1 Michel Loriaux : Le terme de génération ne recouvre pas un concept difficile à appréhender intuitivement. Tout le monde est conscient que la trame de l’historie humaine est constituée de multiples générations qui se sont succédé à travers les liens de filiation qui unissent les parents et leurs enfants. Et pourtant, on a l’impression aujourd’hui qu’il y a du nouveau du côté des générations et que la question générationnelle a pris une ampleur et une signification différentes de celles qu’elle avait autrefois. Claudine Attias-Donfut, vous qui êtes une spécialiste réputée internationalement de cette problématique, avez-vous aussi ce sentiment et qu’est-ce qui a changé, sinon au cours des siècles, au moins au cours des dernières décennies, dans les relations entre les générations ?
2 Claudine Attias-Donfut : En effet, ce thème a connu un développement exponentiel, dopé par l’accélération de l’évolution démographique et des changements sociétaux, au cours de ces deux dernières décennies. Il devient encore plus pertinent dans la conjoncture actuelle marquée par un fort déséquilibre démographique, qui résulte du vieillissement des baby-boomers. Mais au-delà de ce contexte, la perspective des générations se révèle féconde d’un point de vue épistémologique, non seulement dans l’étude du vieillissement, des questions liées à la famille et au cycle de vie, mais elle s’avère aussi riche en ouvertures nouvelles dans de multiples champs, en démographie, en économie, en histoire… Quant aux changements récents dans les relations intergénérationnelles, ils sont particulièrement évidents dans l’espace familial et tiennent à la fois aux mutations de la famille (dans les rapports entre sexes et entre parents et enfants), à l’évolution démographique et au développement de la protection sociale qui a profondément refaçonné les échanges et les liens entre générations. Dans les sociétés traditionnelles et dans de nombreuses parties du monde non occidental, l’enfant est avant tout un travailleur et le vieillard est assisté par la famille. L’État-providence a inversé le sens des solidarités par l’institution des retraites et le développement des systèmes d’éducation. L’extension des transferts publics a remodelé et alimenté les solidarités familiales qui profitent aujourd’hui aux enfants et aux jeunes… Les transferts privés circulent en sens inverse des transferts publics selon des mécanismes circulaires révélateurs de la complémentarité entre ces deux types de transferts.
3 Quand on parle de relations entre les générations, on pense tout naturellement aux relations au sein de la famille et on peut comprendre que ce lieu est celui où la rencontre des générations s’opère le plus fréquemment. Toutefois, la famille n’est pas la seule cellule (unité) où s’effectuent les échanges sociaux. On peut évoquer aussi l’école, l’entreprise, l’armée, ou encore les syndicats, les regroupements religieux et idéologiques, les clubs de vacances, les partis politiques, les associations de consommateurs, etc., autant d’endroits où se côtoient les générations. D’après vous, les relations générationnelles ont-elles dans ces milieux autant d’importance que dans la famille ou ne s’agit-il là que de formes atténuées qui ne soulèvent pas de grands problèmes d’intégration sociale ?
4 Votre question soulève aussi la question de ce qu’est une génération. Parmi les nombreuses significations de cette notion, je rappellerai ici quatre définitions, reprenant en partie une catégorisation élaborée il y a 20 ans.
5 Les générations familiales se définissent par leurs liens de filiation, dans une relative indépendance à l’âge. Par exemple, le statut d’enfant ne se perd qu’au décès des parents, qui peut survenir (et survient de plus en plus) très tard dans la vie (ce qu’on a appelé les orphelins aux cheveux blancs) ; en revanche on ne devient généralement grand-parent qu’après avoir dépassé la quarantaine, même s’il peut exister des grands-mères de 26 ans. Les statuts générationnels, dans la famille, ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, un même individu peut être à la fois, petit-enfant, enfant, parent et grand-parent, s’il est le pivot d’une lignée de cinq générations vivantes. C’est la figure de Janus, ayant des visages différents selon la direction vers laquelle elle se tourne.
6 La cohorte de naissance, couramment appelée génération dans certains travaux statistiques ou démographiques est strictement délimitée, désignant soit ceux qui sont nés la même année, soit à certaines dates précises.
7 Ce terme s’applique aussi à l’armée, et c’est précisément son origine (les cohortes des légions romaines), car il décrit une succession de contingents. Par extension, il s’applique à l’école et à toutes ces institutions que vous mentionnez. Cependant les générations n’y sont pas toujours définies par l’âge, elles peuvent aussi se définir par l’ancienneté. Les nouveaux arrivants formant une génération par rapport aux anciens, déjà en place ; c’est aussi le cas de l’entreprise où la notion d’ancienneté est souvent plus pertinente que l’âge.
