CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La fréquentation des sites de rencontres constitue aujourd’hui une pratique sociale répandue dans de nombreux pays occidentaux (Brym & Lenton, 2001 ; Madden & Lenhart, 2006 ; Dutton et al., 2008 ; Schulz et al., 2008 ; Daneback, 2006). Cela est vrai en France, en particulier pour les jeunes entre 18 et 24 ans, dont presqu’un tiers s’est déjà connecté à un tel site selon une enquête menée en 2006 (Bajos & Bozon, 2008). Face à la popularité de ces espaces internet, les chercheurs s’interrogent sur la spécificité du cadre numérique et ses effets sur les comportements et les relations qui en découlent. L’absence de face à face se trouve au cœur des analyses et donne lieu à des recherches concernant notamment les stratégies de présentation de soi (Jagger, 2001 ; Illouz, 2006 ; Ellison et al., 2006), les critères de sélection des partenaires (Kaufmann, 2006 ; Hitsch et al., 2004), les comportements mensongers (Toma et al., 2008 ; Cornwell & Lundgren, 2001), les conditions de « révélation de soi » (self-disclosure) et la possibilité de nouer des relations intimes sur Internet (Lardellier, 2004 ; Whitty, 2008 ; McKenna et al., 2002 ; Hardey, 2002 ; Merkle & Richardson, 2000 ; Lawson & Leck, 2006).

2Ces travaux ont permis une meilleure compréhension des principaux changements liés au passage d’une rencontre non médiatisée à un processus de familiarisation principalement fondée sur le texte écrit et le décryptage d’un « profil » plutôt qu’un corps physique. Face à un phénomène nouveau et massif, les analyses ont eu principalement pour objectif d’expliquer des logiques d’ensemble. Par conséquent, les différents usages sociaux en fonction du genre, de l’âge, de la trajectoire sociale et de l’orientation sexuelle restent encore peu explorés. Toutefois, il apparaît aujourd’hui difficile de parler de « la rencontre en ligne » en général et de ne pas préciser les caractéristiques de la population et du lieu étudiés notamment. Alors que la fréquentation des sites de rencontres ne semble cesser de se diffuser, il est désormais important d’en fournir des analyses nuancées qui explorent la variété des acteurs, des pratiques et des espaces concernés.

3Dans l’objectif de mieux comprendre les logiques sociales à l’œuvre dans ces nouveaux lieux de rencontres, il semble particulièrement important de prendre en compte les différents cadres d’interaction. Internet ne peut pas être considéré comme un lieu unique et les sites doivent être étudiés dans leur diversité, tout comme les espaces offline, en ce qu’ils comportent une population, des activités et une organisation propres (cf. Fiore & Donath, 2004 ; Whitty, 2008 ; Boutet, 2008). Contextualiser l’usage paraît d’autant plus important que l’architecture du site encadre fortement le comportement des utilisateurs (Chaulet, 2009 ; Ellison et al., 2006). Ainsi, loin d’être limité à une toile de fond, le design des interfaces relationnelles exerce, selon Dominique Cardon, un « effet performatif », notamment sur la mise en scène de soi (Cardon, 2008, p. 104).

