1 Les jeux vidéo en ligne donnent lieu à diverses circulations d’argent entre les entreprises qui les créent et leurs clients. Souvent, les clients cèdent mensuellement un peu moins de vingt euros en contrepartie d’un abonnement au jeu. Dans les années 2000, la production croissante de jeux vidéo a popularisé son piratage sous forme d’un accès gratuit au jeu. De plus en plus d’offres commerciales se sont adaptées et attirent désormais elles aussi des clients grâce à des formules d’accès gratuit [1]. Les entreprises acceptent donc sous certaines conditions, parfois controversées, que des vidéojoueurs puissent participer sans payer.
2 Les rapports marchands entre joueurs et entreprises ne s’arrêtent pourtant pas là. Une multitude de joueurs opèrent entre eux des reventes d’objets et de monnaies de jeu contre des euros, des yuans, des bitcoins, etc. [2] Les interfaces marchandes d’un jeu en ligne sont détournées pour faire transiter de l’argent entre joueurs, sans forcément passer par l’entreprise créatrice. Ces reventes génératrices de profits s’accompagnent de l’émergence du rôle de collecteur d’objets et de monnaies du jeu. Un braconnage parfois apparenté à un marché secondaire très bien organisé, quand il implique l’enrichissement extrême de quelques intermédiaires, des courtiers en objets virtuels, auxquels on attribue rarement le statut de joueur (Dibbell, 2008).
3 La manière dont ces collecteurs et ces courtiers opèrent n’a pas été étudiée en détail. Peu d’études de grands échantillons précisent les caractéristiques sociodémographiques de ces populations [3]. En France, il existe une enquête généraliste sur les vidéojoueurs menée par questionnaires (Coavoux et al., 2013) et quelques-unes portant plus spécifiquement sur des joueurs en ligne (Coavoux, 2011 ; Zabban, 2011 ; Berry, 2012). Elles mettent souvent à profit le croisement de données sur les activités en ligne et hors-ligne des vidéojoueurs français. Ce faisant, elles différencient leurs pratiques en fonction de variables sociodémographiques, et parfois de variables géographiques circonscrites à la France.
4 Quand elle est questionnée par des enquêtes qualitatives, la valorisation économique des activités des joueurs est souvent assimilée à celle de fans qui soutiennent la création de valeurs économiques des industries culturelles (Hein, 2011). De rares études socioéconomiques portent sur le rôle des passionnés de jeux vidéo (Sotamaa, 2010 ; Vétel et Turquier, 2015). La rhétorique de la passion est davantage étudiée, car elle est commune dans la bouche des joueurs. Pourtant, leur activité économique peut très bien résulter d’autres facteurs, comme l’encouragement de leur curiosité par le design du jeu (Auray et Vétel, 2013) ou la volonté de s’autonomiser en gérant soi-même le fonctionnement d’un jeu en ligne (Vétel, 2017). Dans le présent article, ces activités lucratives sont analysées comme le résultat des facteurs socioéconomiques de chacun des joueurs. Ces activités qui peuvent s’avérer répétitives et fastidieuses ne suscitent pas nécessairement la passion ou la curiosité, en revanche l’autonomisation financière reste souvent une visée pour les joueurs, même si elle s’avère pour la plupart difficile à atteindre.
5 Les recherches existantes localisent la collecte et la revente de bonus de jeu dans des pays tiers éloignés du lieu de résidence des acheteurs, par exemple le Mexique (Dibbell, 2006) ou des pays d’Asie (Dyer-Witheford et De Peuter, 2009). Ceux qui jouent en ligne à des fins lucratives revendent des objets et des monnaies du jeu amassées lors de séances qualifiées génériquement de « farm ». Elles désignent toutes les collectes d’objets du jeu très répétitives que les autres participants considèrent souvent comme dégradantes ou ennuyeuses. Les « farmers » tirent leur surnom du métier de fermier que peuvent exercer les personnages joués dans un grand nombre de jeux en ligne d’inspiration « heroic fantasy » [4]. On exerce ce type de « faux métier » en cliquant dans la même zone de l’écran à intervalle de quelques secondes. Par exemple, sur un champ de céréales pour le faucher et collecter progressivement des quantités de blé revendues contre la monnaie du jeu ou transformées en objets utiles à d’autres. La mise au point de métiers spécifiquement destinés au farm engage un développement informatique modique qui permet aux entreprises en mal de rentabilité de freiner la progression de leurs joueurs et d’allonger à moindre coût la durée de vie de leur jeu. A priori, un farmer est considéré comme tel : tout le monde repère son activité de collecte dans le jeu parce qu’elle est la plus répétitive. Existe-t-il un indice repérable en jeu pour permettre de distinguer la finalité lucrative d’un farmer de celui qui ne cherche pas l’enrichissement ? Une telle trace doit bien pouvoir être décelée en ligne, car ceux qui exercent le farm à des fins lucratives ont un surnom différent, ils sont appelés des « goldfarmers », ce qu’on pourrait traduire par « laboureurs d’or » [5]. Ce qui semble déranger dans leurs conduites, c’est le degré d’organisation et l’ampleur de la pratique qui la rend omniprésente dans les endroits fréquentés au sein des jeux en ligne populaires. La dénomination de goldfamer semble émerger dans un contexte bien particulier, celui de leur stigmatisation par une autre fraction des participants au jeu qui se considèrent plus légitimes. Un certain nombre de médias ont accentué ce marquage dévalorisant. Ils ont mené une poignée d’enquêtes sur les pratiques d’entreprises du secteur. D’une part, l’embauche de goldfarmers dans des pays pauvres, d’autre part les activités des intermédiaires, ceux qui rachètent aux goldfarmers leurs pièces d’or pour les revendre à d’autres joueurs. Le discours médiatique hégémonique simplifie ces investigations et se focalise sur les salariés qui « font du business dans les jeux vidéo », indique que c’est illégal et que cela se passe nécessairement en Chine, si possible dans des hangars insalubres peuplés de travailleurs adolescents, vite qualifiés d’esclaves. Une vision certes documentée, mais qui en masque de bien différentes.
6 Il est pourtant difficile de s’en tenir à cette explication et d’imaginer qu’aucun joueur occidental n’ait eu l’idée de s’enrichir grâce à ses collectes d’objets du jeu. La stigmatisation médiatique des goldfarmers a accentué le problème, une fraction des joueurs en ligne n’osant plus déclarer qu’elle se fait aussi de l’argent en jouant. La finalité individuelle de ce type d’enrichissement le distingue de l’activité apparemment plus collective des goldfarmers tant décriés. L’enquête que nous avons réalisée sur le jeu Dofus montre pourtant qu’il existe une production locale des bonus et monnaies spécifiques aux jeux. Ces activités sont alors prises en charge par de jeunes travailleurs non qualifiés, principalement issus des classes populaires et localisés dans les banlieues françaises (Vétel, 2016). Nous avons croisé plusieurs méthodes, l’analyse de données quantitatives collectées en ligne et codant certaines activités des personnages joués, des entretiens avec une quarantaine d’enquêtés, joueurs et concepteurs du jeu, et des observations à la fois en ligne, sur des sites de courtage en monnaie du jeu, et hors ligne, en entreprise, sur des salons de jeux vidéo et au domicile des joueurs.
7 La première partie de cet article revient sur les goldfarmers situés dans des pays éloignés. Elle propose une revue de littérature consacrée à la médiatisation de la figure du goldfamer chinois, puis décrit les principales enquêtes qui permettent d’en savoir davantage sur ces acteurs. Elle se clôt par des éléments issus de notre propre enquête menée en tirant profit des messageries instantanées du service client de plusieurs de ces entreprises de goldfarming [6]. La seconde partie est consacrée à notre enquête auprès des farmers français, qui s’enrichissent à des fins individuelles, et à l’importance des divers déterminants socioéconomiques qui incitent particulièrement les populations de jeunes d’origine populaire à poursuivre leur activité.
Les farmers des autres pays
8 La présentation de la littérature consacrée aux activités lucratives dans les jeux en ligne couvre trois périodes. La première correspond à l’émergence historique de la figure du « goldfarmer chinois ». La deuxième résume la littérature des game studies qui s’est intéressée au sujet dans le courant des années 2000. La troisième fait le point sur les derniers travaux consacrés aux plateformes de microtravail (Cardon et Cassili, 2015) qui évoquent parfois marginalement le terrain des jeux en ligne. Un dernier volet présente les résultats de deux de nos enquêtes qui abordent les pratiques des goldfarmers dans le jeu en ligne Dofus. Celles-ci débutent en ligne, au moment où les autres joueurs prennent contact avec les goldfamers : sur les plateformes en ligne de courtage et sur les territoires du jeu où ils pratiquent leur collecte incessante d’objets du jeu. Celles-ci précisent la localisation géographique du courtage et du goldfarming ainsi que le rôle du goldfarming dans l’économie interne d’un jeu comme Dofus. Celui-ci est paradoxalement central pour l’entreprise créatrice, mais fortement dévalorisé par une majorité de joueurs.
