CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans le Meilleur des mondes, dépeint par Aldous Huxley [1], il n’y a pas de vieux, chaque humain garde une apparence idéale jusqu’à la mort. Le mythe archaïque de la jeunesse éternelle, projeté dans la science fiction, nous revient en force. Les gains de longévité se veulent des gains de jeunesse prolongée tandis que la vieillesse est repoussée aux confins de la vie et aux marges de la société. Les nouvelles technologies de communication, l’actualisation, par les internautes, du village planétaire imaginé par Marshall Mac Luhan [2], ont fait de la « société du spectacle », stigmatisée par Guy Debord [3], celle du virtuel et de l’illusoire, qui sacralise l’apparence et fabrique à profusion des images puissamment agissantes.

2Que sont les images de la vieillesse en ces temps de vieillissement démographique accéléré ? Si le siècle qui commence est destiné à être celui de l’âge mûr, l’âge de la vieillesse y aura-t-il sa revanche ? Les vieux, que l’histoire a exilés de la société plénière, comme le disait Philippe Ariès [4], trouveront-ils une place en son cœur ? On en paraît bien loin.

3Multiples et contradictoires, les images de la vieillesse sont produites et diffusées de toutes parts. Les contributions présentées dans ce volume autour de ce thème en illustrent, sans l’épuiser, la variété des sources, dans la littérature, la médecine, la protection sociale, le droit, la gérontologie, la religion, la culture tout entière... Dans l’imagerie de la vieillesse se côtoient l’ancien et le moderne, le positif et le négatif et on y trouve aussi une chose et son contraire.

4À l’égard de la vieillesse, nos sociétés sont schizophréniques : Anne-Marie Guillemard [5] en a fait le diagnostic en observant les salariés qui, au terme de leur carrière, se voient invités à la fois à repousser l’année de leur retraite et à anticiper celle de leur cessation d’activité. On pourrait multiplier les exemples où se manifestent les symptômes de cette schizophrénie : la misère des retraités à peine résorbée, ceux-ci ont été accusés d’opulence au détriment des autres générations, dans un débat mondial sur « lajustice entre générations ». Et, quand survient le handicap, ils n’ont qu’une marge étroite pour naviguer entre reproche de dépendance passive et accusation de résistance tyrannique.

5On sait quels pièges pervers recèle la pensée sociale pour emprisonner, dans des injonctions paradoxales, ceux sur qui s’exerce une discrimination sociale.

6Tous les aspects de la question ne sont certes pas traités dans ce volume, loin de là, mais l’éventail des sujets abordés est suffisamment large pour en faire apparaître certains parmi les plus saillants. On constate que l’ageism est toujours à l’œuvre, surtout à l’encontre des vieilles femmes. Pasqualina Perrig-Chiello en démonte les composantes, dont le stéréotype de la dégradation cognitive n’est pas la moindre. Geneviève Arfeux-Vaucher confirme leur statut dévalué en constatant la faible « visibilité » des personnages féminins dans la représentation de la vieillesse dans la littérature enfantine.

7Les anthropologues, qui observent le vieillissement dans des sociétés autres, comme le fait Anne-Marie Peatrik dans ce volume en étudiant une communauté africaine, ont établi, avec les historiens, que l’ageism ne peut être attribué aux conséquences de la modernisation, contrairement à la théorie qui le prétend. La gérontologie a cependant contribué d’une certaine façon à ébranler les stéréotypes sur la vieillesse. Malcom Johnson souligne l’imagerie positive que s’efforce de diffuser cette discipline, tout en déplorant la carence de théories du vieillissement. Ce dernier point soulève une vaste question : qu’entend-on par « théorie du vieillissement » ? À quel paradigme théorique est-il fait référence ? Le débat reste ouvert. Malcom Johnson circonscrit son analyse à la littérature gérontologique anglo-saxonne, marquée par une forte tradition empirique. Il conviendrait d’élargir la discussion à d’autres pays européens, où la tradition théorique est plus ancienne.