4De plus, basé principalement sur la communication écrite, Internet constitue un univers où les mots définissent et donnent corps aux lieux et aux acteurs. Plus difficilement transmis par le visuel et l’implicite, le ciblage en ligne conduit à nommer explicitement les pratiques et les individus auxquels s’adressent les sites : « forum des seniors », « chat gay », « rencontres amicales entre femmes »… Sur Internet, les acteurs sont ainsi sans cesse interpellés par différents éléments de leur identité sociale – l’âge, le genre, le statut professionnel, l’orientation sexuelle, la couleur de peau, etc. –, et se voient proposés des espaces fort différents en fonction des interpellations auxquelles ils répondent.
À travers à la fois le ciblage et le design, les webmasters créent ainsi des espaces aménagés pour différentes populations et pratiques. Donner une image davantage nuancée des rencontres amoureuses et sexuelles en ligne nécessite par conséquent d’identifier au préalable la nature des sites qui y sont dédiés et la manière dont ceux-ci encadrent l’action des internautes. Pensée comme la première phase d’une recherche sur les usages sociaux des sites de rencontres en France, l’étude présentée dans le cadre de cet article répond premièrement à la volonté d’identifier la nature des sites proposés sur Internet et les différents acteurs auxquels ils s’adressent. Deuxièmement, il s’agit de comprendre la manière dont les divers sites sont organisés, afin de mettre au jour les cadres normatifs dans lesquels sont pris les choix d’architecture. S’appuyant sur la conviction que le discours et la matérialité des sites influencent l’usage qui en est fait, notre objectif consiste à rendre compte de la manière dont les sites diffèrent entre eux selon la population et les activités qu’ils prennent pour cible et à cerner la manière dont ils participent ainsi à définir le champ des possibles pour différents acteurs en matière de rencontres en ligne.

Une étude de la toile des sites de rencontres

5Il ne sera pas ici question de la rencontre en ligne en général, mais d’un type d’espace numérique en particulier. Nous définissons un site de rencontres comme un site internet principalement organisé en vue de la mise en relation de partenaires amoureux et/ou sexuels et proposant pour cela des fonctionnalités qui permettent un contact sans intermédiaires entre des particuliers. Ne sont donc pas inclus dans notre analyse les sites de réseaux sociaux, des sites de petites annonces, les pages web d’agences matrimoniales ou des sites qui mettent principalement en relation des internautes avec des animateurs/animatrices rémunéré(e)s [1].

6Les résultats présentés se basent sur une étude de 1045 sites de rencontres francophones, identifiés et répertoriés pendant l’automne 2008, principalement à l’aide du site Google.fr, premier moteur de recherche en France [2], et une série d’annuaires web. Parmi ceux-ci, 145 sites ont participé à un questionnaire électronique et six sites ont fait l’objet d’études de cas (voir encadré°1). Si la volonté de cette enquête est d’explorer la toile des sites de rencontres, nous reconnaissons aussitôt les limites d’un tel projet. En effet, étant donné l’énorme difficulté liée à la tentative de répertorier un domaine du web, tout essai reste nécessairement partiel et arbitraire. Sans outil pour apprécier réellement l’étendue et les frontières du terrain et avec une constante transformation de celui-ci à travers l’apparition et la disparition continuelle de sites, le résultat reste une photographie imparfaite de la réalité. De plus, dépendant de moteurs de recherche commerciaux pour accéder au web, le chercheur ne maîtrise pas entièrement les conditions d’accès à son terrain. Toutefois, la visibilité réduite du web est constitutive de l’objet d’étude et doit moins être considérée comme un obstacle qu’une condition incontournable du travail d’enquête. Si la production des résultats reste particulièrement difficile à contrôler lorsque l’étude porte sur Internet, c’est toutefois davantage une question d’échelle que d’un réel changement des conditions de recherche : comme pour d’autres objets d’étude, l’enjeu consiste à limiter la part arbitraire et la nature nécessairement partielle des analyses et non pas à prétendre à un travail exhaustif [3].