Revue de littérature
9 Historiquement, la production lucrative de « biens virtuels » est couverte par les médias et certains chercheurs qui se concentrent sur la modalité la plus spectaculaire de ce phénomène. On commence alors à parler des « goldfamers chinois » affairés sur leur terrain de jeu favori, le jeu en ligne massivement multijoueur World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004). Les descriptions les plus complètes ont d’abord été faites par des journalistes anglo-saxons (Lee, 2005). Des chercheurs ont ensuite repris et enrichi ces articles qui restent parmi les sources principales de leurs données empiriques [7] (Castronova, 2005 ; Dean, 2006 ; Yee, 2006). Cette représentation reste à ce jour problématique, qu’elle émane de l’étranger ou de France [8]. Certains aspects du problème ont déjà été analysés (Nardi et Kow, 2010) : peu d’études scientifiques existent sur ces populations et les enquêteurs se citent souvent entre eux sans préciser que de nombreuses sources ont la même origine.
10 Les premières études socioéconomiques sur les goldfamers (Castronova, 2001, 2002 ; Heeks, 2008, 2010 ; Lehdonvirta et Ernkvist, 2011) montrent que les pratiques de revente de monnaie du jeu sont exercées par des joueurs situés dans des pays qui possèdent a minima quatre spécificités. Premièrement, de bonnes infrastructures pour accéder à internet et à un nombre assez important d’ordinateurs performants. Deuxièmement, des joueurs souhaitant se faire de l’argent en revendant via internet la monnaie du jeu, voire d’autres services liés au jeu [9]. Troisièmement, une demande de rémunération relativement faible, car l’heure de production de monnaie du jeu ne rapporte généralement pas de quoi payer un loyer parisien. Ces joueurs sont donc soit des jeunes qui en tirent de l’argent de poche, soit des habitants de pays relativement pauvres. Quatrièmement, un taux de change avantageux pour que la conversion des profits réalisés dans des monnaies occidentales maximise les gains en devise nationale. Les deux derniers points ont tendance à encourager les pratiques de revente de monnaie du jeu exercées par des joueurs bien équipés en ordinateurs connectés à internet. La plupart du temps, ce sont, soit des majeurs situés dans des pays pauvres qui cherchent un moyen de subsistance, soit des mineurs de pays occidentaux qui cherchent une indépendance économique vis-à-vis de leurs parents.
11 Pour aller au-delà, il faut explorer les spécificités économiques de ces échanges marchands qui traversent parfois les frontières, ainsi que les types d’organisations marchandes de ces joueurs. Le journaliste Julian Dibbell a déjà produit une première description documentée dans son carnet de terrain en ligne « Play Money » (Dibbell, 2006). Il raconte au début des années 2000 son voyage en Californie, puis à Tijuana au Mexique, à la rencontre d’un entrepreneur américain qui décide de salarier des Mexicains pour collecter puis revendre la monnaie du jeu en ligne Ultima Online (Origin systems, 1997) [10]. Plus récemment, des études sur les travailleurs des plateformes en ligne ont apporté de nouvelles données, montrant notamment une localisation du microtravail dans certains pays asiatiques ou africains (Lehdonvirta et al., 2018 ; Graham et al., 2017 ; Beauvisage et Mellet, 2016). Toutefois, ces analyses portent principalement sur l’émergence de plateformes de microtravail dont le rôle explicite est l’appariement de clients avec des travailleurs rémunérés dans le but de produire des services numériques.
12 En marge de ces études, l’un de ces chercheurs a toutefois publié un article de blog sur la géographie du goldfarming (Lehdonvirta, 2014). Ces résultats proviennent de l’étude de la base de données d’une plateforme hongkongaise qui monétise plusieurs types de services entre les joueurs de certains jeux en ligne – Dofus en est pratiquement absent, mais World of Warcraft y est par exemple très représenté. Les fragments du travail endossés par les goldfarmers apparaissent concentrés en Chine. La circulation monétaire y est presque impossible à contrôler pour les entreprises propriétaires des jeux. Alors que des activités qui impliquent la revente de personnages de jeu sont davantage représentées dans les pays occidentaux où il est plus difficile de suspecter les changements d’adresse IP d’un compte client localisé dans des pays voisins. Ces résultats intéressants ont le défaut de ne pas provenir des bases de données des jeux en ligne, mais de celle d’une plateforme de courtage tierce. Elles ne permettent donc pas d’évaluer pour chaque jeu ce que représente le volume de ces flux. Elles ne permettent pas non plus d’appréhender les échanges lucratifs locaux, entre joueurs des mêmes zones géographiques qui peuvent communiquer sans passer par ce type de plateforme en ligne. Nos investigations montrent par exemple à ce sujet que des transactions sont effectuées directement grâce aux réseaux d’interconnaissances des joueurs, via la messagerie instantanée du jeu, les réseaux sociaux, ou en passant par des forums de fans, de guildes de joueurs ou des sites internet de petites annonces locales. Autant de canaux d’échange lucratifs qui restent à ce jour ignorés des enquêtes quantitatives.
La géographie du goldfarming vue au travers des plateformes de courtage
13 Comme les activités des farmers des pays éloignés sont intégrées à l’économie de plateformes en ligne, les méthodes d’enquête en ligne nous ont donc permis d’identifier les traits principaux de l’organisation de leur travail et de ses implications économiques.
14 Un jeu en ligne doit rapporter de l’argent à l’entreprise qui le gère, sans pour autant refouler les publics payeurs intéressés par les activités apparemment les plus rudimentaires, ou qui peuvent se réaliser sans l’aide d’autres joueurs. En ce qui concerne notre propre enquête sur le jeu Dofus, cela explique que l’entreprise propriétaire appelée Ankama ne valorise pas seulement les joueurs qui s’intéressent aux combats tactiques insérés dans des aventures collectives. Dans Dofus, pour augmenter ses chances de progression et accroître la richesse de son personnage, il est surtout décisif de passer du temps dans le jeu, quitte à y faire toujours la même chose. Ce mécanisme est rentable pour Ankama, car il incite à renouveler l’abonnement des clients qui ne s’intéressent pas aux tactiques de combat les plus élaborées.
15 Le principe de base pour stimuler les échanges sociaux à distance est, quant à lui, le suivant : les personnages incarnés dans ces jeux disposent d’avantages comparatifs destinés à les rendre complémentaires et interdépendants. La possibilité pour le joueur d’incarner une « classe de personnage » capable d’accumuler plus rapidement que d’autres la monnaie du jeu induit donc des effets économiques et sociaux très importants [11]. Contre toute attente, ces effets ne se limitent bien souvent pas à l’activité ludique circonscrite à l’enceinte logicielle du jeu. Cette petite économie est débordée par des organisations de joueurs spécialisés dans la production lucrative de monnaie du jeu. Des joueurs peuvent en acheter sur des plateformes internet spécialisées dans le courtage des monnaies de jeux en ligne.
16 L’internaute qui se rend sur une de ces plateformes de courtage a la possibilité d’acheter la monnaie du jeu Dofus appelée « Kamas » contre des euros. Ensuite, un e-mail lui indique une heure et un lieu de rendez-vous dans le jeu, un personnage du jeu dirigé par un salarié de la plateforme de courtage l’attend pour lui transférer la somme de monnaie du jeu grâce à un transfert unilatéral effectué à l’aide d’une interface d’échange marchand du jeu.
17 En 2011, nous avons voulu prolonger nos entretiens avec des joueurs français par des discussions avec ceux qui procurent des Kamas à ces plateformes internet à but lucratif. Malheureusement, les personnages qu’ils dirigent dans Dofus refusent systématiquement d’entamer des conversations textuelles, ce qui est généralement perçu par les autres joueurs comme une absence de maîtrise des langues occidentales, et les confortent dans l’idée qu’ils sont chinois ou coréens. Nous avons donc décidé de passer directement par les plateformes de courtage de monnaie des jeux en ligne qu’on trouve un peu partout sur internet. Nous avons utilisé l’interface de chat de ce site pour parler avec les salariés chargés du service client des cinq entreprises de goldselling les plus citées par les joueurs de Dofus vus en entretien. Ces interfaces servent normalement à l’aide en ligne des clients, il y est donc presque impossible d’initier avec succès une conversation explicite sur l’organisation du travail dans l’entreprise s’occupant de la plateforme de courtage.
