes que nous avons rencontrées, vingt ont jugé leur état de santé assez bon, voire bon, alors qu’elles montrent par ailleurs que leur état de santé n’est pas « idéal » – elles disent toutes souffrir au moins d’une maladie, douleur ou incapacité chronique. Autrement dit, un état pathologique peut être jugé comme un (assez) bon état de santé pour son âge. Plus spécifiquement, l’attribution des maux ou du fonctionnement physique général à la fatalité de la vieillesse ou du vieillissement amène à considérer l’état de santé comme « normal » pour son âge. Ensuite, cet ajustement semble être effectué spontanément par les femmes mais pas par les hommes. Enfin, la comparaison avec autrui se fait préférentiellement de manière descendante, sur le modèle de l’adage populaire : « Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console. »
27 Moins souvent étudiée est la comparaison temporelle. Le jugement porté sur l’état de santé « actuel » s’inscrit parfois explicitement dans l’histoire de santé qui, rappelons-le, était largement interrogée au début des entretiens. Le passé, tel qu’il est remémoré, mais aussi l’avenir, tel qu’il est envisagé, module la perception du présent. Certains s’étonnent « d’être encore là », étant donné les maladies qu’ils ont eues dans le passé ou tout simplement leur âge. La plupart des personnes rencontrées ont déjà atteint un âge plus élevé que celui de leurs parents à leur décès et ont connu la mort de nombreuses personnes de la même génération qu’eux, amis, collègues, voisins, souvent conjoint. Cela renforce pour certains, en particulier après 80 ans, l’idée d’être des survivants, d’avoir vécu plus longtemps que ce qu’ils pouvaient espérer. Ils se sentent alors obligés d’en tenir compte dans le jugement qu’ils portent sur leur santé, ou y sont obligés par autrui. « Contentez-vous d’être encore comme ça à votre âge », répond-on à Mme Templeuve [76 ans, mariée, brevet, institutrice, domicile], ou à Mme Lewarde [83 ans, mariée, brevet, institutrice, foyer-logement] : « ah, mais vous êtes bien vous deux », d’un air de dire, ah, mais il ne faut pas vous plaindre ». L’interdiction de la plainte n’est donc pas intériorisée, mais parfois actualisée par autrui, à partir des représentations d’un état normal pour un âge donné et de comparaisons descendantes. Souvent déniée ou banalisée – la souffrance serait normale –, la plainte surgit néanmoins par la dénégation. Le « je ne me plains pas » permet de faire entendre sa souffrance.
28 L’avenir, inconnu, est néanmoins appréhendé à partir des « facteurs de risque » connus au présent. L’autonomie développée par les patients grâce à leurs savoirs profanes se fonde aussi sur la diffusion des savoirs scientifiques chez les semi-profanes depuis les années 1970, notamment par les médias (Vigarello, 1999). Le « facteur de risque » n’appartient plus au seul langage des épidémiologistes et des médecins. Il n’est pas pour autant connu de tous, ni dans son expression, ni dans sa signification.
29 L’appréciation de la gravité du diabète de type II en fournit une bonne illustration. Alors que Mme Hazebrouck ne semble pas s’inquiéter de son diabète, « pas à piquer à l’insuline » (cf. plus haut), Mme Lambersart prend la détection récente d’un diabète très au sérieux. Connaissant et craignant les risques de cécité, amputation, infarctus…, cette ancienne secrétaire a modifié son régime alimentaire, intensifié l’exercice physique et accru la surveillance médicale (consultation d’un ophtalmologue). Les représentations et pratiques des deux femmes sont radicalement opposées : la première juge le diabète ni grave ni inquiétant, notamment parce qu’il ne nécessite pas de traitement médicamenteux lourd ; la seconde s’inquiète au contraire des éventuelles incapacités à venir et pour cette raison évalue de manière péjorative son état de santé. La connaissance des risques et des techniques pour les limiter conduit, selon l’« idéologie de la prévention » (Aïach, 1998, p. 30), à l’adoption de pratiques de prévention secondaire, nouvelle stratégie de prise de contrôle de l’état de santé. Ce faisant, pratiques contraignantes, autosurveillance des comportements alimentaires, lutte contre la sédentarité inscrivent le futur potentiel dans le présent, le mode de vie quotidien. Le risque, qui est la probabilité de survenue d’un événement dans un laps de temps à venir, devient ainsi un élément du présent, façonne le quotidien et le jugement porté sur celui-ci. Se prémunir contre les risques de maladies a un effet paradoxal sur la perception de l’état de santé actuel : tout en donnant l’illusion que les maux en puissance n’adviendront pas, le combat quotidien contre ces ennemis invisibles les actualise, en fait des sources d’inquiétude et rappelle la fragilité de l’état de santé.
