1 L’Europe est le continent le plus vieux du monde en termes démographiques. L’âge médian y est le plus élevé (39 ans) et un Européen sur cinq a plus de 60 ans. D’après les projections des Nations Unies [1], ce chiffre pourrait atteindre 34,5 % aux alentours de 2050 et le nombre des « plus âgés » (80 ans et au-delà) serait multiplié par 2,6. À cet horizon, un tiers de la population française devrait avoir plus de 60 ans. Cette « révolution de la longévité » transforme le cours de la vie, bouleverse la structure et le fonctionnement des familles et, plus généralement, tous les domaines de la vie sociale, économique et politique : marché du travail, santé, habitat, politiques publiques. Elle affecte aussi les mouvements de populations, produisant de nouvelles formes de migrations internationales. Retraite et Société, qui s’attache à explorer ces multiples implications, consacre deux publications à un vaste programme européen de recherche sur le vieillissement, le présent numéro faisant suite à celui paru en juin 2009. La France et les États membres de l’Union européenne ont en effet exprimé leur volonté de relever le défi d’une Europe vieillissante et d’appuyer les politiques économiques et sociales sur des données fiables.
2 Pour la première fois en Europe, un projet international et multidisciplinaire vise à recueillir de l’information pour éclairer les grandes problématiques du vieillissement. Share (Survey on Health, Aging and Retirement in Europe) est, rappelons-le, un panel biennal dédié aux personnes âgées, articulé autour de trois grands thèmes : santé, vie sociale et retraite. L’enquête réalisée auprès de ménages dans lesquels vivent les personnes de plus de 50 ans, couvre leur environnement familial et social, leurs conditions de vie et leur bien être, physique, psychique et social. Elle permet des comparaisons internationales et est utilisée par les chercheurs en médecine, santé publique, épidémiologie, psychologie, sociologie, démographie, économie et statistique. Contrairement à la plupart des enquêtes européennes harmonisées en aval, Share fait l’objet d’un processus d’harmonisation en amont visant à limiter au mieux les bruits et erreurs de mesure inhérents aux enquêtes internationales [2]. L’enquête est menée par entretien en face-à-face, complété par un questionnaire auto administré. L’échantillon aléatoire de départ est constitué de cohortes d’individus nés avant 1955 vivant en ménages ordinaires, soit plus de 30000 individus dans onze pays européens et Israël. Désormais, Share compte quinze pays participants et continue de s’élargir.
3 La troisième vague Share-Life a été consacrée à la reconstitution des histoires de vie des personnes précédemment interrogées. Elle s’est terminée à l’automne 2009. Ces données biographiques rétrospectives seront bientôt disponibles et viennent compléter les deux premières vagues d’enquête (2004-2005 et 2006-2007) déjà utilisées par les chercheurs [3]. La dimension longitudinale de Share s’inscrit dans une vision dynamique du vieillissement comme processus. Il est notamment possible d’observer les répercussions d’événements précis qui seraient survenus entre les vagues 1 et 2, comme le passage à la retraite. Dans la continuité du numéro 57, ce numéro de Retraite et Société présente une seconde série d’articles – toujours à l’initiative de chercheurs français – utilisant les données des deux premières vagues de Share. Davantage centrés sur la dimension sociale et familiale du vieillissement que précédemment, les travaux de recherche exposés ici apportent chacun à sa façon des éléments de réponse à des questions de politique économique et sociale. Comment s’articulent rapports familiaux d’entraide et sphère publique de protection sociale (Attias-Donfut et Ogg ; Fontaine) ? Comment les inégalités initiales de santé se traduisent-elles en inégalités de statut social (Jusot, Tubeuf et Trannoy) ? Comment le marché du logement risque-t-il d’être bouleversé par les choix des générations pleines de seniors (Laferrère et Angelini) ?