18 Nous sommes toutefois passés par ces services clients pour leur poser des questions sur l’activité de collecte des Kamas dans Dofus. Nous avons découvert à cette occasion que nos interlocuteurs avaient toujours plusieurs fonctions dans l’entreprise et pouvaient souvent entamer des négociations pour nous racheter des Kamas contre des euros. Première constatation, la séparation entre fournisseurs et clients des plateformes n’est pas si étanche que ces sites internet le laissent penser. N’importe quel joueur de Dofus peut vendre ses Kamas à ces plateformes en toute discrétion, ce n’est pas réservé à un groupe de joueurs triés sur le volet. Pour en apprendre davantage, nous avons donc inséré nos questions dans des négociations marchandes en vue de vendre des Kamas à la plateforme.
19 Lorsqu’une discussion a finalement lieu, il peut se passer plusieurs minutes entre deux échanges. En cas de signe d’impatience, les salariés répondent fréquemment comme dans cet extrait de conversation en chat avec un « responsable client » du site Dofusbuy :
Bruno Vétel : Pourquoi tu attends autant avant de me donner ta réponse ?
Dofusbuy : Comme je l’ai dit, j’étais un peu occupé ^^
Bruno Vétel : tu es en ligne avec d’autres vendeurs ?
Dofusbuy : oui. tout le temps. on a beaucoup de jeux à gérer en parallèle.
21 Un comptage des jeux proposés sur les 5 sites de courtage indique que les salariés que l’on sollicite en chat doivent gérer en même temps les offreurs et les demandeurs de monnaie pour en moyenne 30 jeux en ligne. Il faut donc s’armer de patience pour espérer une réponse. L’extrait de conversation en chat avec le responsable client du site de dofu smart nous informe aussi sur une autre difficulté souvent rencontrée auprès des salariés de ces entreprises :
Bruno Vétel : et tu es en activité depuis combien de temps ?
Ray : tu n’as pas besoin d’autant. tu nous poses toujours plein de questions et nous vends jamais rien.
23 L’interruption rapide de cette discussion est elle aussi représentative des difficultés que nous avons eues à maintenir les conversations au-delà de quelques échanges textuels. Il faut veiller à bien sélectionner ses questions pour ne jamais dévier trop longtemps du contexte d’une négociation marchande, sans quoi les salariés se méfient et mettent fin à la discussion.
24 Nous avons toutefois pu obtenir un peu plus d’information sur l’organisation de la structure commerciale avec un « responsable client » du site IGVault :
Bruno Vétel : bonjour. c’est possible de vendre des kamas pour dofus ?
陈[Chen] : ouais, bien sur. on a besoin de kamas de tous les serveurs
Bruno Vétel : c’est quoi les serveurs avec les prix les plus hauts ?
陈[Chen] : tous les serveurs ont le même pris 2.5usd/m ou 1.8 eur/m [prix par millions de kamas]
Bruno Vétel : c’est plutôt bas:-]
陈[Chen] : on a 2 fournisseurs et vendent à ce prix. bon combien de kamas tu as maintenant ?
Bruno Vétel : 2 fournisseurs pour tous les serveurs ?
陈[Chen] : ouais a tunis.
Bruno Vétel : tu es aussi a tunis?
陈[Chen] : non. a shangai.
26 Nous constatons que les salariés responsables du service client déclarent toujours que leurs entreprises sont localisées dans de grandes villes chinoises [12], mais que les « goldfarmers » qui leur procurent la monnaie du jeu résident aussi bien à Shanghai, à Hong Kong, qu’à Tunis ou Bucarest. Ces localisations des « fournisseurs » (suppliers) recoupent celles qu’indiquaient déjà Heeks (2008) et Dyer-Witheford et De Peuter (2009), affirmant que ces emplois se trouvent dans les villes avec des infrastructures fiables pour accéder à internet et une main-d’œuvre à bas coût, combinant les atouts pour développer la pratique rémunérée de tels jeux en ligne. La localisation des entrepreneurs responsables des plateformes internet de courtage de monnaies peut être un peu différente, car elle est liée à d’autres contraintes, notamment l’optimisation des revenus en localisant le site internet de courtage dans un pays avec une devise locale qui a un taux de change favorable par rapport aux devises d’acheteurs libellées dans des pays occidentaux. Une division stricte entre le travail de collecte de monnaie du jeu et celui de la revente sur un site de courtage semble être la règle en la matière, le travail de courtage nécessitant des compétences que n’ont pas tous les joueurs rémunérés. Les courtiers doivent en effet maîtriser la programmation d’un site web comportant des interfaces de paiement en ligne, gérer les stocks de monnaie du jeu pour chaque serveur de jeu [13], en fonction de la dynamique de la demande et de la répression de l’entreprise créatrice du jeu qui supprime régulièrement les « personnages de stockage » détenant les réserves de monnaies du jeu des courtiers. Enfin, pour parer aux litiges avec des joueurs acheteurs de monnaie du jeu, les courtiers doivent disposer d’un service client suffisamment fourni et capable de communiquer en anglais avec les clients occidentaux.
27 En étudiant la base de données de la plateforme AuctionPlayers.com dans son analyse de 2014, Lehdonvirta arrive au même résultat et précise que les services clients doivent maîtriser l’anglais et sont majoritairement situés aux Philippines. La maîtrise linguistique héritée d’un passé colonial peut donc jouer un rôle dans la localisation des services en ligne de chaque jeu.
Le rôle paradoxal des « goldfarmers » dans l’économie interne du jeu Dofus
28 Nos enquêtés salariés d’Ankama appellent souvent des « goldfarmers » les joueurs qui adoptent des pratiques lucratives dans Dofus. Ces enquêtés qui ont en moyenne trente ans sont un peu plus âgés que les joueurs de Dofus que nous avons rencontrés. Les salariés d’Ankama se réfèrent donc, dans ce cas, plus spontanément à la dénomination adoptée par des médias généralistes et les participants à d’autres jeux en ligne qu’ils affectionnent et pratiquent en soirée après le travail, à l’instar de World of Warcraft.
29 Pourtant, des observations menées directement dans le jeu Dofus nous montrent que le jeu à finalité lucrative implique presque toujours des personnages contrôlés par des « bots », contraction du mot « robot ». Le mot désigne l’usage de programmes informatiques tiers par le joueur pour diriger à sa place des personnages dans Dofus et leur faire répéter sans interruption des suites d’actions simples préprogrammées. La majorité de nos enquêtés joueurs de Dofus attribuent le jeu lucratif aux « bots » et non pas aux « goldfarmers ». Le terme de « bot » faisant référence à ce qu’ils observent en jeu et non au discours des médias généralistes.
30 Dans Dofus, les salariés d’Ankama confirment que les goldfarmers avec des adresses IP étrangères sont ceux qui utilisent massivement des « bots » pour « farmer » à leur place, parfois jusqu’à huit à douze heures d’affilée. L’ampleur de cette adoption a des conséquences : un joueur qui s’aventure dans les territoires les plus fréquentés du jeu croise des « bots » au cours de presque toutes ses parties.
31 Dans le cas précis de Dofus, ce qui est remarquable par tous les joueurs, ce sont des personnages du jeu situés à proximité des zones réservées aux débutants, dont les comportements simples sont répétés sur de longues périodes, sans aucune marge d’improvisation. Les joueurs font souvent le lien causal entre l’usage de logiciels interdits qui automatisent les actions des personnages et ces observations. D’après eux, certains joueurs rémunérés les emploieraient pour faciliter leur travail, ce qui est confirmé par notre enquête auprès des services clients des plateformes internet de courtage de Kamas. Il ne reste plus à ces joueurs utilisateurs de bots qu’à revendre leurs collectes aux plateformes. Celles-ci se chargent d’organiser la logistique de stockage des Kamas auprès de personnages de jeu spécialisés dans cette tâche, puis ils la redistribuent à leurs clients, des joueurs payeurs. Les personnages de Dofus détenus par les plateformes de courtage remplissent donc un rôle qui s’apparente, en quelque sorte, à un travail de banquier et de convoyeur de « fonds virtuels ». Du point de vue des salariés de Dofus, ils se contentent de transférer des Kamas entre des joueurs « fournisseurs » de Kamas (les goldfarmers) et des joueurs « clients » qui s’en servent pour jouer.