8 Les générations historiques sont beaucoup moins précises, elles englobent un ensemble de personnes nées au cours d’une même période et qui partagent des expériences et des références liées à ce temps historique qu’elles ont en commun.
9 Les générations économiques ou générations du welfare, sont les produits du découpage de la population en trois ensembles, les jeunes qui se situent avant l’entrée dans le monde du travail, les adultes en âge d’être actifs et les retraités. Dans les débats actuels sur « l’équité entre générations », c’est ce sens qui est implicitement donné à génération, dans la mesure où on y oppose les destins de cohortes (définies non par la date de naissance mais par leurs trajectoires professionnelles et leurs situations de retraite) sur le bilan de ce qu’elles ont donné et reçu, en termes de cotisations et de prestations, dans leurs rapports au monde du travail et au système de protection sociale. Cette signification de la génération résulte du processus d’institutionnalisation du cycle de vie selon les séquences d’éducation, de travail et de retraite. Elle souligne l’interdépendance du monde du travail et du système de protection sociale, ainsi que le « contrat des générations » qui est au cœur de ce système. Pour en revenir à votre question, l’importance les relations générationnelles varie certes fortement selon les milieux dont il s’agit. Mais il faut souligner que les différents statuts de génération, dans la famille, dans le monde du travail, dans les institutions de la société civile, sont en étroite interaction les uns avec les autres. Cela leur donne une importance dans les constructions des identités sociales, et donc dans les questions d’intégration sociale.
10 On attribue souvent à la transition démographique un poids important dans la transformation des relations intergénérationnelles. Partagez-vous cette vision ? Si oui, comment expliquez-vous que des mutations qui ont concerné essentiellement le déclin de la natalité et le recul de la mortalité ont pu bouleverser les relations entre les générations, dans un domaine qui peut paraître assez lointain des questions de vie ou de mort ?
11 La transition démographique a certes eu un poids important dans la transformation des relations intergénérationnelles, les mutations d’ordre quantitatif (augmentation de l’espérance de vie, diminution de la natalité, réduction ou extension des distances générationnelles…) étant toujours corrélées à des transformations d’ordre qualitatif, dans la nature des relations. De plus la démographie n’intervient jamais seule, elle fait partie de mutations culturelles, sociales et économiques qui contribuent à leur tour à transformer les relations intergénérationnelles. L’allongement de la vie a en effet changé les rapports de générations, la plus grande durée de compagnonnage offrant des possibilités élargies d’influences mutuelles. La présence des plus vieux, leurs contributions, leurs besoins ou leurs demandes, entrent en interférence avec les échanges entre les deux ou trois générations qui les suivent. Cette nouvelle configuration révèle l’importance, pour comprendre la dynamique des générations, de ne pas limiter l’observation à deux générations mais d’inclure au moins trois générations adultes. C’est à travers ces rapports que se construit l’identité générationnelle. Il faut rappeler aussi que l’idée de génération évoque aussi la vie, la mort, le flux permanent des êtres. Elle fait partie de ces notions universelles dont la richesse symbolique est inépuisable ; elle a été, partout et toujours, un organisateur du temps, un régulateur du renouvellement des hommes en société. Loin de se réduire à une réalité biologique, elle est un produit de l’imaginaire social, car les flux quotidiens des naissances et des morts dans une société ne constituent pas en eux-mêmes des générations. Celles-ci résultent de constructions symboliques et de conventions sociales. La différence de génération (entre parent et enfant), n’en est pas moins, comme la différence de sexes, au fondement de l’organisation de toute société humaine.
12 Les idéologies et les religions constituent aussi un facteur susceptible d’influencer les relations entre les générations. Or, au cours du siècle passé, d’importants changements se sont produits dans ces domaines (totalitarisme, athéisme, communisme, libéralisme, etc.). Quels rôles pensez-vous que ces évolutions ont pu jouer sur la transformation des relations intergénérationnelles et quelle importance relative leur attribuez-vous par rapport à d’autres facteurs, comme précisément la démographie ?
