CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Actuellement, le débat sur les retraites est vif dans tous les pays industrialisés qui se sont dotés d’un État providence. L’allongement de l’espérance de vie en bonne santé, la diminution récente du temps de travail qu’autorise le développement des technologies de production, mais aussi les stratégies de mise à l’écart d’une partie de la main-d’œuvre âgée pratiquées, au cours des vingt dernières années, par nombre d’entreprises avec la complicité des pouvoirs publics, de manière à leur permettre d’accroître leur compétitivité, ainsi que le discrédit jeté dans de nombreux pays sur les mesures collectives de protection sociale réputées limiter la liberté du travail et en accroître les coûts, constituent autant de facettes de transformations globales à l’œuvre dans nos sociétés. La crise financière, autant que la mise en cause de la légitimité des systèmes de retraite, sont le reflet de ces transformations.

2Dans ce contexte, il est intéressant de jeter un regard sur l’évolution du système de protection du revenu et sur ses transformations en cours en Amérique du Nord et particulièrement aux États-Unis. On sait combien ce pays suscite à la fois attrait et rejet selon les sensibilités politiques. On sait à quel point son influence tant économique et politique qu’idéologique est forte. C’est pourquoi nous avons estimé pertinent de présenter un court dossier sur un aspect caractéristique de l’évolution du système américain de protection du revenu à la retraite – la Social Security –, celui du rôle croissant que joue et continuera sans doute de jouer de manière sans cesse accrue le revenu de travail acquis après la prise de retraite. Contradiction ? Non pas dans le système américain dont on peut dire qu’il repose en fait sur quatre piliers : la pension de la Social Security, la pension d’entreprise, les avoirs personnels et le revenu de travail. La mention même de ce dernier pilier est probablement surprenante pour un Européen habitué à ce qu’il y ait coïncidence entre l’événement de la fin de la carrière de travail salarié et la prise de la retraite, c’est-à-dire concrètement le versement de la première prestation de retraite. En fait, cette coïncidence est de moins en moins fréquente aux États-Unis, ce dont témoigne l’importance croissante du phénomène de brouillage des frontières jusque-là bien établies entre travail et retraite, phénomène qui se concrétise par le développement de l’emploi « post-carrière », permettant une transition entre la carrière et le retrait complet du marché du travail.

3La question des emplois « post-carrière » nous semble appelée à devenir une partie constitutive des débats relatifs à l’adaptation inévitable, voire à la survie des systèmes publics de retraite, puisque ces emplois posent par leur existence même l’hypothèse d’une conciliation possible entre deux univers définis jusque-là comme antinomiques : celui du revenu de travail salarié et celui du revenu de retraite. Si, à la faveur d’un allongement de l’espérance de vie en bonne santé, on pouvait envisager un allongement de quelques années de la vie de travail, il semble que l’on pourrait résoudre non seulement une partie de l’équilibre budgétaire des systèmes publics de retraite, mais que l’on pourrait également contribuer à une meilleure insertion des personnes âgées dans la société. Cependant, comme on le verra dans ce numéro, les conditions de réalisation de l’emploi « post-carrière », ses impacts sur les individus – dont on sait encore peu de choses – tendent à amplifier les inégalités sociales construites tout au long de la carrière de travail. En conséquence, une telle prolongation éventuelle de la vie active rémunérée, si tant est que l’état du marché du travail la rende possible, nécessite un examen approfondi des conditions dans lesquelles elle se déroulerait. Elle exige également que soient prises en compte les profondes inégalités sociales qui sont inextricablement liées à la vie de travail, et que soient débattues publiquement les protections spécifiques, ainsi que les compensations appelées à pondérer ces différences sociales [3].

4Ce numéro présente d’abord une synthèse des recherches américaines récentes sur le phénomène des emplois « post-carrière » aux États-Unis. Ces travaux mettent en évidence le nombre croissant de personnes possédant un statut à la fois de retraité et d’actif sur le marché du travail, sachant que ce double statut se décline en une variété de modalités. Lephénomène est statistiquement important puisqu’il touche, à des degrés divers, plus de dix-huit millions de travailleurs et travailleuses de plus de 55 ans, dont plus de quatre millions de plus de 65 ans. L’article s’intéresse aux facteurs structurels et institutionnels qui contribuent à expliquer cet essor des emplois « post-carrière » et dresse un bilan des principaux résultats des recherches autour du constat d’une forte différenciation sociale entre les travailleurs, en fonction des ressources financières, de la scolarité et du type de carrière professionnelle, dessinant des rapports à l’emploi et des itinéraires « post-carrière » très différenciés. Pour une majorité de travailleurs, généralement peu qualifiés, c’est la contrainte économique qui les pousse à effectuer un retour à l’emploi, dans des conditions encore plus défavorables que celles qu’ils ont connues durant leur vie active; pour d’autres, les avantages matériels et symboliques qu’ils ont connus durant leur carrière tendent à se cumuler, ce qui les amène à trouver dans leur emploi « post-carrière » non seulement des revenus importants, mais aussi beaucoup de sens et de satisfaction.