4 La première question concerne l’articulation entre rapports familiaux et sphère publique. En Europe, où les transferts publics sont importants – sous forme de retraites obligatoires ou d’assurance santé –, quelle place occupent les transferts privés, et donc les liens entre les générations ? L’article de Claudine Attias-Donfut et Jim Ogg explore les deux formes d’aide donnée et reçue, via les transferts financiers et en temps. L’article met à mal l’idée reçue, de façon parfois trop systématique, d’une opposition entre les types historiques et géographiques d’État providence. D’un point de vue dynamique, les comparaisons intra-européennes confirment en outre l’existence d’importantes convergences entre les pays. La seconde idée reçue mise à mal est que les aides professionnelles ou publiques se substitueraient aux aides familiales. La fréquence élevée des échanges inter vivos observée dans Share suggère le contraire. D’une part les aides professionnelles (soins infirmiers, soins personnels, aide ménagère à domicile, portage de repas à domicile) restent rares (moins de 10 % en moyenne), d’autre part plusieurs indices vont dans le sens d’une complémentarité. D’abord, l’aide dans les pays du Nord est plus fréquente que dans les pays du Sud, même si elle est moins intensive. Le fait de recevoir une aide professionnelle en vague 2, alors qu’on n’en recevait pas en vague 1, ne diminue pas la fréquence d’aide de la famille. Inversement, ceux qui recevaient auparavant une aide professionnelle, mais ne la reçoivent plus, n’ont pas pour autant vu l’aide de la famille augmenter. Le fait que le critère déterminant de l’entraide familiale reste le besoin manifesté par un membre de la famille illustre la capacité des solidarités familiales à s’adapter aux différents événements de la vie, la famille jouant un rôle d’assurance en cas de besoin. En ce sens, la famille peut difficilement se substituer à l’aide professionnelle, ou même être remplacée par cette dernière ; toutes deux restent complémentaires dans le soutien à apporter aux personnes âgées.
5 Un second article, de Roméo Fontaine, prolonge cette interrogation sur l’articulation entre politiques publiques et choix individuels. La politique européenne, clairement exprimée par le traité de Lisbonne, est de prolonger l’activité des seniors et d’encourager en particulier celle des femmes. Est-elle compatible avec le désir de ne pas décourager l’aide informelle aux personnes âgées ? Si les pays développent « l’aide aux aidants », aider un parent âgé se fera-t-il au détriment de l’emploi de l’enfant aidant ? De fait, l’auteur met en évidence une relation négative entre aide et emploi. D’un côté, les pays d’Europe du Nord et la Suisse sont caractérisés par un taux élevé d’emploi des femmes de 50-65 ans, une faible proportion d’entre elles aidant un parent veuf âgé. De l’autre, les pays d’Europe du Sud et de l’Est connaissent un faible taux d’emploi et une forte proportion de femmes aidant un parent âgé. Les autres pays se situent entre les deux, la France ayant un profil proche de celui des pays nordiques. Mais cette relation macroéconomique ne se retrouve pas toujours systématiquement au niveau microéconomique : Les aidants sont en moyenne légèrement plus souvent en activité professionnelle que les non-aidants, même si le taux d’emploi des aidants décroît de manière continue avec le nombre d’heures d’aide apportée au parent âgé. C’est que les aidants « non intensifs » sont en général plus souvent actifs occupés que les non-aidants alors que les aidants « intensifs » le sont moins souvent. Cette tendance est commune à tous les groupes de pays et concerne aussi bien les hommes que les femmes. Cependant, il faut la corriger d’un biais éventuel tenant à des variables omises (si par exemple un bon état de santé favorise à la fois l’exercice d’une activité professionnelle et la fourniture d’aide) ou à des relations de simultanéité (si l’inactivité favorise l’aide, mais ne résulte pas du besoin d’aider). L’auteur propose une méthode originale d’identification et conclut que dans les pays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce et Italie) et de l’Est (Pologne et République Tchèque), où la prise en charge publique de la dépendance est la plus réduite, apporter une aide intensive à un parent âgé réduit la participation au marché du travail. Alors que dans les pays d’Europe du Nord et d’Europe continentale, où les dispositifs publics de prise en charge de la dépendance sont plus développés, l’aide à un parent âgé n’aurait au contraire aucun effet significatif sur la participation au marché du travail. Il semblerait donc que le développement de dispositifs publics visant à soulager les aidants informels soit favorable à l’accroissement de l’emploi des seniors. On retrouve ici l’idée d’une certaine complémentarité de l’action publique et privée en matière de prise en charge de la dépendance.