13 On a parlé de démocratie familiale pour caractériser les nouvelles formes de relations entre générations et entre sexes dans la famille. Le déclin du patriarcat a réduit la domination du père de famille sur l’épouse et les enfants. Ces nouvelles relations intergénérationnelles sont liées à des idéologies plus égalitaristes, que l’on trouve d’ailleurs à la fois dans le libéralisme et dans le communisme, mais non dans les sociétés régies par des lois religieuses, qui instituent une inégalité entre hommes et femmes et une forte hiérarchie entre les générations, comme en témoigne le patriarcat. La séparation de l’église et de l’État favorise une plus grande égalité des sexes, qui va de pair avec un changement des rapports entre générations, devenant moins hiérarchiques et moins autoritaires. La démographie a une moindre importance à cet égard, si ce n’est que la diminution de la natalité est généralement signe d’un désir d’émancipation des femmes, et donc d’un changement idéologique fondamental.
14 Dans le passé, les durées de coexistence des générations étaient assez courtes. On rappelle souvent le nombre élevé d’enfants devenus des orphelins précoces dans l’ancien régime démographique à haute natalité et mortalité. Aujourd’hui dans le nouveau régime, les périodes de coexistence sont beaucoup plus longues, mais en même temps les familles sont beaucoup plus dispersées et en tout cas ne cohabitent plus (ou moins) dans des habitations communes comme dans le modèle de la famille traditionnelle. S’agit-il là d’une tendance qui pourrait expliquer l’éloignement des générations et les difficultés d’un dialogue constructif ? À l’inverse, n’observe-t-on pas aussi sous l’effet de la crise économique un certain retour à des formes de ménages plurigénérationnels (enfants adultes habitant avec leurs parents, personnes adultes, parfois déjà retraitées, vivant avec leurs parents très âgés, colocataires d’âges contrastés partageant un logement collectif, etc.) ?
15 C’est principalement l’amélioration du niveau de vie qui a favorisé la décohabitation des générations. Une vie plus longue est associée à un meilleur niveau de vie, qui a favorisé l’autonomie résidentielle des générations adultes. La séparation résidentielle n’a pas compromis la communication entre générations, et l’aurait même favorisée en améliorant la qualité des relations entre générations plus autonomes, dont le lien est davantage basé sur la proximité affective, la solidarité et la réciprocité des échanges, que sur la contrainte. La dispersion géographique peut certes entraîner une distension des liens, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent ; des échanges à distance soutenus entre générations sont favorisés par l’immense progrès des technologies de communication qui abolissent le temps et l’espace. Si aujourd’hui les jeunes adultes ont en effet tendance à quitter plus tardivement le domicile parental, c’est principalement en raison de la prolongation des études d’une part, des plus grandes difficultés d’emploi des jeunes d’autre part, qui nécessitent une aide accrue et prolongée de la part des parents, notamment sous forme d’hébergement. Quant aux nouvelles formes de cohabitation ou de colocation avec des personnes retraitées, ou très âgées, elles sont encore minoritaires, mais il n’est pas exclu qu’elles se développent chez les baby-boomers vieillissants qui ont été de grands innovateurs dans les modes de vie en famille et hors de la famille.
16 Depuis quelques années, un intérêt nouveau pour les relations entre générations s’est développé. On a même créé un substantif, l’intergénération pour désigner cette tendance nouvelle. De quoi s’agit-il ? D’un simple effet de mode, ou d’une tendance profonde, correspondant à un besoin réel et, dans l’affirmative, lequel ?
17 La mode de l’intergénération est significative d’évolutions en profondeur du tissu social. L’accroissement de l’individualisation engendre une grande solitude qui tient en particulier, mais pas seulement, à un plus grand cloisonnement des générations dans de nombreux domaines de la vie économique et sociale et en particulier au niveau des territoires. Les lieux de rencontre et de mélange des générations se raréfient. Il en résulte un besoin de créer les conditions favorisant l’association de personnes de toutes générations, de susciter des alliances entre les âges pour agir principalement au sein de la société civile.
18 Le milieu associatif s’est fortement mobilisé pour mettre en œuvre des projets dits intergénérationnels de nature assez variée. Au début, il s’agissait surtout de mettre en contact des jeunes élèves des écoles avec les résidents de maison de repos, mais au cours des années, les finalités se sont fortement diversifiées. Croyez-vous que ces initiatives sont importantes et qu’elles peuvent contribuer à sauvegarder la cohésion sociale, comme leurs promoteurs le revendiquent ?