Encadré 1. Méthodologie et terminologie

Inventaire
Entre octobre et décembre 2008, 1045 sites de rencontres (voir définition ci-dessus) ont été recensés à l’aide du site Google.fr. Plus de 300 mots de requêtes (mots clés) ont été utilisés afin d’accéder à une grande variété de sites. Les vingt premiers résultats, c’est-à-dire les liens URL affichés sur les deux premières pages du site Google.fr suite à une requête, ont été étudiés et catégorisés lorsque ceux-ci correspondaient à la définition donnée. Lorsque nous avons identifié plusieurs noms de domaines pour un même site, ce qu’on appelle « marques blanches » ou « marques grises », seul le site principal était classé. Dans la mesure où l’étude s’inscrit dans une recherche concernant l’usage des sites de rencontres en France, seuls ont été catégorisés les sites en langue française à l’exception de ceux ciblant explicitement une autre population que celle vivant en France (sites en vue de populations belges, québécoises, nord-africaines, etc.)
« Sites répertoriés »
Nous appellerons désormais « sites répertoriés » les 1045 sites de rencontres recensés et catégorisés. Dans la mesure où les espaces effectivement identifiés dépendent des mots de requêtes utilisés, il ne s’agit pas d’un échantillon aléatoire mais d’une base de données construite conformément à des choix de recherche.
Toutefois, avec l’objectif de repérer le plus grand nombre de sites possibles, le travail de recension n’a été interrompu que lorsqu’une très forte redondance en termes de sites identifiés a été constatée. Nous avons ainsi des raisons de penser que le corpus de « sites répertoriés » donne une image relativement fidèle des grandes tendances qui caractérisent la toile effective des sites de rencontres. Un peu plus de la moitié de ces sites (551) ont pu être contactés afin d’inviter les responsables à répondre à un questionnaire électronique relatif à leur site.
« Sites interrogés »
Sur 551 sites contactés, 145 questionnaires valides ont été réceptionnés, soit un taux de réponse de 26 %. Ces sites participants – qui comprennent la majorité des plus grands sites de rencontres en France en termes de nombre d’inscrits – seront désormais appelés « sites interrogés ». Outre le questionnaire, ces sites ont également fait l’objet d’une étude qualitative approfondie analysant l’« architecture » des sites (procédures d’inscription, fonctionnalités et formulaires de questions), le design (couleurs, photographies et graphiques) et le registre discursif employé.
Études de cas et entretiens semi-directifs
Six sites, caractéristiques de tendances générales, ont fait l’objet d’études de cas comprenant notamment des analyses statistiques des bases d’inscrits anonymisées. Des entretiens semi-directifs ont également été effectués avec des responsables et des webmestres de différents types de sites de rencontres.

7Si le nombre de sites répertoriés (voir l’encadré°1 pour les définitions) est élevé – 1045 sites –, leur accessibilité sur Internet ne traduit pas forcément un usage effectif par les internautes. Il est au contraire probable qu’un nombre important d’entre eux connaissent peu, ou pas, d’utilisateurs. Dans les sites interrogés, le nombre d’inscrits déclarés est très variable et va de onze personnes à plusieurs millions de membres [4]. La moitié des sites déclare avoir moins de 13 000 « comptes d’utilisateurs » enregistrés et un tiers affirme en avoir moins de 3700 [5]. Bien que la toile des sites de rencontres en France paraisse ainsi caractérisée par une proportion importante de petits sites en termes de nombre d’inscriptions, ce sont quelques grands sites établis qui constituent l’objet de la quasi-totalité des travaux français et étrangers. S’il est important d’accorder une attention particulière aux plates-formes dominantes, non seulement en raison des effectifs, mais aussi en ce qu’elles constituent des modèles de références [6], limiter l’analyse à ces espaces revient à passer à côté d’une grande diversité de sites de petite taille qui accueillent pourtant ensemble de nombreux utilisateurs : 84 % des sites interrogés affirment avoir moins de 90 000 comptes d’utilisateurs, ce qui représente toutefois au total plus de 1 636 000 inscriptions. La fréquentation des sites de rencontres francophones ne peut donc pas être réduite à l’usage de Meetic.fr et étendre l’analyse aux « petits sites » paraît intéressant si l’on entend donner une image plus nuancée de la pratique.
Plus précisément, nous faisons l’hypothèse que les plates-formes de référence constituent un cadre d’interaction particulier qu’il est possible et important de situer par rapport à d’autres types de sites de rencontres de nature différente. Nous pensons notamment que les modèles organisationnels diffèrent sensiblement selon que les sites prennent pour cible une population hétérosexuelle ou homosexuelle, mais aussi que la toile des sites de rencontres tend à se segmenter en fonction d’autres éléments sociodémographiques. Alors que le fonctionnement général des sites – et plus précisément l’évaluation des partenaires sur critères détaillés – est couramment présenté comme la tendance d’une rationalisation contemporaine des rencontres amoureuses et sexuelles (Lardellier, 2004 ; Kaufmann, 2006), il paraît intéressant de vérifier si la « spécialisation » des sites s’inscrit également dans une telle logique. Dans les pages suivantes, nous tenterons de vérifier ces hypothèses à travers une analyse de la nature des sites proposés sur Internet, ainsi que la façon dont ceux-ci sont organisés et se différencient en fonction des populations auxquelles ils s’adressent.