8Certaines évolutions positives se manifestent indéniablement dans le regard que porte la société sur la vieillesse. On les décèle dans les figures grand-parentales représentées dans les livres pour enfants, qui apparaissent plus proches et plus complices, comme dans la vie réelle [6]. De même, l’histoire récente de la prise en compte médicale de la vieillesse, que retrace Gilles Pollet, montre la revalorisation de son statut en même temps que la reconnaissance progressive de ses droits à la santé. Les images de la vieillesse sont fortement déterminées par les institutions.

9Ledroit social, civil ou pénal, participe de la « chronologisation » des âges de la vie, à travers une série de réglementations instituant desbarrières et des seuils d’âge, que retrace Isabelle Sayn.

10Laprotection sociale, en faisant des soins aux personnes âgées une responsabilité collective, a contribué à une transformation en profondeur du rapport entre la famille et l’État et du rapport entre générations, et Marie-France Valetas en analyse certains effets dans l’opinion publique européenne.

11Si l’imagerie de la vieillesse est traversée de multiples influences, il ne faut pas négliger celles qu’exerce en retour l’actualité du vieillissement sur les idées et les actions sociales. Par exemple, la perspective qui consiste à prendre en compte l’intégralité du cours de la vie et la succession des générations, stimulée par la question du vieillissement, est transposée de façon féconde dans d’autres domaines d’études ou d’action, concernant la jeunesse ou la famille, et aussi de nombreuses questions de sciences sociales, des comportements économiques aux pratiques culturelles, éducatives ou professionnelles... Situer l’observation à l’échelle temporelle de la vie humaine ou de la succession des générations, oblige à faire des reconstitutions historiques, conduit à mieux appréhender le changement social et donne la possibilité d’élaborer des hypothèses prévisionnelles. Le développement des travaux théoriques et empiriques dans le champ du vieillissement pose un véritable défi [7] aux sciences sociales et contribue à l’affinement des méthodes et de la réflexion théorique sur le temps et la prospective. Le domaine du social en reçoit, de son côté, une stimulation pour penser et mettre en œuvre l’« intégration des âges », dont Matilda Riley [8] scrute les prémisses.

12Encore faut-il que se modifient les représentations. Le poids de l’histoire en fait la pesanteur, ce dont témoigne la fréquente référence au passé, dans les analyses présentées ici, qu’elle remonte à un ou deux siècles, ou qu’elle plonge dans les racines millénaires de la culture européenne, comme la riche et minutieuse enquête aux sources de Leopold Rosenmayr.

13En nous faisant découvrir des traces de « l’irrelevance de l’âge », dans la Grèce antique, dans la culture juive et chrétienne, Leopold Rosenmayr nous fait prendre conscience du terreau qui nourrit les images modernes. N’y a-t-il pas une convergence entre la notion de « réversibilité » que nous enseignent ces sources anciennes et essentielles de la culture moderne et le message d’avenir que livre Edgar Morin, dans son entretien avec Yves Mamou : « J’ai tous les âges en moi » ?

Notes

  • [1]
    Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, 1931, réédition Pocket jeunesse, avril 2001.
  • [2]
    Marshall Mac Luhan, La Galaxie de Gutenberg, Gallimard, 1977.
  • [3]
    Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, réédition « Folio » Gallimard, 1996.
  • [4]
    Philippe Ariès, « Une histoire de la vieillesse » in Le Continent Gris, Communication, n° 37, Paris, Le Seuil, pp. 47-54,1983.
  • [5]
    « Age integration in Europe : Increasing or decreasing ?», in Riley M.W., Uhlenberg P. (eds.), « Age integration : update and critique », The Gerontologist, volume 40, pp. 301-302, juin 2000.
  • [6]
    Cf. C.Attias-Donfut et M.Segalen, Grands-Parents, Paris, Odile Jacob, 1998.
  • [7]
    Cf. M. Kohli, « Ageing, as a challenge for Sociological Theory », Aging and Society, volume 8, pp.367-394,1988.
  • [8]
    M.W. Riley, « The hidden age revolution : Emergent integration of all ages », Distinguished Lectures in Aging Series, Policy Brief, n°12, Syracuse University, 1998.
Claudine Attias-donfut
DIRECTION DES RECHERCHES SUR LE VIEILLISSEMENT, CNAV
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/rs.034.0006
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