CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le vieillissement de la population est en train de bouleverser l’édifice sur lequel reposent le marché du travail, les systèmes de protection sociale, ainsi que la structure et le fonctionnement des familles. Ses conséquences, qui vont donc bien au-delà de l’impact sur l’équilibre des systèmes de retraite, n’ont pas encore été évaluées dans leurs multiples implications et dans toute leur ampleur. Les pays européens sont, avec le Japon, à l’avant-garde de cette mutation démographique, qui gagne progressivement l’ensemble de la planète. Il est alors légitime que l’Europe, en tant qu’entité juridique, politique et sociale, se préoccupe de mettre en œuvre les moyens de mieux comprendre ces phénomènes et d’en prendre la mesure, en se dotant d’outils d’observation et d’action. L’enquête européenne Share (Survey on Health, Ageing, and Retirement in Europe) a été entreprise dans cet objectif, à l’initiative de la Commission européenne et sous l’impulsion d’Axel Börsch-Supan, assisté de son équipe de recherche en économie du vieillissement de l’université de Mannheim.

2Lancé en 2002, le projet Share a été d’emblée conçu pour répondre au besoin des acteurs de la vie publique et des chercheurs de disposer de données permettant d’approfondir les différentes dimensions du vieillissement à l’échelle européenne d’abord, globale ensuite, comme est lui-même global le phénomène étudié. L’envergure du projet est à la mesure du défi à relever : menée simultanément dans un grand nombre de pays, l’enquête, réalisée sur les ménages dans lesquels vivent des personnes de plus de 50 ans, couvre l’éventail des sujets susceptibles de les définir, dans leur environnement, leurs conditions de vie et leur bien-être, physique, psychique et social. C’est une enquête pluridisciplinaire et comparative, dont la conception a mobilisé une centaine de chercheurs à travers l’Europe, travaillant en commun, répartis en réseaux spécialisés par thèmes [1]. Économistes, psychologues, sociologues, médecins, épidémiologistes, démographes et statisticiens ont été mis à contribution pour la construction et l’exploitation de cette enquête. L’exploration de la santé a été particulièrement détaillée, les informations ayant été recueillies à la fois par des questions (sous forme d’autodéclaration) et par biomarqueurs, les personnes interrogées ayant été soumises, par exemple, au test mesurant la force de pression des mains (grip strengh), à l’aide d’un outil adapté, relativement simple au demeurant. Au terme d’une première phase, réalisée entre 2004 et 2005, qui a abouti à un important volume de présentation des premiers résultats [2], une seconde phase d’enquêtes a été entreprise auprès des mêmes personnes déjà interrogées, donnant ainsi au projet la dimension d’un panel biennal.

3Cette deuxième vague, réalisée entre 2006 et 2007, a vu en même temps s’élargir le champ de la comparaison, avec la participation nouvelle de la République tchèque, de la Pologne et d’Israël. D’autres pays d’Europe et des continents américains et asiatiques se préparent à entrer dans ce programme. Mais la comparaison entre les deux vagues ne concerne bien entendu que les pays qui étaient déjà présents à la première vague, des pays d’Europe du Nord (Suède, Danemark, Hollande), d’Europe continentale (Allemagne, France, Belgique, Autriche et Suisse) et d’Europe du Sud (Italie, Espagne et Grèce). La représentation des principales composantes de l’Europe, contrastant du point de vue de leurs systèmes de protection sociale, autorise de pertinentes comparaisons. Finalement, ce sont plus de 30 000 ménages européens – dont au moins un des membres est âgé de 50 ans et plus – qui ont pu être interrogés lors des deux vagues successives [3]. La dimension longitudinale de Share est particulièrement importante. D’abord, parce que le vieillissement constitue moins un état qu’un processus, il nécessite d’être observé dans la durée et analysé dans sa dynamique. Ensuite, parce que les données de panel sont indispensables pour mettre en évidence les évolutions, les transitions, ainsi que les effets de génération et les phénomènes de causalité étudiés par les chercheurs. Certes, une durée d’environ deux ans ne donne pas encore le recul nécessaire pour suivre ces évolutions, mais elle permet d’ores et déjà de saisir l’impact d’événements précis qui seraient survenus au cours de cette période, comme le passage à la retraite, par exemple.