Lieux de rencontres et champs des possibles

Le socle commun

8Un « profil », une annonce, ainsi que la possibilité de télécharger une photographie de soi sont les trois services de base proposés par la très grande majorité des sites de rencontres en France. Parmi les sites interrogés, plus de 90 % comportent au moins l’ensemble de ces trois composants. Le terme « profil » désigne la partie visible du « compte d’utilisateur » où est enregistrée la série d’informations qu’a fournies l’utilisateur lors de l’inscription et, éventuellement, lors d’un stade ultérieur de complément du profil. Il s’agit d’un espace voué à la présentation de soi, ainsi qu’à la description du partenaire et de la relation envisagés. Il se présente sous forme d’une fiche récapitulative des réponses fournies à un formulaire de questions quasi exclusivement à choix multiple. Ces renseignements standardisés constituent ensemble une sorte de « carte d’identité » détaillée, dressant le bilan des caractéristiques considérées comme particulièrement importantes lors de l’évaluation d’un partenaire amoureux et/ou sexuel. Les différents sites de rencontres n’offrent néanmoins ni le même nombre, ni le même type de questions. Ces éléments varient au contraire fortement selon la cible du site. De plus, à ces questions fermées s’ajoute l’« annonce » où l’utilisateur est incité à, voire obligé de, rédiger un texte libre pour nuancer et personnaliser sa présentation de soi. Exception faite de la photographie facultative, qui vient donner un visage à l’internaute, les sites de rencontres connaissent ainsi des autoportraits largement verbaux.

9En ce qui concerne les moyens de communication mis à disposition des utilisateurs, il s’agit principalement d’une messagerie différée interne (une « boîte aux lettres »), un système de messagerie instantanée (un « chat »), ainsi que la possibilité de faire signe à un autre membre à travers une notification sans message portant des noms divers tels que « flash », « charme », « clin d’œil », « kiff », etc. Ce dernier outil est suffisamment ambigu pour permettre aux utilisateurs d’attirer l’attention des autres membres, sans pour autant trop s’exposer, s’engager ou dévoiler ses intentions. S’inscrit également dans le répertoire d’outils de communication non verbaux un système de notification permettant de connaître les membres ayant visité – c’est-à-dire visionné – le profil. Laisser des traces « chez » un autre membre, potentiellement de façon répétée, constitue un autre moyen de se montrer à l’autre, sans établir pour autant un contact véritable.

10Ces moyens de communication constituent très largement les services payants. Sur les 84 sites interrogés dont le fonctionnement est partiellement payant (58 %), la moitié font payer l’envoi de courriels et 40 % la lecture de même que l’utilisation du chat. Lorsqu’il s’agit de sites hétéro-orientés, un peu moins de la moitié des sites ne sont payants que pour les hommes (46 %).
Si nous constatons un socle commun de services pour l’ensemble des sites, le contenu du formulaire, les fonctionnalités supplémentaires, la mise en page et les discours véhiculés diffèrent en revanche fortement. La manière dont varient ces éléments n’est pas le fruit du hasard, mais dépend d’une segmentation de la toile des sites de rencontres. Plus précisément, les sites se structurent et se différencient en fonction de trois éléments principaux qui sont l’identité sexuelle et les caractéristiques sociales de la population ciblée ainsi que la catégorisation normative en différents « types » de relations amoureuses et sexuelles. En fonction de l’articulation de ces trois éléments, les sites présentent à la fois une mise en page et une organisation pratique différente et forment en cela une série de sous-ensembles de sites relativement homogènes entre eux. Nous tâcherons par la suite de décrire la toile qui se dessine en fonction de ces éléments structurants.