30 Rarement présente dans nos entretiens, l’inclinaison à considérer les pratiques de santé et les facteurs de risque comme des composantes de l’état de santé actuel a davantage été le fait de personnes de classes moyennes que de milieu populaire. Des études quantitatives ont montré qu’elle est corrélée au niveau d’instruction et traduit des attentes élevées en matière de santé. Elle semble se développer dans les jeunes générations, davantage éduquées que les anciennes (Manderbacka et al., 1999, Chen et al., 2007).
La santé en acte : le poids du genre
31 Si la médicalisation de la santé apparaît de manière à la fois nette et complexe selon la position sociale et les indicateurs, elle est loin de constituer l’unique prisme à travers lequel l’état de santé est évalué. Bon nombre de personnes interrogées [6] ne s’appuient ni sur des maladies, ni sur des traitements médicaux, ni sur les déclarations du médecin. Leur jugement se fonde sur les aspects fonctionnels de la santé : les capacités et incapacités physiques ou sensorielles (marche, audition, vision) et les activités. Ces aspects peuvent également être mobilisés au côté d’indicateurs médicaux : les uns ne sont pas exclusifs des autres. Dans le corpus, les capacités et incapacités sont quasiment toujours mentionnées conjointement avec des activités : les difficultés de marche qui empêchent de faire les courses ou au contraire les facilités qui permettent de se promener, les problèmes d’audition qui rendent éprouvantes les réunions collectives, etc. Au final, les personnes rencontrées font abondamment référence aux activités qu’elles parviennent ou non à réaliser, et à ce qu’elles ressentent lorsqu’elles les accomplissent. Ce critère est particulièrement intéressant au regard des différences de genre et de milieu social auquel il est associé. Il met également en lumière des effets croisés du sexe et de l’état matrimonial.
32 Les activités mentionnées peuvent être des activités signifiantes pour les individus, qu’ils ont réussi à maintenir ou à développer alors que survenaient des événements transformant leurs rapports avec leur environnement (Caradec, 2004), mais aussi des activités contraintes, dont ils n’ont pu se déprendre, qu’ils n’ont pu déléguer ni à des proches ni à des professionnels. La présence de proches et de professionnels, avec l’aménagement du domicile notamment, constitue l’environnement social et physique de la personne, dont le rôle a été pris en compte dans la conceptualisation de la déprise des activités dans l’avance en âge (Barthe et al., 1988, Clément, Montovani, 1999, Caradec, 2004, Mallon, 2005) et qui apparaît ici important pour comprendre la relation entre les activités et la santé perçue. Le schéma désormais classique en épidémiologie qui distingue maladie, déficience, limitation fonctionnelle, restrictions d’activité et de participation sociale, introduit aussi la médiation de l’environnement entre chaque maillon. Les restrictions sont le produit d’une inadaptation réciproque de l’individu et du milieu, la résultante d’une « dialectique » entre le vivant et son milieu (Ricoeur, 2001, p. 216). « Non seulement la “santé” exprime un jugement que porte l’individu sur ses possibilités, mais ce jugement porte en lui la marque indélébile du milieu historique où il advient » (Lecourt, date non connue, p. 5).