4Les données de la seconde vague de Share ont été récemment mises à disposition des chercheurs [4] et ont pu ainsi faire l’objet d’analyses « longitudinales », auxquelles Retraite et Société consacre deux volumes. Ce premier volume rassemble des articles portant sur « Emploi et retraite en Europe » et le second sera consacré au thème : « Santé et famille en Europe ». Les articles de ces deux numéros sont issus, pour l’essentiel, d’une sélection de communications présentées lors du colloque organisé par l’Irdes le 5 juin 2008 sur les résultats de Share, rassemblant les utilisateurs français de ce programme. Compte tenu de la richesse potentielle de production de connaissances à partir de Share [5], ces textes ne peuvent guère la saturer. Ils en sont néanmoins une illustration, de par la diversité des thèmes abordés et des méthodes utilisées.

5Les deux premiers articles de recherche présentés dans ce numéro de Retraite et Société étudient les transitions de l’emploi à la retraite, en privilégiant la perspective de l’offre de travail. Dans le prolongement de la littérature, qui a mis en évidence le poids déterminant de la satisfaction dans l’emploi sur l’offre individuelle de travail, Yarine Fawaz explore le rôle du « souhait de départ à la retraite dès que possible » (en vague 1) en tant que prédicteur du départ effectif à la retraite (en vague 2), ce qui revient à se demander si les travailleurs qui souhaitent prendre leur retraite en ont toujours la possibilité. Dans l’ensemble, et toutes choses égales par ailleurs, il semble que oui. Rétrospectivement, la plupart des nouveaux retraités (en vague 2) souhaitaient prendre leur retraite le plus tôt possible (en vague 1). Néanmoins, les aspirations à la retraite ne deviennent pas réalité dans les mêmes proportions selon les pays. En matière de passage à la retraite, de profondes différences semblent être liées aux caractéristiques des systèmes nationaux.

6Dans leur article, Thierry Debrand et Nicolas Sirven tentent d’analyser ces différences entre les pays. Des variables de générosité des systèmes sont introduites dans un modèle explicatif de la transition de l’emploi vers la retraite. Les déterminants du passage effectif à la retraite sont regroupés en trois « sphères » suivant qu’ils ont trait aux caractéristiques individuelles (âge, sexe, niveau d’éducation, santé, etc.), contextuelles (type et taille du ménage, statut du conjoint sur le marché du travail, conditions de travail, etc.) et institutionnelles (caractéristiques des systèmes de retraite, invalidité et chômage). Cette dernière catégorie, reposant sur trois systèmes différents, suggère que la transition vers la retraite peut être « facilitée » via d’autres canaux de sortie de l’emploi comme l’assurance invalidité ou l’assurance chômage. Le traitement statistique indique en effet que la générosité des systèmes et la possibilité de composer avec les différents types de protection sociale facilitent la sortie du marché du travail. En prenant en compte les caractéristiques des trois systèmes institutionnels de protection sociale, les auteurs expliquent plus de 60% des différences entre pays dans les transitions emploi-retraite. Leurs résultats suggèrent également une forme de complémentarité entre ces systèmes qui explique leur importance dans la compréhension des différences entre les pays.

7La troisième contribution scientifique à ce numéro de Retraite et Société s’inscrit également dans la littérature sur l’offre de travail des seniors. Pascale Lengagne s’intéresse à un déterminant important de l’offre qu’est le sentiment de « récompense au travail ». Celui-ci est évalué à partir du sentiment de recevoir un salaire en rapport avec les efforts fournis, d’une récompense méritée pour le travail réalisé et de perspectives de progression personnelle dans son travail. L’auteur analyse les effets de la pénibilité au travail (pression temporelle due à une forte charge de travail et pénibilité physique) sur ce sentiment. Si l’effet de la pénibilité est nul, alors la récompense du travail est perçue comme « juste » par le travailleur, au regard de ses conditions de travail. C’est globalement le cas, semble-t-il, lorsqu’on s’intéresse à l’ensemble de la population retenue, mais ce résultat général masque une disparité de situations. En effet, la décomposition systématique par sous-groupes sociaux (notamment selon le niveau d’étude et le niveau de revenu) indique que, en réalité, la pénibilité limite le sentiment de récompense au travail. Ces résultats donnent un éclairage sur l’exposition des seniors à des conditions de travail difficiles et sur les phénomènes de compensation qu’ils mettent en œuvre.