32 La pratique des joueurs « fournisseurs » est visible en jeu, en règle générale leur personnage est actif jour et nuit, joué à tour de rôle par deux personnes qui collectent le maximum de monnaie du jeu (Heeks, 2008). Ces joueurs se comportent en véritables « ouvriers du jeu », adoptant des routines d’action qui rappellent un travail à la chaîne parce qu’elles se concentrent sur les monstres de « bas niveau » et sont encore plus répétitives que les autres pratiques de farm classiques décrites précédemment. Ces joueurs sont vite remarqués par les autres participants, parce qu’ils ne communiquent et ne collaborent qu’entre eux. Ils cohabitent donc dans le même univers de jeu que le restant des joueurs, sans interagir comme les joueurs « légitimes » ont l’habitude de le faire entre eux (en échangeant des messages textuels, en se combattant, etc.). Cette fréquentation d’espaces communs sans interaction directe nourrit chez les joueurs « légitimes » une aversion à leur égard. Dans ce contexte, les problèmes de l’économie interne des jeux en ligne sont attribués par ces joueurs « légitimes » aux joueurs « fournisseurs ». C’est ainsi que Gwenaël déclare :
« Les bots gâchent tout sur le principe, c’est une vraie plaie parce que ça tue l’économie d’énormément de biens du jeu qui pourraient être exploités par les gens. […] À cause de ça, certains objets dans le jeu sont sous- ou surévalués. »
34 Ces travailleurs ont donc rarement bonne presse et sont accusés de perturber l’écologie de Dofus. Les joueurs débutants trouvent qu’ils « volent » leurs monstres de faible niveau et les ressources du jeu qui leur sont associées, les salariés d’Ankama considèrent qu’ils parasitent leur activité lucrative, réalisant du profit « sur leur dos », tout en dégradant la réputation du jeu par leur présence visible de tous. Ces critiques sont toutefois à mettre en regard de la finalité de l’activité de production lucrative de monnaie du jeu. Cette monnaie est revendue sur internet contre des euros à la fraction des joueurs qui ne veulent pas « farmer » pour progresser. Ceux-ci veulent surpasser plus facilement d’autres joueurs, ou tenir le rythme de progression qu’un groupe qui consacre plus de temps qu’eux à jouer en collectif. Sans ce service lucratif, ces joueurs moins persévérants seraient contraints d’abandonner le jeu et en conséquence de cesser de payer leur abonnement mensuel, perdant l’accès complet à ce jeu freemium [14].
35 Dans la suite, nous étudions cette forme de « coopétition », de dépendance contradictoire qui lie entre eux les différents types de joueurs et les salariés d’Ankama. Finalement, chacun profite avantageusement de la situation, mais des salariés de l’entreprise créatrice et des joueurs qui se sentent plus légitimes que d’autres semblent malgré tout se percevoir comme des concurrents des joueurs qui collectent des objets à des fins lucratives.
Les jeunes joueurs pauvres des pays riches
36 Cette partie décrit le contrepoint local du goldfarming internationalisé, pour le cas de Dofus. Toutes les pratiques qui sont détaillées correspondent à la mise au travail des joueurs français pauvres pour le compte des autres. Nous nous attachons à montrer en quoi ces pratiques locales se différencient nettement du goldfarming étranger, même si elles peuvent parfois cohabiter en offrant des services proches à d’autres types de joueurs. Les deux activités sont basées sur la pratique du farm de Kamas, mais avec des finalités différentes : le goldfarming sert apparemment à enrichir des salariés ou des indépendants. Le farm des joueurs pauvres [15] des pays riches enrichit surtout certains travailleurs indépendants sans statut légal particulier. Cependant, ce farm se différencie du goldfarming car il sert pour une bonne part des joueurs à obtenir des ristournes afin d’économiser de l’argent et de continuer à jouer. Les entreprises de jeux en ligne parviennent donc à mieux cadrer le travail des joueurs pauvres occidentaux. Elles réagencent leurs pratiques pour maintenir ces joueurs dans leur statut légal de client, afin de capter plus facilement les profits de leur labeur.
37 Dans la suite, un premier volet de la partie analyse l’implication des familles les plus modestes dans les pratiques lucratives des enfants. Le second décrit les temporalités du farm destiné au réabonnement. D’abord, il détaille l’évolution des formules d’abonnement à Dofus, qui encourage le farm pour les joueurs pauvres et les met en partie en concurrence avec les goldfarmers. Puis, le farm est abordé au travers de sa dynamique temporelle, en particulier sous l’angle des vacances scolaires qui représentent le temps privilégié de sa pratique. Nous montrons notamment pourquoi les vacances sont privilégiées pour le farm dans les milieux les plus modestes, alors que les goldfarmers sont décrits dans la littérature comme exerçant leur activité de farm sur des heures de travail.
L’implication familiale dans les trafics lucratifs
38 Les joueurs revendeurs « à leur propre compte » sont rarement mentionnés dans les recherches académiques. Pourtant, plusieurs de nos enquêtés joueurs évoquent leur existence, mais sans jamais être en mesure de nous fournir un contact qui consentirait à nous parler [16]. Nous avons tenté de recruter des enquêtés sur un site de petites annonces, où certains proposent à la revente des objets du jeu et des personnages de Dofus. Aux termes de négociations téléphoniques avec 40 rédacteurs de petites annonces, nous avons réalisé quatre entretiens en face-à-face. L’ensemble de ces discussions nous permettent de décrire des pratiques de jeu rémunérées qui suivent deux trajectoires distinctes.
39 La première est celle de joueurs experts de Dofus qui parcourent le jeu sans chercher de rémunération. Un jour pourtant, ils réalisent un acte de revente ponctuel : parmi les joueurs en ligne qui se lassent, certains, à l’occasion de leur départ définitif du jeu, revendent biens et personnages du jeu à des amis ou à des inconnus trouvés via des sites internet de petites annonces et des forums de fans de jeux vidéo. Les parents vivent souvent cette revente comme un soulagement. Ils y voient un compromis pour mettre fin à la pratique de Dofus de leur enfant qui y consacrait beaucoup de temps. La fin du jeu et son remplacement hypothétique par d’autres loisirs est souvent interprété comme la suspension d’une menace qui aurait pesée sur la réussite scolaire de leur enfant.
40 Deuxième cas, les joueurs font de ces reventes une activité lucrative planifiée à l’avance et génératrice de rentrées d’argent régulières. Ils tirent parti de leur connaissance du jeu et des moyens d’en détourner certains mécanismes. Ces joueurs ont été les plus difficiles à approcher. Parmi nos enquêtés, ils sont majoritairement issus de quartiers populaires situés dans des banlieues parisiennes et lilloises. Plusieurs refus d’entretiens tendent à montrer que ces joueurs ont peur d’être dénoncés à la police ou à Ankama.
41 L’un d’eux est serveur dans un fast-food d’une banlieue du sud-est de Paris. Au téléphone, il est plutôt enthousiaste et accepte de nous rencontrer pour nous expliquer « toutes ses techniques pour s’enrichir » grâce à Dofus. Il ne s’est finalement pas présenté à l’entretien dans un café de sa ville et n’a pas donné suite à nos relances téléphoniques. Sa ligne téléphonique a finalement été résiliée le jour suivant et il n’a plus jamais répondu à nos e-mails.
42 Un autre cas nous permet de préciser que les difficultés de recrutement sont liées aux peurs qui habitent les joueurs et leurs familles lorsque nous leur demandons de parler de ces pratiques en face-à-face, à proximité de leur lieu de vie. Nous avons contacté « Damien » sur un site de petites annonces. Le joueur qui se fait appeler ainsi y vend un personnage de Dofus de niveau 199 pour environ 200 euros, le prix habituellement constaté pour de tels personnages. Cette fois-ci, nous avons réussi à rencontrer ce joueur, mais au terme de négociations de plusieurs semaines, par mail, puis par Skype et enfin par téléphone mobile. Sa présentation en ligne et son pseudo Skype – masqué afin de préserver l’anonymat de l’enquêté – font référence à des mondes culturels omniprésents lors de notre enquête auprès des jeunes joueurs : le monde des hackers et le monde du rap français [17], ici sa présentation Skype reprend les paroles du morceau d’un rappeur parisien incarcéré à plusieurs reprises pour braquage et détention d’armes.
Le profil Skype du joueur dénommé « Damien »

Le profil Skype du joueur dénommé « Damien »
43 Il change sa photo au bout de quelques mois et se représente alors torse nu, mais tête hors cadre. Un format de « selfie » que nous retrouvons sur le profil Skype de deux autres adolescents joueurs de Dofus que nous avons vus en entretien. L’âge du profil de « Damien », 26 ans, semble faux puisque cet enquêté ressemble à un adolescent. Quand il accepte finalement le principe d’une rencontre, il nous précise alors « au fait jmapel pas damien mes sébastien ;) ». Ces populations masculines de joueurs aux pratiques de jeu rémunérées issus de banlieues populaires mettent en scène la présentation numérique d’un soi qui comporte souvent ce type de contraste. D’une part, il y a exhibition de divers symboles de virilité et d’appartenance à la famille et d’autre part un souci de dissimuler une partie de son identité, notamment en cachant son visage, son âge, son prénom et l’adresse précise de son lieu de vie.