33 À la fin des années 1960, C. Herzlich a noté que les actifs rencontrés disaient leur état de santé à travers les arrêts maladie (Herzlich, 1969) : en prenant comme indicateur de la bonne santé la capacité de travailler, ils définissaient la santé comme un outil de travail et lui donnaient une valeur utilitariste, entièrement liée à la valeur travail. L’industrialisation et l’extension du salariat au XIXe siècle, puis la généralisation de la protection sociale face à la maladie ont conduit à ce que, aux âges où l’intégration sociale est synonyme de travail rémunéré pour les hommes, la maladie soit définie comme une cessation de l’activité, dont le médecin garantit la légitimité. Après l’âge de la retraite, cette référence historiquement datée au travail ne devrait plus être de mise : la retraite est en soi une protection sociale face à l’incapacité de travailler dans la vieillesse. L’activité, ou faudrait-il dire les activités, constitue pourtant l’indicateur d’état de santé le plus souvent utilisé par les personnes rencontrées. La mention des activités semble néanmoins se faire moins fréquente quand l’âge augmente et lorsque le passage à la retraite a plus de 15 ans.
34 Pouvoir ou ne plus pouvoir pratiquer des activités nécessaires, gratifiantes ou plaisantes sert de mesure à l’évolution de l’état de santé. Pour Mme Lewarde, la santé qu’elle avait autrefois était « quelque chose de merveilleux, je dirais, je pouvais à peu près tout faire. On ne disait pas si je fais ça, je vais avoir ça, oh, si je fais ça, ceci ou cela, ben non, on fonçait. » [83 ans, mariée, brevet, institutrice, foyer-logement] La bonne santé est définie comme l’activité dans l’insouciance de la santé. Non seulement elle permet de ne pas ressentir de limitations, mais aussi de ne pas se poser de questions sur les conséquences physiques des activités. De fait, la cohérence est forte entre la référence – positive, mitigée ou négative – qui est explicitement faite aux activités et l’évaluation de l’état de santé. Mentionner des activités que l’on réussit à réaliser est associé à une bonne évaluation de l’état de santé, évoquer des activités que l’on ne réussit pas à mener est lié à une évaluation mitigée ou mauvaise. La santé s’évalue en acte, dans ce qu’elle permet ou non de faire. Est mis en œuvre un jugement pragmatique et utilitariste.
35 Les catégories de santé qui sont alors évoquées pour expliquer la perception d’un mauvais état de santé se situent à la limite des frontières médicales : il s’agit principalement de la fatigue, du handicap et des douleurs, mais aussi parfois du mauvais moral, sans que ne soit utilisé le terme de dépression par les milieux populaires de ces générations qui n’y ont guère été familiarisés. Le terme de handicap, pour signifier les difficultés à se déplacer, à accomplir certains gestes ou tâches, paraît plutôt utilisé par des personnes relativement jeunes (moins de 80 ans) et touchées par des problèmes de santé spécifiques (arthrose, ancien accident vasculaire cérébral). La notion de fatigue est plutôt employée par des personnes plus âgées (85 ans et plus) et renvoie à une baisse générale de la vitalité et parfois du moral : « On n’a plus de force, on n’a plus rien, on n’a plus envie de rien. » [Mme Seclin, 86 ans, mariée, CEP, couturière, domicile] La distinction entre corps et esprit n’apparaît alors pas de mise.
36 Des entretiens sont ressortis trois grands domaines d’activités à travers lesquels est éprouvé l’état de santé : travailler, se déplacer à l’extérieur du domicile, éprouver des plaisirs corporels. Davantage d’attention sera accordée au premier, qui fait apparaître d’importantes différences sexuées et qui a été bien plus fréquemment mentionné.
Travail choisi, travail contraint
37 Les activités réalisées en dehors du domaine professionnel peuvent constituer un travail dans la mesure où elles sont utilitaires et, à ce titre, peuvent être externalisées et rémunérées. L’utilisation la plus commune du travail pour indiquer son état de santé est identique à celle que l’on trouve chez les personnes « en âge d’activité » : si l’on peut travailler, c’est qu’on est en bonne santé. Travailler permet d’évaluer favorablement son état de santé, même en présence de maladies, de douleurs ou d’incapacités physiques et sensorielles. Il « suffit » de trouver une activité adaptée, qui valorise les savoir-faire et les capacités physiques et psychiques. Car le travail effectué, s’il permet parfois d’éprouver positivement son état de santé, peut aussi en marquer âprement les limites.