Visibilité et possibilités variables selon l’identité sexuelle

11L’influence de l’orientation sexuelle des utilisateurs sur l’organisation des sites de rencontres se traduit par un « ciblage » de populations pensées comme distinctes. Différentes identités sexuelles sont cependant plus ou moins la cible des sites de rencontres, se trouvant plus ou moins explicitées et visibles et bénéficiant d’espaces de rencontres forts différents.

Le « grand public » hétérosexuel et les « sites gays »

12Invités à répondre à une question à choix multiple concernant les acteurs auxquels s’adresse leur site, plus de 80 % des webmestres interrogés disent s’adresser à des individus hétérosexuels. Moins de deux tiers disent s’adresser à des hommes gays (64 %), des femmes lesbiennes (57 %) et/ou des hommes et des femmes bisexuel(le)s (54 %). Un tiers vise des hommes et des femmes travesti(e)s, transgenres ou transexuel(le)s. Ces différentes populations constituent néanmoins des cibles plus ou moins constituées en tant que telles sur Internet. En réalité, seuls les hommes gays constituent une catégorie d’individus à la fois explicitement et exclusivement interpellés par un grand nombre de sites de rencontres [7]. Il existe sur le web un ensemble important de sites qui se disent – à travers le nom de domaine et/ou les textes de présentation publiés sur la page d’accueil – « site de rencontres gays » ou « chat gay » [8]. Il s’agit d’un sous-domaine établi et largement identifié par les acteurs dont le fonctionnement est exclusivement organisé en vue de rencontres entre hommes.

13Alors qu’ils sont largement cités dans le questionnaire, les individus hétérosexuels constituent néanmoins une cible moins nette. Premièrement, il n’existe pas sur Internet de population hétérosexuelle interpellée en tant que telle par les sites : on n’y observe pas d’espaces nommés « sites de rencontres hétérosexuelles ». Telles des exceptions à la règle, seules les orientations sexuelles minoritaires doivent s’afficher pour être visibles. Il s’agit là d’une « présomption d’hétérosexualité » (Butler, 2005) caractérisant la vie sociale par ailleurs (cf. Deschamps et al., 2009) et qui sur les sites de rencontres conduit à considérer les individus hétérosexuels comme une cible par défaut d’espaces qualifiés de sites « généralistes » ou de sites « grand public ». Deuxièmement, ces espaces ne sont que rarement réservés aux rencontres entre les sexes opposés. Il est en effet souvent possible de s’inscrire et d’interagir en tant qu’« homme qui cherche un homme » ou « femme qui cherche une femme ».
Si ce n’est pas à travers une interpellation explicite, les sites « généralistes » se présentent néanmoins comme des lieux voués essentiellement à la rencontre entre hommes et femmes. À travers notamment l’usage des couleurs (l’alliance du rose et du bleu), des symboles (l’union des symboles du féminin et du masculin) et des photographies commerciales (images de couples homme-femme), ils dessinent par des moyens non verbaux les contours très nets d’une rencontre exclusivement hétérosexuelle. Nous qualifierons donc désormais ces sites, qui s’adressent principalement à des individus hétérosexuels à travers des symboles véhiculés en texte et en images, de « sites hétéro-orientés ».