19 Ces initiatives sont importantes, elles prennent le relais des communautés locales du passé où tous les âges se côtoyaient. Mais leur ambition va au-delà de la mise en contact des générations, elle porte sur la réalisation en commun d’actions solidaires orientées vers la collectivité, de mobilisation citoyenne de tout ordre. Certes, elles peuvent contribuer à la cohésion sociale, mais ce n’est pas toujours aisé, ce n’est pas toujours réussi. De telles actions ne peuvent aboutir sans que se produise une véritable synergie entre plusieurs acteurs sociaux, un contexte favorable et des circonstances parfois fortuites. Il n’en demeure pas moins qu’elles doivent persévérer et qu’elles méritent d’être soutenues.
20 Les relations entre les générations peuvent être de nature très différentes, depuis les relations de solidarité et de complémentarité jusqu’à celles de concurrence et de compétition. Sans doute d’ailleurs que ces deux composantes ont toujours été présentes simultanément à travers l’histoire, avec des dominantes de l’une ou de l’autre selon les périodes. Aujourd’hui, on a parfois l’impression que la solidarité est en perte de vitesse et que la compétition tend à l’emporter. Partagez-vous ce sentiment et dans l’affirmative, pensez-vous que la situation a beaucoup évolué par rapport au passé et à quoi attribueriez-vous cette évolution ?
21 Je ne partage qu’en partie ce sentiment. Je dirais que tout dépend du lieu du lien entre les générations. Dans la famille, la solidarité s’exerce le plus à l’égard des jeunes, en raison de leurs besoins accrus d’aide matérielle et économique. L’ambivalence dans les rapports entre générations, notion développée par Kurt Lüscher, s’exprime tout particulièrement dans ce contexte qui intensifie la tension entre autonomie et interdépendance, accentuée par les besoins souvent vitaux des jeunes adultes de faire appel à leurs parents ou grands-parents. En ce début du XXIe siècle, alors que s’affirment de plus en plus l’individualisation et l’autonomie des jeunes dans une nouvelle culture du numérique, leur suprématie dans la modernité, leurs rattachements aux réseaux de pairs plus qu’aux parents, cette dépendance économique à ces derniers est pesante et contribue à accroître l’ambivalence de leurs rapports aux générations antérieures.
22 Par rapport au passé, peut-on affirmer qu’il existe aujourd’hui plus ou moins de solidarité dans les familles ? Il est difficile d’y répondre car les choses étaient différentes selon les périodes de l’histoire, selon les milieux sociaux, ruraux, ouvriers ou bourgeois, et selon les organisations domestiques, restreintes ou élargies. En effet l’évolution dans ce domaine a été discontinue : par exemple, l’exode rural, du début de l’industrialisation jusqu’au milieu du XXe siècle, a produit un éclatement dans les familles concernées et une rupture de la transmission entre générations, mais celle-ci s’est reconstituée à la génération suivante. D’autre part la diversité des formes familiales du passé, interdit les extrapolations généralisantes et les visions idéalisées des solidarités d’autrefois. Les historiens ont montré l’existence de fortes tensions et de conflits, résultant de l’autorité absolue du père et de l’inégalité entre frères et sœurs. De plus les risques d’intempéries, de récoltes insuffisantes, d’épidémies, faisaient régner un climat d’insécurité, avec pour tout recours la charité publique. Les abandons d’enfants se multipliaient pendant les périodes de disette, ils ont été particulièrement critiques à la veille de la révolution. Dans ces conditions, l’intervention de l’État a répondu à une nécessité, elle a comblé un vide et a favorisé l’émergence de nouvelles formes de vie familiale et leur adaptation à l’évolution économique et sociale.
23 Mais nous avons pu montrer par exemple que le rôle des grands-parents auprès des petits-enfants s’est affirmé, témoignant d’une plus grande solidarité intergénérationnelle dans la famille, malgré le nombre croissant de ruptures conjugales (et aussi en raison de ce phénomène). Dans l’entreprise, la rapidité des changements crée des distances (symboliques) plus grandes entre générations, la discrimination qui existe parfois à l’égard des anciens y attise les compétitions. Mais on y observe aussi a contrario des alliances entre les générations au travail et une aspiration à la coopération entre elles. Dans la vie politique, la compétition est de règle, elle s’exerce aussi entre générations et entre sexes, tandis que dans la vie associative, la tendance serait clairement à la demande d’une plus grande coopération entre les âges, dans tous les domaines et pas uniquement dans le cadre d’actions explicitement orientées vers l’intergénération.