38 Les services rendus à des personnes extérieures au ménage sont systématiquement mentionnés pour prouver que la santé est (relativement) bonne. Qu’elles résident à domicile ou en institution, un certain nombre de personnes rencontrées réalisent des travaux pour autrui dont la nature dépend principalement de leur sexe et de leur milieu social (« pousser les chariots » dans la maison de retraite, faire des travaux de couture, enseigner le repassage à une jeune aide-ménagère, etc.). Ces travaux de service participent à une perception positive de l’état de santé par comparaison descendante lorsque les destinataires des services sont en moins bonne santé et plus généralement parce qu’ils renversent les stéréotypes : autrui peut être dépendant de personnes institutionnellement considérées comme « dépendantes ».
39 Le maintien du travail domestique apparaît a contrario à double tranchant : il peut constituer une fierté, aussi restreintes soient les activités, comme il peut provoquer une fatigue, entendue comme une dimension de la santé, et faire ressentir plus vivement l’avancée du handicap. Mme Pévèle se situe dans le deuxième cas : « Ben, c’est pas toujours gai, explique-t-elle au sujet de sa santé. Hier, je me suis couchée deux heures dans l’après-midi. Il y a des jours où il y a rien, il y a des jours, je bricole. J’ai une aide-ménagère. Ah oui, je suis fatiguée et puis je n’ai plus… J’ai vu avant-hier, ben, j’ai lavé, eh ben sortir le linge de la machine, le pendre, sans arrêt, et ben ça m’a fait mal. J’ai mal, et je suis fatiguée. » [76 ans, veuve, aucun diplôme, femme de ménage, domicile] Mme Phalempin, en première lecture, se situe dans le premier cas : « Mes petites tâches, tant que je pourrais faire, je ferai. Et ce que je peux pas faire, je peux pas faire, hein ! Je les fais, les poussières. Tant que je pourrai faire ça, je le fais ! C’est tout. Je peux pas faire par terre, les carreaux ça va pas bien à faire, j’ai quelqu’un pour ça, je suis bien contente. Mais mes meubles, je peux le faire, je le fais. Je peux pas rester sans… tant que je pourrais faire quelque chose de… » [74 ans, mariée, CEP, ouvrière non qualifiée, domicile] Parce qu’elle a peu travaillé à l’extérieur, l’accomplissement du travail ménager a joué un rôle primordial dans son intégration au foyer, d’autant plus que son époux accorde lui-même une grande importance à la définition de sa femme comme ménagère. Les rôles sont répartis de manière traditionnelle dans ce couple : à la femme les travaux domestiques et parentaux, à l’homme la charge des revenus et des travaux de bricolage. Cependant, les problèmes de santé de l’un et de l’autre remettent en cause cette partition des rôles et déséquilibre les échanges au sein du couple : M. Phalempin [77 ans, marié, CEP, contremaître et facteur, foyer-logement] reproche à sa femme d’être « obligé d’éplucher les légumes » parce que celle-ci en est empêchée par l’arthrose. Le don supplémentaire qu’il lui octroie n’étant pas compensé à ses yeux par un contre-don de son épouse (Kaufmann, 1997), il ne manque aucune occasion de lui montrer qu’elle perd de plus en plus de capacités et que cela l’irrite. Quant à elle, elle se défend, comme dans la citation, de déléguer trop facilement les tâches. L’assignation d’une identité de vieille et mal portante, autour de la question des tâches ménagères, est un moyen de renforcer la domination de l’homme dans le couple et de souligner la faillite, au moins partielle, des attributions de l’épouse.