8Le dernier article adopte un point de vue un peu différent des précédents. Nicolas Sirven et Pascal Godefroy s’intéressent non plus aux causes de sortie du marché du travail des seniors, mais à leurs conséquences. En particulier, ils présentent un argumentaire accréditant la thèse d’un vieillissement productif au travers des activités bénévoles dans lesquelles les personnes âgées s’engagent à la retraite. Les auteurs montrent que les seniors participant à ces activités au cours des deux vagues de Share témoignent de « niveaux de confiance » plus élevés que ceux qui n’y participent qu’en vague 2, et a fortiori plus élevés que ceux qui ne participent pas du tout. Or, la théorie économique confère à cette confiance entre individus un rôle important dans la performance économique des nations – principalement parce qu’elle réduit l’incertitude. Autrement dit, la « retraite active » générerait des externalités positives pour la société au travers de la confiance qu’elle génère. Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’avoir du temps (être à la retraite) et le fait d’être en bonne santé apparaissent comme les conditions favorisant l’engagement dans des activités sociales.

9Au total, les travaux basés sur des comparaisons internationales et présentés dans ce numéro de Retraite et Société ont la vertu d’apporter des contributions originales et de qualité au débat public. Les questions soulevées sont diverses et complémentaires. Comment les seniors envisagent-ils leur sortie du marché du travail ? Quel rôle jouent les systèmes de protection sociale ? Quelle est l’influence des conditions de travail ? Les retraités sont-ils toujours « actifs » après leur sortie du marché du travail ? Sous quelles conditions ? etc. Mieux connaître les déterminants de l’offre de travail au seuil de la retraite doit pouvoir donner aux décideurs politiques des pistes pour asseoir les réformes et les actions en faveur d’un maintien, voire d’un accroissement, des taux d’emploi des seniors dans le futur. De manière générale, qu’il s’agisse d’activités marchandes ou bénévoles, les cadres stratégiques sur lesquels s’harmonisent politiques européennes et nationales convergent depuis le début du siècle vers l’objectif de maintenir les populations âgées en capacité de prendre une part active à la société. La tendance dans laquelle s’inscrivent les travaux présentés ici est on ne peut plus claire : contraints ou pas, nous entrons dans une ère de vieillissement productif.

Notes

  • [1]
    Dont un groupe de travail sur les transferts intergénérationnels, piloté par Claudine Attias-Donfut, auquel ont été associés Jim Ogg et François-Charles Wolff, et qui a eu la responsabilité de définir les questions s’y rapportant et d’en analyser les premiers résultats pour les deux phases.
  • [2]
    Ainsi qu’un volume présentant la méthodologie : Börsch-Supan A. and Jürges H. (eds), 2005, The Survey of Health Ageing and Retirement in Europe, Methodology, Mannheim Reserch Institute for the Economics of Aging (MEA).
  • [3]
    Ce qui a donné lieu à une publication : Börsch-Supan A. et al., 2008, Health, Ageing and Retirement in Europe (2004-2007). Starting the Longitudinal Dimension, Mannheim Research Institute for the Economics of Aging (MEA). Pour une présentation de Share en français, voir les Questions d’Économie de la Santé n° 88 (2004) et n° 137 (2008) sur le site de l’Irdes, wwww. irdes. fr. Voir aussi Blanchet, Pollet, Debrand, Dourgnon, 2006, « L’enquête Share : présentation et premiers résultats de l’édition française », Retraite et Société, n° 47, Cnav, Paris, p. 110-137.
  • [4]
    Les données sont en libre accès sur le site de Share (cf. supra) depuis décembre 2008.
  • [5]
    Une liste non exhaustive de travaux utilisant les données de Share est disponible sur www. share-project. org.
Claudine Attias-Donfut
Cnav
Nicolas Sirven
Irdes
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/10/2009
https://doi.org/10.3917/rs.057.0004
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