5Un article de Elisabeth Hill, professeur d’économie à la Pennsylvania State University, s’interroge sur la participation des femmes âgées au marché du travail aux États-Unis. Cette étude repose sur les données du National Longitudinal Survey of Labor Market, et plus particulièrement, sur la Mature Women’s Cohort de cette enquête longitudinale réalisée en 1967. L’article nous apparaît doublement intéressant et représentatif des recherches poursuivies aux États-Unis. D’abord en ce qu’il est exemplaire, à nos yeux, du type d’analyses menées à partir de ces grandes banques de données longitudinales qui permettent aux Américains de développer des analyses dynamiques des processus de « transitions » dans une perspective de « parcours de vie » (Life course). Ensuite, en ce qu’il aborde spécifiquement la question des femmes qui nous semble actuellement aux États-Unis le principal vecteur d’une saisie collective des phénomènes sociétaux, dans un pays où la recherche sociale porte davantage d’attention aux phénomènes sociétaux saisis individuellement plutôt que collectivement.

6Le texte de Teresa Ghilarducci, professeur de sciences économiques à Notre-Dame University, témoigne du combat que mène cette avocate réputée des droits des citoyens âgés. C’est, pourrait-on dire, le texte d’une scientifique militante qui s’insurge contre les transformations que des intérêts corporatifs et partisans clairement identifiés au Parti républicain font subir au régime de protection sociale et de retraite. Ghilarducci fait partie des intellectuels qui se prononcent aujourd’hui publiquement contre les transformations en cours de la Social Security.

7Bien que le régime canadien de protection sociale et de retraite soit beaucoup plus proche de ceux des pays européens que de celui des États-Unis [4], le phénomène de l’emploi « post-carrière » n’en fait pas moins son apparition dans ce pays, comme en témoigne l’article de Stéphane Crespo consacré aux « nouveaux parcours de fin de carrière au Québec ». Là aussi, les frontières entre emploi et retraite se brouillent. Mais, de manière surprenante, probablement liée à la bonne conjoncture économique qui a prévalu au cours des dernières années, les emplois « post-carrière » sont principalement des emplois salariés à temps plein. Il est vrai que l’article étudie exclusivement les « nouveaux parcours » des hommes et que ce sont en général les femmes qui occupent majoritairement des emplois de « post-carrière » à temps partiel. Quoi qu’il en soit, la tendance est là et elle devrait se confirmer au cours des prochaines années, même si les Québécois et les Canadiens peuvent compter sur un État providence qui continue à leur assurer une protection sociale décente. Le cas du Canada peut contribuer à nourrir avantageusement le nécessaire débat sur les retraites.

Notes

  • [1]
    INRS :Institut national de la recherche scientifique.
  • [2]
    Groupe de recherche sur les transformations du travail, des âges et des politiques sociales. www. transpol. org
  • [3]
    Des pistes de réflexion pourraient s’inspirer, pour la France, des travaux de Bernard Gazier sur les marchés « transitionnels » de l’emploi ou de Jérôme Gautié sur les politiques de l’emploi. Ces auteurs s’intéressent aux nécessaires articulations entre la flexibilité du marché du travail, la mobilité des individus et les transitions professionnelles, la continuité de la sécurité et de la protection sociales. Voir, par exemple, Barbier J.-C., Gautié J., 1998, Les politiques de l’emploi en Europe et aux États-Unis, Paris, Puf ou Palier B., Viossat L.-C., 2001, Politiques sociales et mondialisation, Paris, Futuribles.
  • [4]
    On pourra consulter à ce sujet l’éclairant ouvrage de Théret B., 2002, Protection sociale et fédéralisme, l’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord, Presses de l’Université de Montréal et Presses Inter universitaires Européennes, Bruxelles.
Frédéric Lesemann
INRS [1], directeur de Transpol [2], Montréal
  • [1]
    INRS :Institut national de la recherche scientifique.
  • [2]
    Groupe de recherche sur les transformations du travail, des âges et des politiques sociales. www. transpol. org
Julie BEAUSOLEIL
Université du Texas, Austin, membre de Transpol
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/rs.042.0004
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