40 Le transfert d’activités ménagères de la femme à son époux explique sans doute que les femmes mariées que nous avons rencontrées portaient un regard plus sombre sur leur état de santé que les femmes non mariées. Dans tous les couples mariés sauf un, les problèmes de santé de l’épouse ont conduit à une nouvelle division du travail, qui met entre les mains de l’homme des tâches auxquelles les femmes sont traditionnellement assignées. Femmes comme hommes considèrent cette situation comme une transgression des rôles de sexe, stigmatisantes pour les unes comme pour les autres, et ajoutant des contraintes aux hommes. Pour contourner le caractère stigmatisant de la prise en charge d’une tâche « de femme », les hommes se présentent comme « aidant » leur épouse. Quant aux femmes, elles ne considèrent pas cette « aide » comme une libération mais comme un stigmate de leur incapacité à assumer leur rôle. La préparation des repas est souvent citée, sans doute parce qu’elle concerne un élément central de l’entretien des corps mais aussi parce qu’elle est particulièrement visible, répétée quotidiennement et même plusieurs fois par jour. Non seulement ces femmes ont dû abandonner, à cause de leur santé, une tâche féminine, mais leurs époux ne manquent pas de leur rappeler l’anormalité de cette situation, plus ou moins violemment.
41 Ce n’est donc pas seulement l’abandon de l’activité qui déprécie l’état de santé mais aussi le genre de la personne qui la prend en charge. En effet, les femmes non mariées présentant des incapacités confient presque exclusivement les tâches domestiques à d’autres femmes, qu’il s’agisse de leurs filles, des aides à domicile, ou des agents des maisons de retraite. L’externalisation du travail domestique vers d’autres femmes leur évite de ressentir, contrairement aux femmes mariées rencontrées, l’humiliation de la transgression d’une norme sociale centrale dans les rapports sociaux de sexe, et plus spécifiquement entre époux. Les volumes d’aides, formelles ou informelles, peuvent néanmoins être insuffisants, traduisant des inégalités sociales que les prestations comme l’APA ne compensent pas entièrement. Les femmes sont alors contraintes d’assurer encore une partie des activités domestiques. Leur santé subjective peut en être affectée dans la mesure où ces activités leur font éprouver leurs difficultés.
42 Les femmes évaluent plus péjorativement que les hommes leur état de santé dans notre enquête comme dans les enquêtes nationales, qui montrent également qu’elles vivent une plus grande partie de leur vie avec des limitations fonctionnelles et restrictions d’activités (Sieurin, 2011). Le fait qu’elles vivent néanmoins plus longtemps que les hommes soulève un paradoxe [7]. Différentes hypothèses ont été proposées pour en rendre compte. Les différences physiologiques entre femmes et hommes seraient telles que les premières souffriraient davantage de maladies incapacitantes, mais ces maladies seraient moins létales. Les femmes vivraient plus longtemps avec des incapacités également pour des raisons sociales, liées à leur plus grande proximité avec le système de soins et aux constructions identitaires différenciées selon le sexe dans les générations aujourd’hui âgées : alors que les femmes se soigneraient pour faire face aux incapacités, les hommes ne s’y adapteraient guère, préférant « laisser tomber » (Balard et al., 2011). Les résultats de la recherche qualitative exposée ici amènent à élaborer une autre hypothèse fondée sur la différenciation sexuée des activités et la référence aux activités pour évaluer l’état de santé. Faits bien connus, les femmes assurent la majorité des travaux domestiques, y consacrent plus de temps que les hommes, y compris aux âges élevés et s’y attellent quotidiennement (pour l’emploi du temps des 55 ans et plus, voir par exemple Chenu, 2001). La plus grande partie de la journée des femmes est employée à des activités demandant des capacités physiques diverses : force (déplacer des meubles), équilibre (laver les carreaux), souplesse (balayer), endurance (enchaînement et répétition des tâches), précision (cuisine) Autrement dit, les femmes, et ce, quel que soit leur niveau de diplôme ou de revenu, ont plus souvent l’occasion d’éprouver l’évolution de leurs capacités, et les capacités qu’elles testent dans leurs activités sont variées. La déclaration plus fréquente de limitations par les femmes que par les hommes pourrait donc être liée à des mises à l’épreuve plus intenses de leurs capacités. Ce qui est souvent attribué à une plus grande « attention à la santé », d’ordre culturel, des femmes, serait en partie lié à la division sexuelle du travail.