24 La solidarité peut se décliner de plusieurs façons : solidarité des bien-portants avec les malades, des actifs avec les chômeurs, des riches avec les pauvres, etc. On peut aussi évoquer la solidarité entre les âges, celle des jeunes par rapport aux vieux ou l’inverse. Mais est-elle de la même nature ? Dans les premiers exemples, il s’agit toujours de mettre en évidence un groupe avantagé par rapport à un groupe défavorisé. Par contre, si on parle de jeunes et de vieux, le sens de la relation est moins clair. Qui bénéficie de la solidarité : les vieux ou les jeunes ? Probablement, les deux selon les circonstances et à des degrés divers. La question que je voudrais vous poser est de savoir si vous pensez que la solidarité intergénérationnelle est par nature différente des autres formes de solidarité et si la liaison solidarité intergénérationnelle est par essence naturelle ou si elle relève aussi d’une certaine forme de discours idéologique du temps présent.
25 La solidarité intergénérationnelle est spécifique en cela qu’elle fait intervenir les différences de temporalité. Elle englobe toutes les autres formes de solidarités que vous avez mentionnées, des bien-portants avec les malades, des actifs avec les chômeurs, des riches avec les pauvres, etc. et y introduit une dimension supplémentaire, celle relative au temps vécu, à l’expérience, à la transmission, le fait que les uns représentent l’avenir ou le passé des autres. Il y a en outre, bien entendu, une fragilité spécifique à la vieillesse, au grand âge et à la proximité de la mort, qui ne peut se réduire aux autres formes de fragilité, même s’il y a des similitudes avec la fragilité des malades plus jeunes. Une dissymétrie intrinsèque caractérise les relations entre générations qui sont, d’une certaine façon, incontemporaines, comme les a qualifiées Karl Mannheim, en 1935 dans son essai fondateur sur le « problème des générations ».
26 Quant à votre question sur le caractère essentiel et naturel de la liaison solidarité-intergénérationnelle, je dirais que ce lien est tout simplement vital non seulement pour les individus, les familles et les sociétés, mais pour l’humanité entière. La succession de générations solidaires entre elles et qui forment une chaîne ininterrompue de transmissions est ce qui différencie les êtres humains des autres êtres vivants.
27 Il est difficile d’aborder la question intergénérationnelle sans évoquer l’hypothèse du conflit des générations. Pensez-vous que ce conflit est susceptible de s’accentuer dans les années à venir au gré des transformations sociodémographiques et culturelles ? Et dans quelle mesure les politiques visant à maintenir la cohésion sociale peuvent-elles être efficaces ou sont-elles condamnées à l’échec ? Certains auteurs considèrent d’ailleurs que les conflits entre les générations sont naturels et qu’il serait non seulement illusoire de vouloir les éviter mais également contre performant : partagez-vous cette opinion ?
28 Le conflit intergénérationnel revient dans l’actualité des débats publics, mettant en concurrence deux générations marginales par rapport au monde du travail, les jeunes qui s’efforcent d’y pénétrer et ceux qui en sortent. Ces derniers, quand ils sont encore au travail, sont accusés d’obstruer l’entrée de jeunes, et quand ils partent, de devenir un poids pour ces mêmes jeunes qui doivent financer leurs pensions. Les travailleurs âgés ou vieillissants, selon le nom qu’on leur donne, font l’objet d’injonctions paradoxales, cela est bien connu. Mais ils sont aussi de plus en plus vulnérables au chômage, tout comme les plus jeunes.
29 Le conflit dont il est question dans les débats actuels a pour enjeu le partage des ressources publiques entre générations. Les révoltes adolescentes (dont l’objet principal était la revendication d’autonomie) ont plus ou moins disparu ou se sont fortement atténuées depuis les mouvements de 68. Les petits-enfants des baby-boomers, qui composent ce qu’on appelle la génération Y, ont plus souvent vécu dans des familles éclatées que leurs prédécesseurs, mais ils ont été en revanche plus proches de leurs grands-parents que les générations précédentes. Cette proximité favorise-t-elle les transmissions entre ces derniers, les ex-soixante-huitards et la génération Y ? On pourrait le penser, à lire l’analyse que fait Ludivine Bantigny des filiations et transmissions entre Mai 68 et le mouvement anti-contrat première embauche (CPE) du printemps 2006. C’est dans les répertoires d’actions, de revendications et de propositions politiques que se manifeste une telle filiation, tout en coexistant avec un souci fortement exprimé par les jeunes de se démarquer des aînés. Mais à la différence de celui de Mai 68, le mouvement anti-CPE n’exprime pas de conflit de générations. Au contraire, les liens entre générations se sont resserrés. L’amélioration de la protection sociale et des retraites aurait même contribué à les pacifier.