6 La santé, déjà envisagée comme un déterminant important des activités sociales dans les deux articles précédents, est au cœur de l’article de Florence Jusot, Sandy Tubeuf, et Alain Trannoy. Leur réflexion s’inscrit dans deux importants débats de société : celui de l’inégalité des chances, et celui de l’origine des inégalités de statut social, à travers les corrélations multiples entre santé et revenu. Si on insiste en général sur une première causalité allant du revenu vers la santé, « les plus riches ont les moyens d’être en meilleure santé » (prévention, accès aux soins, etc.), on a moins souvent en tête la causalité inverse : c’est une bonne santé qui a permis de faire de bonnes études et donc d’avoir un bon revenu, de faire un bon mariage et donc avoir un bon statut social. Or selon la causalité retenue comme prépondérante, les conséquences en termes de politique publique sont radicalement différentes. Dans le premier cas, il suffit d’organiser une bonne assurance santé pour tous les citoyens ; dans le second, les actions à mener sont toutes différentes, et doivent par exemple se concentrer sur l’enfance et l’adolescence. La spécificité de l’article de Jusot et al. est d’utiliser l’information relative à une seule vague de Share sans ajout de questions rétrospectives. Il fait l’hypothèse que l’état de santé est en partie héréditaire et utilise une mesure de la longévité des parents pour une approximation de leur santé et donc de celle qu’ils ont léguée à leurs enfants. Les auteurs cherchent à séparer l’effet direct de la santé et du statut social des parents, de l’effet indirect passant par l’influence du statut social des parents sur celui de l’enfant, via son niveau d’études. La démarche est délicate car le statut social des parents a été lui-même déterminé par leur état de santé. Il semble que l’influence de la santé des parents sur la santé des enfants (qui, rappelons-le, ont plus de 50 ans) soit forte, ce qui renforce l’hypothèse d’une hérédité de la santé et conforte l’idée d’inégalités de santé produisant des inégalités sociales. L’enseignement d’une enquête sur les 50 ans et plus serait alors de diriger plus radicalement la politique publique vers un effort en faveur des jeunes en mauvaise santé, afin de diminuer – voire de compenser – l’influence néfaste d’un état de santé initial sur le statut social futur.
7 L’article de Anne Laferrère et Viola Angelini sur la mobilité résidentielle des seniors en Europe cherche à prévoir les conséquences du vieillissement de la population sur le marché du logement. En effet, selon le niveau de la mobilité résidentielle des seniors, plus ou moins de logements sont libérés pour d’autres classes d’âge, plus ou moins rapidement, et la demande de logements adaptés aux grands âges est plus ou moins forte. Les données de Share montrent que la mobilité résidentielle est faible, de l’ordre de 2 % par an, surtout dans les pays du Sud. Cette mobilité ne semble pas commandée par des déterminants différents de celle des autres classes d’âge, du moins quand elle concerne un mouvement entre logements ordinaires. Elle est alors dictée par l’évolution de la taille du ménage (à la suite d’un veuvage en particulier, et dans certains pays, du départ d’un enfant du domicile parental), et par les ressources financières qui en allègent le coût. Plus on a de revenus, plus on déménage, ce qui pourrait montrer a contrario que certaines immobilités sont contraintes. La mobilité des propriétaires est liée positivement à leur patrimoine, influencée sans doute par la valeur du logement vendu. Au contraire, la mobilité vers un établissement d’hébergement pour personnes âgées est liée à un faible revenu, au fait de devenir invalide, et de ne pas avoir de conjoint ni d’enfant. Même si ces résultats concernent un petit échantillon de répondants mobiles, les auteurs défendent l’idée que le souhait est de vieillir chez soi, et qu’on ne part que sous la contrainte d’une santé défaillante ou d’un revenu trop faible pour se faire aider à domicile. Quand les personnes âgées déménagent, elles optent souvent pour un logement plus petit, un appartement plutôt qu’une maison, une location plutôt qu’un achat, au fur et à mesure qu’elles avancent en âge, surtout après 80 ans. Comme les nouvelles générations de retraités vivent davantage dans des maisons et moins souvent en appartements que leurs aînées, on peut se demander si ces mobilités résidentielles vers des appartements vont s’accentuer ou diminuer, selon les préférences et les contraintes des nouvelles générations. Les conséquences de ces choix pour le marché du logement, à la fois du point de vue de l’offre et de la demande, pourront être importantes, d’autant plus qu’elles n’auront pas été anticipées.
8 L’ensemble des contributions de ce volume permet de mieux cerner certains aspects du vieillissement de la population en Europe. Elles complètent celles qui sont présentées dans le numéro précédent de Retraite et Société en proposant des éléments de débat en matière de politique publique, que ce soit dans le cadre des systèmes de santé, des aides à l’autonomie, des politiques de logement ou de l’emploi des seniors. Il apparaît de façon générale, et dans la plupart de ces champs, qu’il n’y a guère de substituabilité entre les formes d’assurance fournies par les familles et les politiques publiques. Cela souligne la nécessité, mais aussi la difficulté, de développer des interventions publiques adaptées à une population qui vieillit, et qui change aussi.