Les autres activités : mobilité et plaisirs corporels
43 Deux autres types d’activités éprouvant la santé ont été spontanément mentionnés, mais de manière plus marginale. Dimension de la mobilité corporelle, la possibilité de se déplacer à l’extérieur est associée à une évaluation favorable de l’état de santé par des hommes de tous milieux sociaux comme par des femmes de classes moyennes, traduction de l’assignation différenciée des hommes et des femmes selon leur milieu social à l’espace domestique. Après la comparaison avec les autres résidents du foyer-logement, Mme Lesquin se réfère ainsi à ses déplacements : « Ici, on… C’est un avantage [rires], on voit les autres alors on, on voit comment on vieillit par rapport aux autres. Il y a certainement des personnes qui sont plus jeunes qui sont plus handicapées, alors ma foi je crois que… Je peux marcher, je sors toute seule [rires], je prends le, l’autobus, le métro. J’aime pas trop être seule quand je fais un grand voyage mais… je ne suis pas vraiment handicapée de ce côté-là. » [83 ans, veuve, bac +2, employée administrative, foyer-logement] Au-delà de 95 ans, c’est plutôt la capacité à marcher, à se déplacer à l’intérieur du domicile à laquelle les personnes prêtent de l’importance (Balard et al., 2011). Les attentes en termes d’aires de déplacements pourraient ainsi s’ajuster à l’avancée en âge.
44 La mobilité corporelle met en jeu à la fois capacités motrices, capacités sensorielles et craintes : les problèmes de vue ou d’audition peuvent rendre difficile la perception de l’environnement, notamment du trafic automobile, et générer une crainte de se déplacer dans des endroits inhabituels. Mme Ennevelin [92 ans, veuve, brevet, institutrice, foyer-logement], quant à elle, dit « se sentir assez bien, pas mal » puisqu’elle peut encore se rendre seule et à pied au supermarché à condition de pouvoir s’asseoir en route. Cependant, ses problèmes d’audition l’empêchent de prendre plaisir à la marche entre amies, car elle ne parvient pas à suivre les conversations. Outre l’environnement physique, avec les questions d’aménagement des rues (bordure, bancs, éclairage, etc.), l’environnement social joue ainsi un rôle dans la perception que les individus ont de leur santé, non plus, comme précédemment, à travers la délégation des activités à autrui mais à travers les possibilités d’interactions. Si ces enjeux sont bien connus lorsqu’il est question des « adultes handicapés », il faut rappeler que la fréquence des limitations d’activités augmente avec l’âge, en particulier après 60 ans, et que la majorité des personnes présentant une déficience auditive, visuelle ou motrice a plus de 60 ans (Sieurin et al., 2011).
45 La marche non utilitariste à laquelle aspire Mme Ennevelin, et que d’autres pratiquent, renvoie à un domaine de pratiques prenant pour objet le corps, mettant au cœur de l’activité les plaisirs corporels ou sensuels. C’est sans doute la nourriture qui symbolise le mieux l’usage du corps et de la santé pour le plaisir. Certaines maladies peuvent cependant en priver, telles qu’un diabète ou une hypertension artérielle nécessitant un régime alimentaire strict. M. Lewarde [81 ans, marié, CEP, cadre commercial, foyer-logement], qui a subi une ablation de l’estomac en raison d’un cancer, estime qu’il « n’a pas à se plaindre » de sa santé, mais souligne qu’à cause de son système de « tout à l’égout », il a été contraint de fractionner les repas (six repas par jour) et en a été dégoûté de la nourriture. Son état de santé ne lui permet plus de « faire bonne chair » et l’abandon de ce plaisir pèse sur le bilan qu’il fait de son état de santé. Au-delà de la santé médicalisée et de la santé utilitariste, apparaît une « santé hédoniste », qui s’apprécie à l’aune des plaisirs corporels. Typique des adultes de classes moyennes et supérieures en milieu urbain au début des années 1980, elle prend place dans une conception plus large de la santé comme un produit maîtrisable qui amène les individus à négocier entre plaisir immédiat et risque pour la santé (Pierret, 1984).