Invisibilité lesbienne et impossibilité bisexuelle

14Comparés aux sites de rencontres gays, les sites destinés à la rencontre entre femmes constituent un sous-ensemble beaucoup moins établi. Sensiblement moins nombreux, ils partagent également l’appellation de « site lesbien » avec des espaces internet destinés à un public masculin hétérosexuel. En raison de l’érotisation des relations sexuelles entre femmes, notamment dans le cadre de la pornographie hétérosexuelle, il existe en effet sur Internet un nombre important de sites de « lesbiennes » ciblant principalement des hommes. La coexistence sous le même nom amène d’ailleurs les sites voués aux femmes à instaurer une procédure téléphonique d’authentification de la voix qui est obligatoire pour les nouvelles inscrites, afin de voir validé leur profil : seules les « femmes certifiées » seront acceptées et les hommes sont par conséquent interdits d’accès.

15De plus, les sites de rencontres qui s’adressent explicitement aux femmes lesbiennes sont dans leur très grande majorité le produit d’entreprises qui, outre le site lesbien, gèrent, ou des sites gays ou une série de sites diversement ciblés. Ainsi, ces espaces se présentent couramment soit comme une version lesbienne d’un site gay préexistant, soit comme une « spécialisation » parmi tant d’autres. Dans les deux cas, ils apparaissent comme des produits dérivés de sites créés en premier lieu pour d’autres populations et l’« adaptation » lesbienne du site-modèle est peu élaborée (plutôt la suppression que l’ajout ou la modification de fonctionnalités et de questions). Ce point s’explique par l’image flottante du lesbianisme qui prévaut dans les sociétés occidentales où il est tantôt considéré comme une relation platonique, tantôt comme un échec de l’hétérosexualité ou tantôt comme un penchant sexuel de femmes hétérosexuelles (Butler, 1993 ; Chamberland & Théroux-Séguin, 2009). En l’absence de représentation claire de la sexualité entre femmes, les créateurs de sites lesbiens – qui sont rarement des femmes lesbiennes – proposent des plates-formes édulcorées et réduites au socle commun de questions générales.

16On trouve également sur Internet des espaces de rencontres ciblant plus généralement une population homo- et bisexuelle et, parfois, « trans ». S’ils se qualifient le plus souvent « site gay et lesbien », voire « site LGBT », la mise en page de nombreux sites s’adresse largement aux hommes gays, en particulier au travers des photographies, des symboles et du vocabulaire employés. Il s’agit d’un ciblage implicite des hommes qui trouve un écho dans la composition de la base d’inscrits : seulement 20 % des inscriptions déclarées par les sites gays et lesbiens interrogés sont des inscriptions de femmes.

17Concernant les pratiques bisexuelles, il est intéressant de noter qu’alors que les sites spécialisés dans les rencontres « bi » paraissent très rares, la bisexualité se pratique aussi difficilement sur la majorité des sites hétéro-orientés et certains sites gays et lesbiens. Il est en fait rarement possible de s’inscrire en tant qu’« homme (ou femme) qui cherche un homme ou une femme ». Sur les sites de rencontres, les relations amoureuses et sexuelles sont le plus souvent pensées sur un mode dichotomique : on ne peut accéder qu’aux profils et interagir avec les individus d’un seul sexe choisi. Rechercher des partenaires des deux sexes nécessite ainsi souvent la création de deux comptes d’utilisateurs, voire le recours à deux sites différents. Si de nombreux sites gays et lesbiens et sites hétéro-orientés dits « libertins » ont prévu la possibilité de se dire (plus ou moins) bi à travers une question relative à l’orientation sexuelle, cela n’est pas le cas sur la quasi-totalité des sites dits « généralistes ». On observe ainsi une tendance à indexer la bisexualité à l’homosexualité d’une part et à la considérer plutôt comme une pratique libertine qu’une identité sexuelle à part entière d’autre part [9]. Il en est de même pour les individus travesti(e)s, transgenres et transsexuel(le)s et cela de manière encore plus marquée. C’est seulement sur certains sites gays et lesbiens et sur les sites hétéro-orientés libertins qu’il est prévu de pouvoir se dire « trans » de différentes façons.
L’hétérosexualité, l’homosexualité féminine et masculine, la bisexualité et les différentes identités « trans » sont inégalement possibles à la fois en tant qu’autodésignations et en tant que pratiques sur les différents types de sites de rencontres et elles sont plus ou moins interpellées explicitement ou implicitement par les textes de présentation, la mise en page et le contenu des sites. Ainsi, selon leur sexe et leur identité sexuelle, les internautes sont identifiés, invités, refusés ou ignorés sur les différents sites et se voient de cette manière « guidés » vers des espaces qui proposent des cadres d’interaction et des possibilités de rencontres très différentes. Quoique centrale, l’orientation sexuelle n’est toutefois qu’un élément d’aiguillage sur la toile des sites de rencontres, qui se voit également segmentée en fonction d’autres propriétés sociales caractérisant les internautes.