44 Nous discutons ensuite avec Sébastien par l’interface de chat de Skype. Il nous indique qu’en fait, en l’échange d’un entretien, il veut être payé. Devant notre refus, il nous demande à la place des numéros de téléphone mobile de filles de 16-18 ans, parce que, déclare-t-il par SMS, « leur 06 c difficile de les avoir dans Dofus c toutes des putes elles veulent des k [Kamas] en echange ». Essuyant un second refus, il nous recontacte par lui-même et nous demande l’envoi par e-mail d’un scan de notre « carte professionnelle » – ça sera notre carte d’étudiant. Il accepte alors de nous rencontrer sans nouvelle contrepartie. Nous lui demandons alors les coordonnées téléphoniques de sa mère, qui accepte le rendez-vous après nous avoir confié ses inquiétudes au sujet des résultats scolaires de son fils. Le jour du rendez-vous, nous arrivons une demi-heure en avance à la gare RER la plus proche de leur domicile. Sébastien nous envoie le SMS « c mort elle a dit :(» Sa mère a changé d’avis. S’ensuit pas moins d’une heure et demie de négociations par SMS et par téléphone avec Sébastien, qui tient à négocier personnellement avec sa mère. Finalement, son père l’amène en voiture et nous réalisons l’entretien en sa présence. Le jeune joueur de Dofus s’avère n’avoir que 14 ans. Nous découvrons enfin la manière dont Sébastien organise sa petite entreprise :
« Je prends des bots en fait. Et pour trouver les bots, je tapais sur YouTube puis sur des forums de cheat [18] puis tu télécharges. Donc on le télécharge, après on doit acheter une clé d’activation. Déjà t’as le logiciel pour le tester, après, s’il te plaît, t’achètes une clé d’activation. Moi c’est dès le début la clé d’activation. Moi je l’ai testé cinq minutes, après j’ai acheté la clé. C’est pour quatre codes, enfin quatre Starpass [système de paiement par messagerie téléphonique surtaxée le plus utilisé pour le commerce parallèle dans Dofus], donc ça fait dans les 8 euros le bot, mais si on en fait plusieurs de bots ben ça fait… Moi j’avais besoin de plusieurs bots, pour avoir plus de Kamas, grâce à leur métier. Je vais dans les champs là où y a plein de blé et tout et je l’active [le logiciel de bot] et le lendemain, ouais, mes persos en ont ramassé plein [d’objets d’une faible valeur en Kamas] et ils les mettent à la banque. Après je les revends en HDV [hôtel des ventes], puis les Kamas je les revends avec notre PayPal sur un site internet [de courtage]. »
46 Le jeune joueur gagne donc des euros en revendant les Kamas tirés des objets du jeu que ses multiples personnages farment sous le contrôle d’un logiciel de « bot ». L’originalité est qu’il précise que ces logiciels de « bots » sont très facilement accessibles via YouTube et en payant par téléphone mobile environ huit euros par personnage joué. Autrement dit, les profits en euros tirés de la production automatisée de monnaie du jeu sont captés par un nouvel intermédiaire qui vend des logiciels de bots à ceux qui veulent tenter de s’enrichir. Les concepteurs de Dofus nous précisent que ce type de bots est pour eux plus facile que d’autres à identifier. Il s’agit de programmes d’automatisation des tâches de jeu de mauvaise qualité : les personnages sont rapidement identifiés et détruits. Malgré ces défauts, Sébastien arrive à en retirer quelques centaines d’euros par mois, parce qu’il en utilise plusieurs en même temps, en « multi-compte ». Suite à cette conversation, son père l’interrompt :
« L’achat des bots ça chiffre à la fin, mais bon ça rapporte un peu. Et tellement il sait les choses, vu comment il a commencé, je pense, il va aller à Stalingrad, parce que ça va arriver jusqu’à [pause] moi je dis au début on voulait le mettre dans une école qui fait informatique, mais avec ses notes il peut pas aller. Je dis, tout ce que tu sais et ben ça te sert à rien. Ils en veulent pas à l’école. »
48 Le père entretient un rôle ambivalent vis-à-vis de l’activité lucrative de son fils. Il critique sa conduite scolaire, mais le reste de l’entretien confirme qu’il loue constamment ses compétences en informatique et sa capacité à ramener de l’argent supplémentaire au domicile. En effet, en connectant le compte PayPal de son fils au compte bancaire personnel du père, celui-ci partage les quelques bénéfices des trafics avec Sébastien. Dans les cas de joueurs issus de milieux populaires, mineurs sans compte bancaire, la récupération d’une rémunération peut difficilement se faire seule, car le plus souvent il faut encaisser des chèques ou mettre en place des systèmes de paiement en ligne rattaché à des comptes bancaires. Si les parents sont au courant, il n’est donc pas surprenant qu’une organisation du jeu rémunéré soit favorisée au sein de la cellule familiale, afin d’apporter au foyer un revenu complémentaire.
Les vacances scolaires. Le farm retrouvé
49 Afin de mieux comprendre comment s’organisent les activités de farm de joueurs pauvres cherchant à réduire leur coût d’abonnement, nous allons maintenant montrer de quelle manière les joueurs de Dofus articulent le temps passé dans le jeu avec celui passé sur le lieu de travail. Cette question a déjà été étudiée chez les vidéojoueurs qui ont un travail salarié (Boutet, 2011). La majorité des joueurs de Dofus étant encore scolarisée, c’est l’influence des activités menées au collège et au lycée qui contraint davantage les plages de jeu. Cette partie se concentre sur le rôle du temps scolaire en l’abordant suivant plusieurs modalités, la première recourt à l’analyse de données quantitatives, les suivantes à nos entretiens semi-directifs.
50 Étudions tout d’abord le lien entre temporalité scolaire et pratique de Dofus chez les joueurs francophones. Premièrement, les interruptions d’abonnement apparaissent fortement corrélées au calendrier des vacances scolaires. Les périodes d’école correspondent à un renforcement de l’abonnement, ce qui traduit une intensification de la pratique de Dofus par le plus grand nombre. En revanche, les vacances s’accompagnent d’une baisse des abonnements, donc d’une suspension de la pratique pour davantage de joueurs. Deuxièmement, nos entretiens précisent ce résultat puisqu’en période de vacances, les joueurs de milieux favorisés cessent plus volontiers de s’abonner, alors que ceux issus de milieux populaires restent plus souvent à la maison et jouent davantage [19], souvent en pratiquant le farm. Troisièmement, le prolongement de l’activité de jeu en vacances nécessite le plus souvent le maintien de l’abonnement. Or l’abonnement des joueurs pauvres par téléphone mobile favorise un réabonnement qui couvre des durées courtes, de l’ordre d’une à deux semaines. Lors des vacances courtes, le prolongement de la pratique des joueurs pauvres est donc facilité, d’autant plus parce que le téléphone mobile est leur moyen de paiement préféré lorsqu’ils sont encore scolarisés, celui dont ils gèrent le maigre budget en relative autonomie, un peu à l’abri du contrôle parental. Dépendants de leur crédit téléphonique, les joueurs pauvres sont a priori handicapés pour jouer lors de périodes de vacances plus longues, notamment en été.
La suspension de l’abonnement pendant les vacances
51 Afin d’analyser le lien entre pratiques scolaires et jeu à Dofus, nous avons enregistré le cours entre deux monnaies spécifiques de Dofus entre novembre 2010 et mai 2012 (19 mois). Nous avons retenu une observation quotidienne sur chacun des 23 serveurs de jeu francophones de Dofus, totalisant un peu plus de 20 000 observations du taux de change entre les deux monnaies en vigueur dans le jeu (les Kamas et les Ogrines).
52 La première monnaie du jeu est le Kamas, son rôle principal a déjà été détaillé. En revanche, pour mieux cerner ce que représente la seconde, il faut tout d’abord revenir à son introduction dans Dofus au printemps 2010. Cette nouvelle monnaie intermédiaire appelée « Ogrine » se veut une alternative légale et concurrentielle aux achats de Kamas en euros pratiqués sur les sites de courtage liés aux goldfarmers. La figure 2 et l’encadré qui la suit détaillent les deux utilisations possibles des Ogrines achetées contre des euros.
Les circuits d’échange entre Ogrines et Kamas

Les circuits d’échange entre Ogrines et Kamas
Une fois acquises, les Ogrines s’échangent au choix, soit contre du temps d’abonnement sur le site web de Dofus, soit le joueur se rend dans une interface du jeu appelée la « place de marché » pour échanger ses Ogrines contre les Kamas détenus par d’autres joueurs. La première étape est un préalable obligatoire : elle consiste pour certains joueurs fortunés à convertir des crédits de temps de travail salarié (des Euros) en crédits de temps d’abonnement (des Ogrines). La seconde étape est facultative : c’est l’échange entre joueurs de surplus de crédits de temps d’abonnement (des Ogrines) et crédits à la consommation d’objets du jeu (des Kamas).