Conclusion
46 Le processus d’évaluation de la santé s’appuie sur la médicalisation et sur la mise en acte de la santé. Cependant, lorsqu’elles évaluent leur état de santé à l’aune de la médicalisation (via le jugement du médecin, les diagnostics, les traitements médicaux ou les facteurs de risque), les personnes interrogées n’adoptent pas pour autant le regard des médecins. Les rapports aux médecins, aux savoirs et traitements médicaux restent en effet modelés en premier lieu par le statut social du patient – et non la présence d’une maladie chronique. Les rapports de domination entre médecins et membres des classes populaires apparaissent via l’appropriation distante des savoirs médicaux, rappelant le modèle d’extériorité à ces savoirs décrit dans le cas du VIH-sida (Barbot, Dodier, 2000). Ils sont également perceptibles dans les résistances aux prescriptions médicamenteuses et sont peut-être en jeu dans les refus de soin. Cette différenciation sociale participe à des variations dans les indicateurs d’état de santé mobilisés selon le statut social, le jugement du médecin n’ayant été invoqué que par des femmes de classes populaires dans notre échantillon et la prise en compte des facteurs de risque étant vraisemblablement plus fréquente parmi les classes moyennes. Elle intervient également dans l’interprétation d’un même indicateur (médicaments comme marqueurs de la maladie dans les classes populaires, mais également de la prévention dans les classes moyennes). Les patients font appel à différents indicateurs selon l’usage qu’ils font de la médecine – davantage curatifs ou préventifs – et les interprètent à leur façon.
47 La santé perçue n’est donc pas une fonction simple des critères médicaux de l’état de santé (par exemple, plus le nombre de maladies augmenterait, plus l’état de santé serait perçu comme mauvais). Les problèmes de santé font l’objet d’interprétations à l’aune notamment de leur retentissement présent et des risques pour la santé ou la vie future (cas du diabète par exemple). Or, le poids des uns et des autres varie selon des données objectives (avancement de la maladie) mais aussi selon la position sociale. Il en est de même pour les médicaments dont la quantité prescrite ne suffit pas à dire l’état de santé, car la quantité consommée peut différer, leurs visées peuvent être curatives ou préventives, etc. Enfin les opérations chirurgicales sont corrélées de manière paradoxale à l’état de santé puisque, aux âges élevés, elles sont plutôt interprétées comme des signes de bonne santé. Leur signification va même au-delà de la santé et de la prédiction de l’espérance de vie des individus : elles symbolisent la valeur qui leur est reconnue par la société.
48 La santé perçue actuelle n’est pas sans profondeur temporelle. Interrogés sur le présent, les individus inscrivent plus ou moins fortement leur perception dans une trajectoire passée et à venir. Rarement repérée dans d’autres corpus (Henchoz et al., 2008), la comparaison avec la situation passée est sans doute renforcée par la grille d’entretien, débutant par un récit de santé au cours de la vie. Quant aux perspectives d’avenir, appréhendées à partir des risques, elles s’intègrent tout particulièrement dans le quotidien et le jugement des membres des classes moyennes de ces générations. Plus que la médicalisation de la santé, il semble que joue ici la sanitarisation de l’existence, i.e. l’appréhension de situations sous l’angle de la santé, notamment de facteurs de risque, et la mise en place de pratiques pour prévenir les maladies, telles que la surveillance des produits sucrés dans l’alimentation. Protection de la santé et recherche de plaisirs corporels sont alors mis en balance et la mauvaise santé peut être définie par la privation de plaisirs.