30 L’affaiblissement des rapports d’autorité ainsi que l’effet pacificateur de la protection sociale ont en effet, de mon point de vue, contribué à estomper ce type de conflits de générations. Et il est paradoxal de faire des retraites un enjeu de lutte entre générations. Il faut souligner que les jeunes tiennent à préserver leur future retraite, même s’ils expriment des doutes sur leur pérennité. Quant aux inégalités de destins entre générations, elles sont intrinsèques au mouvement historique et donc inéluctables. Les différentes périodes de l’histoire offrent d’inégales chances aux générations successives. Ce sont précisément ces inégalités incontournables qui légitiment les redistributions publiques et les solidarités familiales qui compensent en partie ces inégalités. En réalité les intérêts des différents âges ne sont pas opposés, les mêmes familles sont concernées à la fois par le chômage des jeunes et par les besoins des vieux de recevoir une pension et des soins.
31 La vivacité des débats sur l’équité entre générations révèle aussi la permanence des stéréotypes anti-vieux (ou anti-jeunes), qui brouillent les messages de dénonciation des inégalités et substituent la question générationnelle à la question sociale, comme l’a souligné Serge Guérin.
32 À l’origine d’un affrontement potentiel des générations, on évoque souvent le non-respect du principe d’équité intergénérationnelle quand une génération s’estime lésée dans ce qu’elle a reçu par rapport à ce qu’elle a apporté comme contribution à la collectivité. Certains analystes pensent cependant que ce concept est peu opérationnel et qu’il est difficile d’établir un bilan des échanges globalisés entre générations, surtout à court ou moyen terme. Pensez-vous qu’il existe un risque que certains groupes d’opinion ou d’intérêt puissent manipuler ce concept pour porter atteinte à la cohésion sociale ?
33 Le risque que ce débat porte atteinte à la cohésion sociale n’est pas exclu. Tout d’abord, il oppose les générations. Les retraités sont désignés comme responsables des difficultés que rencontre la jeunesse, ils deviennent le bouc émissaire de la crise économique dont les effets se font le plus fortement sentir à l’entrée du marché du travail. Ce débat renforce ainsi les stéréotypes anti-vieux, ce qu’on appelle l’âgisme.
34 Ensuite, dénoncer le manque d’équité entre générations a pour objectif inavoué de réduire la protection sociale, car il s’agit de limiter les dépenses de retraite, mais non d’augmenter les prestations pour les jeunes et autres dépenses sociales. Il faut rappeler que cette thèse est née aux États Unis, portée par des compagnies d’assurances qui affichaient une idéologie conservatrice hostile à l’instauration de la sécurité sociale. Cela signifie que les tenants de la thèse de l’équité (ou plutôt de l’inéquité) entre générations défendent en réalité la réduction des systèmes publics de protection sociale et leur privatisation, au profit de groupes financiers, d’assurances privées. Il s’agit d’imposer une conception de la société où l’État aurait un rôle minimal et le jeu du marché et de la concurrence un rôle maximal, au nom de la liberté individuelle. Or, on le sait bien, limiter la solidarité publique ne peut que creuser les inégalités sociales de toutes natures, intragénérationnelles et intergénérationnelles. Et il est pour le moins paradoxal qu’un
35 tel accroissement de l’injustice sociale soit préconisé sous le masque trompeur du principe d’équité. Il n’en demeure pas moins que cette thèse a gagné une grande audience dans le public. En témoigne le peu de protestations qui se sont exprimées lors de l’annonce récente par le ministère de la Santé d’une taxe supplémentaire sur les seuls retraités pour financer les dépenses liées à la dépendance. Cela signifie que les actifs, quels que soient leurs revenus, n’y contribuent pas, tandis que les retraités, même modestes y contribuent : le critère de génération s’est substitué au critère de revenu, le problème social faisant place à un pseudo-problème générationnel. Une telle mesure constitue, me semble-t-il, une atteinte aux fondements de la protection sociale et elle est une conséquence directe et pernicieuse du débat sur l’équité entre générations à la fois sur les mentalités et sur l’esprit de la solidarité nationale.