Les transactions sur la « place de marché » se font sous la forme d’offres d’Ogrines et de Kamas que chaque joueur met aux enchères en précisant la quantité à vendre et le taux de change souhaité. Il en résulte un système monétaire avec un taux de change Kamas/Ogrine qui varie pour chaque transaction. Celui-ci est en partie régulé par l’affichage de cours mensuels, d’un cours moyen actuel, ainsi que les besoins en temps de réabonnement des joueurs et la vitesse de production des Kamas dans le jeu. Les deux derniers paramètres sont relativement mal contrôlés par les salariés d’Ankama, en raison de la singulière complexité de l’économie de la cinquantaine de serveurs de jeu qu’ils doivent administrer en temps réel. L’équipe craint également de « dérégler » l’économie des serveurs en touchant au système des Ogrines. Celui-ci conditionne directement les abonnements au jeu, c’est-à-dire les sommes importantes d’argent rapportées à l’entreprise.
53 En première approximation, l’introduction des Ogrines débouche donc sur l’équilibre socioéconomique suivant : les joueurs riches peuvent facilement dépenser des euros pour acquérir les Kamas de joueurs auxquels ils financent du temps d’abonnement. Ces joueurs sans budget vont par la suite consacrer une part conséquente de ce temps d’abonnement à collecter les Kamas qui assureront leur futur réabonnement. La démocratisation de la pratique de réabonnement en Kamas permise par les Ogrines a donc pour effet principal d’encourager les joueurs pauvres à trouver le moyen le plus rapide pour collecter beaucoup de Kamas. Grâce aux Ogrines, ceux qui sont les plus préoccupés par la pérennité de leur abonnement vont donc chercher les méthodes de farm les plus efficaces. Cela a également pour effet d’autonomiser les réabonnements des jeunes joueurs du contrôle parental sur leurs moyens de paiement. En revanche, les Ogrines n’ont aucun effet sur les trafics de Kamas à finalité lucrative, la négociation avec les parents restant souvent de mise pour obtenir l’accès au compte bancaire.
54 Les courtiers entretiennent des plateformes de microtravail tierces alimentées par les activités de goldfarmers en partie situés dans des pays pauvres. Le système des Ogrines entre en concurrence avec ce mode de production lucratif et délocalisé des Kamas [21]. Cette innovation permet à Dofus de devenir officiellement une plateforme de jeu et de microtravail. Elle se différencie des plateformes de courtage liées aux goldfarmers car Ankama empêche l’enrichissement des joueurs qui échangent leurs Kamas en Ogrines, les Ogrines pouvant être considérées comme des coupons de réduction pour continuer à participer à titre gracieux à l’animation du jeu et au bon fonctionnement de son économie interne.
55 Cette première analyse n’intègre pas encore précisément de variable temporelle. Les données quantitatives de taux de change Kamas/Ogrine que nous avons collectées visent à en préciser cette dimension afin de formuler des hypothèses que nous recouperons dans la prochaine partie avec nos données qualitatives. Pour le moment, des séries de taux de change spécifiques ont été distinguées pour chacun des serveurs de jeu en fonction des périodes du calendrier scolaire français. Une vue synthétique de nos résultats est présentée en figure 3, en annexe.
56 Sur chaque serveur francophone de Dofus, quelle que soit sa date de mise en fonctionnement, le taux d’abonnement en Kamas est ordonné en trois séries hiérarchisées très différentes [22]. Nous pouvons classer ces séries de manière décroissante, le taux de change le plus fort concerne la période de fréquentation scolaire, puis vient la période des vacances scolaires courtes lorsqu’elle concerne au moins l’une des zones A, B et C – pendant la Toussaint, Noël, les vacances de février et Pâques – et enfin la période des grandes vacances d’été pour laquelle le taux est toujours le plus faible.
57 Nous pouvons faire l’hypothèse que les joueurs de Dofus se réabonnent en Kamas davantage pendant les périodes d’enseignement scolaire et passent donc peut-être aussi plus de temps à farmer des Kamas dans le jeu pour s’abonner sans dépenser d’euros. En contrepoint, lors des vacances scolaires, les joueurs renouvellent moins leurs abonnements en Kamas, le désengagement le plus important intervenant lors des grandes vacances d’été.
Les joueurs d’origine populaire pratiquent davantage pendant les vacances
58 Les joueurs vus en entretiens rendent compte d’une vision plus nuancée, qui précise et confirme certaines hypothèses issues de nos données quantitatives. En particulier, les variations de rythme de jeu en périodes de vacances scolaires sont distinctes en fonction de la CSP des joueurs, de leur mode de paiement de l’abonnement et de la pression scolaire et parentale. Pour la plupart des joueurs dont la personne de référence a une CSP caractéristique de milieux favorisés, les vacances sont abordées comme chez Richard :
« C’était les vacances d’été donc je me suis pas abonné pendant les 2 ou 3 mois à peu près, c’était de mi-juin à la rentrée mi-septembre. Je suis parti avec des potes et aussi après en famille, j’ai jamais été vraiment longtemps ici à la maison. Après de toute façon en vacances, moi j’ai pas envie de jouer à Dofus. J’ai autre chose à faire, enfin voir des potes, bouger, faire autre chose quoi. Quand je suis pendant plusieurs semaines en vacances, je peux me connecter, mais comme j’ai dit, j’ai mieux à faire. »
60 Ce joueur parle d’abord de ses vacances d’été puis étend ses remarques à toutes ses vacances scolaires. De manière générale, l’été est plus propice à l’arrêt de Dofus, mais les autres périodes de vacances sont également peu favorables au jeu. Les revenus du joueur salarié ou des parents du joueur non-salarié permettent de partir en vacances en famille ou avec d’autres amis qui ont eux aussi suffisamment d’argent. Le lieu de villégiature n’est pas nécessairement dépourvu d’un ordinateur connecté à internet, mais les joueurs renoncent souvent à pratiquer Dofus, soumis à un environnement social moins propice au jeu sur ordinateur.
61 Dans le cas des foyers d’origine populaire dont la personne de référence est caractérisée par une CSP d’employé ou d’ouvrier, les joueurs n’ont pas autant de facilité à partir en vacances régulièrement, à l’instar de Mohamed :
« Les vacances, je jouais pas des fois, parce que mes parents, comme ils sont divorcés, ma mère des fois elle a juillet et des fois elle a août, une année sur deux, et mon père, pareil. Donc on partait des fois en vacances avec des parents, mais pas tout le temps, pas souvent. Donc si j’étais à la maison je jouais, je demandais qu’on m’abonnait un mois et je m’abonnais un mois et je jouais. »
63 Les joueurs d’origine populaire restent plus souvent à la maison pendant leurs vacances et utilisent une partie non négligeable de ce temps pour jouer à Dofus.
Le réabonnement des joueurs pauvres pendant les vacances
64 Le financement de l’abonnement est néanmoins problématique pour ces joueurs pauvres, à l’instar de Renaud (CSP employé) :
Pour s’abonner à Dofus avant l’introduction des Ogrines, les joueurs pauvres d’origine populaire comme Renaud privilégient d’abord l’usage de leur téléphone mobile (cf. encadré). Ils n’ont pas beaucoup de crédit téléphonique et doivent donc s’en servir judicieusement.« Pour l’abo’ avant les Ogrines, Dofus en général j’appelais, c’était plus souvent j’appelais. D’ailleurs, ça m’a coûté une fortune en crédit [téléphonique]. »
Les usages des codes d’abonnement entre 2004 et 2010
65 Ce petit budget disponible sur leur téléphone leur permet généralement de se réabonner facilement pendant les vacances scolaires courtes. Le joueur suivant illustre l’usage que réservent de nombreux joueurs aux abonnements par téléphone :
« Les codes audio c’est vraiment trop cher par rapport à la durée d’abonnement, rapport qualité durée, 3 euros environ, bof. Je le fais, mais ponctuel, pour une semaine quoi. On s’abonne une semaine, c’est plutôt cher pour une semaine quand on est régulier. Donc, je veux dire quand on joue juste pendant 2 semaines de vacances comme moi, alors ça reste malgré tout plus avantageux de prendre ça. C’est à ça que ça sert en fait. »
67 Lors de vacances courtes, le paiement de l’abonnement par appel téléphonique joue un rôle fondamental dans le maintien des joueurs qui ont le plus de mal à accéder à des moyens de paiement plus conventionnels comme la carte bleue [23]. Contre un appel surtaxé de quelques euros, il devient alors possible de se réabonner une semaine, ce qui convient à l’usage d’un joueur qui n’a rien d’autre à faire à la maison lors de vacances scolaires courtes. Les joueurs pauvres sont donc les premiers à recourir à ce mode de paiement lors des vacances courtes qu’ils passent plus souvent que d’autres chez eux.