49 L’évaluation s’autonomise nettement des institutions médicales lorsque la santé est éprouvée à travers les activités. Leur abandon, délégation à autrui, ou réalisation génèrent des sensations et sentiments qui sont traduits en termes de perception de la santé. Les modes de (non) réalisation et le regard qui est porté dessus dépendent de la position sociale des individus dans leur environnement socio-économique et physique. Ainsi, les personnes résidant en institution qui ne réalisent plus de travaux domestiques s’estiment-elles le plus souvent délestées de fardeaux. Les femmes ayant dû les confier à leur époux souffrent souvent de la transgression de la répartition traditionnelle des activités selon le genre et font parfois l’objet de stigmatisation de la part de leur conjoint. Celles qui n’ont pu déléguer les travaux difficiles, par manque d’entourage ou de moyens financiers, ressentent quotidiennement la dégradation de leur état de santé. La santé perçue apparaît tributaire à la fois des rôles sociaux, des conditions de vie objectives et des interactions sociales. Ces trois éléments étant différenciés selon le sexe et la classe sociale, ils participent vraisemblablement aux inégalités sociales de santé perçue.
50 Les activités différenciées menées par les hommes et par les femmes et leurs effets sur la santé perçue pourraient expliquer en partie le paradoxe de la moins bonne santé des femmes et de leur plus grande longévité et la corrélation forte entre santé perçue et mortalité aux âges élevés observée seulement pour les hommes. Le mécanisme peut être double. Les travaux domestiques accomplis par les femmes constituent autant de mises à l’épreuve de leur santé qui pèsent sur la perception qu’elles en ont. Il est également possible qu’elles détériorent leur santé fonctionnelle, en raison des efforts physiques demandés. L’effet serait alors objectif mais il n’est démontrable qu’à partir de données longitudinales permettant de prendre en compte les effets de sélection par la santé dans la réalisation des activités (abandon des activités en raison de problèmes de santé).
Notes
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[1]
Cette enquête prend place dans une recherche plus large sur l’évolution de l’état de santé dans la catégorie institutionnelle des « personnes âgées » depuis 1945, recherche qui comporte un volet sur la mortalité entre 60 et 90 ans – le seuil supérieur étant justifié par la moindre qualité des données au-delà de cet âge. Dans cette enquête, les seuils ont été relevés de 5 ans pour prendre en compte à la fois l’amélioration de l’état de santé sur la période et l’hétérogénéité des états de santé à un âge donné.
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[2]
L’échantillon se répartit comme suit : 35 femmes, 18 hommes ; 14 personnes de 65-74 ans, 21 de 75-84 ans, 18 de 85-94 ans ; 6 personnes sans diplôme, 33 titulaires du CEP, 2 d’un CAP, 8 du brevet, 4 du baccalauréat ou d’un diplôme supérieur ; 21 personnes de classes moyennes (e.g. institutrice, cadre commercial, secrétaire), 34 de milieu populaire (e.g. ouvrière non qualifiée, ouvrier qualifié, femme de ménage) ; 28 personnes à domicile, 11 en foyer-logement, 14 en maison de retraite Ehpad ; 4 célibataires, 6 divorcé-e-s, 14 marié-e-s, 29 veuf-ve-s.
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[3]
Par interconnaissance et boule de neige (11 personnes, une seule recevant des aides professionnelles à domicile), via un centre communal d’action sociale organisant des aides à domicile (9 personnes), une association d’aide à domicile (9 personnes), le personnel d’un foyer-logement (10 personnes), l’animateur et les infirmières de deux maisons de retraite (14 personnes). En raison de l’important marquage socio-économique des zones géographiques de recrutement, les anciennes professions exercées sont en nombre limité.
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[4]
Les noms des personnes interrogées ont été modifiés.
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[5]
Cette explication s’appuie sur la thèse, amplement discutée en démographie, selon laquelle la baisse de la mortalité trouverait au moins une partie de ses origines dans des effets de génération (via l’amélioration des conditions de vie à des âges antérieurs) et pas seulement des effets de période (via l’amélioration des techniques de soins aux grands âges par exemple).
-
[6]
Nous ne proposons pas d’évaluation chiffrée dans le cadre de cette enquête qualitative, basée sur un échantillon diversifié mais non représentatif au sens statistique.
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[7]
La corrélation moins forte entre santé perçue et mortalité pour les femmes que pour les hommes constitue une autre manière d’appréhender ce phénomène.