68 En second lieu, lorsqu’ils n’ont plus de crédit téléphonique, par exemple parce que la période de vacances est plus longue, les joueurs comme Renaud doivent se rabattre sur d’autres stratégies bien plus compliquées pour s’abonner. Ce dernier s’embrouille lorsqu’il tente de s’expliquer :
« Après, j’ai eu ma petite période où j’achetais des codes à des joueurs dans le jeu, contre des K [Kamas] [pause]. Bon, ça me faisait chier, parce que je galérais pour me faire de la tune [des euros en travaillant pour financer seul son crédit téléphonique] et donc au final j’achetais le code là-dedans [il montre son écran d’ordinateur où le jeu Dofus est lancé], à d’autres joueurs. Donc au final, j’en achetais tout le temps zéro ; c’était dur à trouver un fournisseur, donc ça m’emmerdait. »
70 Ces joueurs essaient de trouver directement dans le jeu Dofus d’autres participants un peu plus riches prêts à leur échanger un code d’abonnement « Audiotel » contre des Kamas. Cette pratique est malheureusement très incertaine : nos enquêtés joueurs tout comme des salariés de l’entreprise créatrice nous ont confirmé qu’elle était sujette à de nombreuses arnaques, puisqu’aucun moyen simple ne permet de s’assurer de l’échange réciproque des Kamas contre un code audiotel. Pour cette raison, l’avènement des Ogrines change beaucoup de choses pour les joueurs pauvres comme Renaud :
« Vu que j’avais pas tout le temps d’abo’, ben je suis resté à Astrub [village des débutants] comme un ptit con, je foutais que dalle, ça me faisait chier d’ailleurs [soupir]. Bref, et après, il y a eu les Ogrines qui sont arrivées, puis à partir de là je m’y suis mis, tu sais, puis là j’ai rattrapé le temps perdu. Grâce aux Ogrines maintenant je paye plus rien, plus rien du tout. Là je me suis dit “bah attends, bouge pas, je peux m’abonner gratos, c’est tout ! Attends attends, bouge pas là, je vais faire un truc de fou, je vais plus payer” [sourire]. Et puis au final maintenant ça me coûte plus rien Dofus. »
Conclusion
72 Le farm lucratif est donc une charge principalement endossée par les goldfarmers que les recherches académiques décrivent comme de jeunes majeurs organisés depuis des pays pauvres pour gagner de quoi vivre. La monnaie du jeu issue du farm lucratif s’achète donc rarement directement entre joueurs. Des sites de courtage font l’intermédiaire. Leurs comptes bancaires sont hébergés « offshore », dans des pays réputés pour la faiblesse de leur devise nationale. La marge lors de la revente d’une monnaie du jeu dans un pays occidental est augmentée par un taux de change favorable.
73 Les courtiers sont propriétaires de sites web offshores qui articulent des marchés à deux faces complémentaires. D’une part, ils centralisent l’offre d’argent virtuel qu’une multitude de goldfarmers de pays pauvres leur vend à prix modique. D’autre part, ils répondent à la demande des joueurs occidentaux qui ne souhaitent pas perdre de temps à collecter cet argent dans le jeu. Ces sites de courtage mondialisent la distribution des ressources des jeux en ligne. Ils organisent à l’échelle du globe l’appariement des ressources virtuelles et des profits monétaires, dont ils captent la marge la plus importante (Heeks, 2008).
74 Notre enquête a permis d’identifier chez de jeunes joueurs occidentaux des activités de farm apparemment similaires à celles des goldfarmers étrangers. Ils sont souvent mineurs et ceux qui en font une activité pérenne sont le plus fréquemment issus de milieux populaires. Des experts qui dégagent de plus grosses marges peuvent être issus de milieux favorisés ou être des adultes. Ils sont généralement beaucoup plus visibles, car ils savent bien mettre en valeur leurs compétences techniques. Toutefois, lors de nos enquêtes, nous avons constaté que leur nombre était nettement plus réduit que les jeunes de milieux populaires qui se donnent du mal pour gagner tout au plus quelques centaines d’euros par mois. Ces derniers peuvent pratiquer le farm lucratif, notamment en s’aidant de bots de mauvaise qualité. Toutefois, pour gagner un peu d’argent malgré leurs compétences techniques limitées, ils sont contraints de diversifier un panel d’activités rémunératrices simples à mettre en œuvre. Dans toutes ces tâches lucratives, ils dépendent à la fois de leurs parents qui détiennent des comptes bancaires et d’informaticiens anonymes qui captent une bonne partie des marges, notamment par la mise à disposition des bots [24].
75 Les sites de petites annonces que nous avons visités sont quant à eux spécialisés dans la revente de personnages et d’équipements très recherchés, rarement de monnaie du jeu. Nous avons découvert que les joueurs qui revendent leurs personnages versent aussi dans la production de Kamas grâce au farm et à son automatisation, mais l’objectif final reste le plus souvent de pouvoir mieux équiper son personnage pour le faire progresser vite et le revendre plus cher.
76 Une manière d’expliquer le maintien si fréquent de ces pratiques dans une zone grise du droit peut s’expliquer en partie par l’observation des rapports qu’entretiennent les joueurs avec les entreprises qui produisent les jeux. Si celles-ci n’appliquent pas toujours de sanctions, c’est sans doute parce qu’elles entretiennent une relation pour le moins trouble avec ces joueurs rémunérés et les plateformes de courtage. Ces travailleurs du jeu, extrêmement nombreux, ont longtemps été stigmatisés comme de « mauvais joueurs ». Ils paient pourtant aussi pour accéder et progresser dans la plupart des jeux, contribuant directement à la rentabilité de l’entreprise. Les activités qu’ils exercent à un rythme continu, pour certains nuits et jours, pour d’autres vacances après vacances, contribuent activement à stabiliser les économies internes de ces jeux sans que l’entreprise responsable intervienne.
77 Peu d’entreprises de jeux en ligne ont pour le moment clairement résolu les deux principaux problèmes moraux qui se posent. À savoir, la délégation des tâches de jeu répétitives les moins prestigieuses à des profils de joueurs bien précis, et leur rétribution à la pièce, souvent sous forme de bons de réduction plutôt que de versement d’euros. Il y a eu plusieurs tentatives pour prendre en charge la mise au travail des plus pauvres, avec des conséquences pour le moins ironiques.
78 Certains jeux en ligne sont conçus dès l’origine pour encourager ces pratiques : la « monétisation des objets virtuels » des joueurs fait partie du mode de fonctionnement encouragé par les concepteurs du jeu. Parmi les pionniers du genre, les plus populaires et les plus durables sont sans doute Projet Entropia (Mindark, 2003), Second Life (Linden Lab, 2003) et EVE Online (CCP Games, 2003).
79 Les entreprises créatrices de MMORPG comme Dofus ont à l’origine empêché ces pratiques, puis identifiant leur développement « parasitaire » sous la forme du goldfarming, elles ont fait le choix de les affaiblir au profit de nouveaux microtravailleurs au statut de clients légitimes, parfaitement intégrés au design des jeux. Le farm y occupe donc à ce jour une place centrale, qui profite à des plateformes de goldfarming qui se maintiennent en place contre vents et marées et à un système de farm intégré aux plateformes de jeu qui est placé au cœur même du game design, à l’instar des jeux comme EVE Online.
80 En parallèle, depuis 2008, ces manières de contenir le goldfarming ont été intégrées à de nombreux jeux inédits apparus sur Facebook et sur smartphones. Ces nouveaux jeux en ligne sont conçus dès l’origine pour ne retenir que les aspects les plus rentables des MMORPG comme Dofus. Ils proposent donc un accès au jeu gratuit, assorti d’incitations agressives à acheter très régulièrement à l’entreprise des objets virtuels utiles pour progresser. Les données d’activité des joueurs sont maintenant analysées de près par des statisticiens appelés « data analysts » qui collaborent avec des ergonomes, spécialistes de l’« User eXperience Design » (UX Design). Ces équipes modifient constamment leurs jeux, afin de proposer des objets virtuels payants au moment où ils ont le plus de chance d’être consommés. Les joueurs qui ne cèdent pas sont contraints à des activités de jeu plus répétitives, accentuant leur désir de payer pour s’en libérer.
81 Dans le même temps, ces jeux suppriment bien des possibilités d’échange d’objets de jeu dans les MMORPG. La valorisation des aptitudes des joueurs à commercer et à réfléchir aux complexités économiques de ces jeux disparaît en grande partie, tout comme le goldfarming se trouve substitué : à l’instar de ce qu’ont produit les Ogrines dans Dofus, le farm devient le fardeau des joueurs qui souhaitent moins payer, incitant les plus aisés à dépenser de l’argent pour éviter ce sort peu enviable. En comparaison de ces jeux sur Smartphone et Facebook, les MMORPG semblent donc proposer de vastes espaces de liberté. Malgré ces distinctions, l’activité de farm est pourtant un phénomène social qui traverse la plupart des jeux en ligne, fruit d’une articulation étroite des règles du jeu aux modèles de rémunération des entreprises. Occuper les joueurs à faire toujours la même chose reste un bon moyen pour maintenir à moindres frais sa rentabilité, même si l’organisation durable de cette rétention est complexe à mettre en œuvre et n’est donc pas à la portée dans tous les jeux. Quoi qu’il en soit, ces entreprises ont intérêt à allonger la durée de vie de ces mondes en ligne dont l’attrait découle de la densité d’habitants. Il semble cependant souhaitable de se donner un peu plus les moyens d’étudier les conditions de vie à distance de ces résidents.
Trois séries relatives aux périodes scolaires. Chacune représente la moyenne des taux de change Kamas/Ogrine en fonction des serveurs francophones identifiés par leur date de création

Trois séries relatives aux périodes scolaires. Chacune représente la moyenne des taux de change Kamas/Ogrine en fonction des serveurs francophones identifiés par leur date de création
Notes
-
[1]
On peut citer les jeux vidéo en version « shareware » et plus récemment les offres d’abonnement temporairement gratuit.
-
[2]
Dans la suite, nous simplifions le propos en parlant seulement d’échanges en euro.
-
[3]
Parmi les analyses quantitatives des jeux en ligne, les plus citées datent d’avant 2005 et elles ont été effectuées par les tenants des Game Studies anglo-saxonnes (Ducheneaut et Moore, 2004 ; Ducheneaut et al., 2006). Pour des raisons qui tiennent en partie à la volonté de créer un champ disciplinaire autonome, ces recherches considèrent qu’il faut étudier la culture vidéoludique en la détachant de ce qui se passe en dehors du jeu (Boellstorff, 2013). Ces chercheurs se concentrent donc sur l’étude de données d’activités collectées en ligne, sans les confronter systématiquement à des enquêtes sociodémographiques consacrées aux joueurs.
-
[4]
Ceux-ci dominent historiquement l’important marché des MMORPG (en anglais : Massively Multiplayer Role Playing Game).
-
[5]
Leur surnom évoque implicitement la recherche de profits monétaires. Il fait également référence à l’objet le plus fréquemment revendu contre des euros : une monnaie spécifique à chaque jeu, dont l’unité de compte est souvent symbolisée par une pièce d’or que les joueurs de toutes les nationalités rebaptisent parfois par commodité « gold ».
-
[6]
Il s’agit des cinq plateformes les plus fréquemment évoquées dans nos entretiens : IGVault, Virbanks, Virgames, Dofusbuy et Dofusmart.
-
[7]
Jin Ge fait exception, il est à l’époque étudiant en communication à l’Université de San Diego. On lui doit les premières vidéos de « goldfarmers chinois » qu’il diffuse le 8 mars 2006, décrivant leur travail quotidien et la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes : https://www.youtube.com/watch?v=ho5Yxe6UVv4. En complément, un article et un commentaire du réalisateur permettent de mieux comprendre le contexte de conception du documentaire : http://terranova.blogs.com/terra_nova/2006/03/disembodiment_h.html, https://www.youtube.com/watch?v=rEegohRPsqg (consultés le 2 décembre 2014).
-
[8]
Nous avons discuté ailleurs (Vétel, 2013) du documentaire « Game Over » diffusé sur Arte le samedi 2 novembre 2013. Il propose un exemple représentatif de la figure médiatique des « goldfarmers chinois ». Ils sont dépeints comme des groupes de jeunes Chinois à peine sortis de l’adolescence. Fascinés par le libéralisme économique, ils seraient prêts à contourner toutes les lois en usant de leurs connaissances en informatique afin de maximiser des profits extorqués à de jeunes joueurs occidentaux.
-
[9]
Parmi les pratiques répandues, on peut citer notamment le « powerleveling », le prêt de son personnage à un employé chargé de le faire progresser au maximum en « niveaux d’expérience » sur une période de temps aussi courte que possible.
-
[10]
Dibbell a également publié un article aux accents picaresques au sujet des anciens patrons d’IGE (2008), une entreprise de courtage en monnaie de jeux en ligne.
-
[11]
Nous n’évoquerons pas ici les problèmes d’inflation et de déflation qui ont cours dans les univers virtuels, ils sont déjà bien documentés par divers chercheurs (Castronova, 2005 ; Heeks, 2010).
-
[12]
Dyer-Witheford et De Peuter le confirment lorsqu’ils rendent compte de la concentration de ces entreprises de courtage à l’occasion d’une enquête menée dans la région de Shanghai (2009). Les entreprises de « goldfarming » chinoises seraient localisées sur la côte est du pays entre Shanghai et Guangzhou, ainsi que dans les provinces du Nord-Est.
-
[13]
Il est difficile techniquement de relier en temps réel des millions de joueurs distants grâce à un seul espace numérique qui leur permet d’interagir les uns avec les autres. Pour cette raison, ce que les joueurs appellent Dofus regroupe en réalité une collection de « serveurs de jeu » indépendants, chacun capable d’accueillir quelques milliers d’utilisateurs simultanément. Chacun donne initialement accès à la même étendue géographique de jeu, puis les personnages qui l’habitent la font évoluer de manière unique au fil de leurs rencontres. Chaque serveur voit donc son économie évoluer de manière différente.
-
[14]
Un service freemium est d’accès gratuit, mais comporte des bridages tant que le client ne paie pas un abonnement, un peu à la manière du logiciel « shareware », mais avec une mensualisation du paiement. Dofus encourage fortement à payer un abonnement après avoir progressé jusqu’à un certain point dans l’univers du jeu, ce qui correspond généralement à une dizaine d’heures de jeu chez un débutant.
-
[15]
Dans la suite, le terme fait référence aux joueurs qui ont des moyens financiers réduits pour jouer en ligne. Ils ne sont donc pas nécessairement issus de familles modestes, même si ces dernières CSP sont mieux représentées parmi les joueurs pauvres.
-
[16]
Les difficultés à évoquer les pratiques lucratives sont analysées par Grundy (2008).
-
[17]
Le métal est le second style musical fortement représenté, fréquemment associé à l’esthétique gothique – parfois à des collections d’armes blanches – et à l’« heroic fantasy ».
-
[18]
Ce sont des forums spécialisés dans la diffusion de logiciels de triche et de « serveurs privés » de jeux en ligne. Ces derniers sont étudiés dans le chapitre suivant.
-
[19]
Au regard de nos résultats statistiques, les classes moyennes favorisées semblent donc les plus nombreuses parmi les joueurs de Dofus.
-
[20]
Le joueur achète des Ogrines en euros, mais il est impossible de les revendre à Ankama, de manière à empêcher tout enrichissement de joueurs qui inciterait à la spéculation.
-
[21]
En comparaison des plateformes de courtage tierces, celle d’Ankama basée sur les Ogrines permet des transactions légales et avec de meilleures garanties de recouvrement en cas de défaillance technique. Les producteurs de Kamas intéressés par un abonnement sans payer d’euros sont également moins productifs que ceux qui revendent des Kamas aux courtiers. Ces analyses se déduisent des cours du Kamas à euros constants qui sont bien plus élevés dans le jeu officiel que sur les sites de courtage tiers. On gardera en tête que, pour augmenter leurs marges, les goldfarmers étrangers peuvent tout à fait échanger une partie de leurs Kamas contre des Ogrines pour se réabonner, puis écouler le reste contre des euros sur une plateforme de courtage tierce.
-
[22]
Trois moyennes de la série relative aux vacances scolaires des zones A, B et C sont très supérieures, elles sont dues à trois valeurs singulières des taux de change journaliers du 10, 12 et 25 avril 2012, liés à l’exploitation par des joueurs d’incohérences apparues dans le jeu suite à une mise à jour de Dofus. De telles « rentes » apparaissent ponctuellement dans nos statistiques, mais elles ont toujours un impact sur les taux de change extrêmement limités dans le temps.
-
[23]
Toutefois, parmi les vacances scolaires courtes, Noël semble faire exception et occasionne une baisse du nombre d’abonnements au jeu comparable à celle de l’été. Elle s’explique comme pour les grandes vacances par la simultanéité de ces vacances pour les 3 zones administratives et sans doute par l’incitation sociale à se retrouver en famille, empêchant de s’isoler pour jouer sur l’ordinateur très longtemps. En comparaison de Noël, toutes les autres vacances scolaires connaissent une baisse beaucoup plus modérée des abonnements, quelles que soient celles de la zone administrative A, B ou C. L’abonnement téléphonique contribue à modérer cette baisse des abonnements, mais ceci s’explique en partie aussi parce que ces périodes courtes d’une à deux semaines n’ont jamais lieu exactement en même temps dans toutes les zones administratives de France.
-
[24]
Nous ne savons pour le moment rien de ces informaticiens, ni leur nationalité, ni le type de relations qu’ils entretiennent avec d’autres acteurs en place, comme les goldfarmers eux aussi friands de bots, et les propriétaires de sites de courtage dont les gains dépendent des volumes fournis en monnaie du jeu.