Encadré 2. Une toile très hétéro-orientée

Les espaces hétéro-orientés sont largement dominants parmi les sites étudiés : ils représentent 85 % des sites répertoriés et 95 % des sites interrogés. De plus, les webmestres de ces espaces déclarent accueillir de nombreux membres. Reportées sur le total d’inscriptions déclarées par l’ensemble des sites interrogés, les inscriptions sur les sites hétéro-orientés représentent 95 %. La moyenne d’inscrits déclarés est de 391 000 pour ces sites contre 107 506 pour les sites « trans », homo- et bisexuels.
Selon l’Enquête sur la sexualité en France, dirigée par Nathalie Bajos et Michel Bozon, l’usage d’Internet pour rencontrer des partenaires est une pratique largement plus diffusée chez les personnes qui ont des pratiques homo- et bisexuelles (Bajos & Bozon, 2008). En effet, la proportion d’individus ayant rencontré un partenaire sexuel en ligne est presque dix fois plus important dans ce groupe [10]. Comparées aux résultats de cette enquête, nos données nous amène à constater une certaine sous représentation des espaces internet par rapport aux pratiques homo- et bisexuelles en ligne. Ce point peut être partiellement expliqué par la participation à notre étude de sept très grands sites de rencontres hétéro-orientés qui, ensemble, déclarent accueillir environ 38 244 000 membres. Établis à l’étranger pour certains d’entre eux, les effectifs déclarés ne concernent de toute évidence pas seulement les inscriptions des individus qui disent vivre en France (comme il leur a été demandé dans le questionnaire). Il est intéressant de noter que lorsque ces sept sites dominants sont exclus du calcul, les inscriptions enregistrées sur les sites hétéro-orientés ne représentent plus que 63 % de l’ensemble des inscriptions et la moyenne des inscriptions tombe à 36 381.
Tableau 1

Nombre de sites et d’inscriptions selon l’orientation sexuelle ciblée

Tableau 1
Sites répertoriés Sites interrogés Inscriptions déclarées (sites interrogés) Effectifs %* Effectifs %* Moyenne Médiane %** Sites hétéro-orientés 883 84,5 123 84,8 391 424 10 000 95,1 Sites « trans », homo- et bisexuels 162 15,5 22 15,2 107 506 18 827 4,9 Sites gays et lesbiens, sites « LGBT » 23 2,2 8 5,5 78 618 13 000 1,2 Sites gays 99 9,5 9 6,2 170 333 90 000 3,5 Sites lesbiens 22 2,1 2 1,4 *** *** *** Sites bisexuels 7 0,7 1 0,7 *** *** *** Sites « trans » 11 1,0 2 1,4 *** *** *** Total 1045 100 145 100 346 712 13 000 100 * Pourcentage sur l’ensemble des sites répertoriés (1045 sites) et interrogés (145 sites). ** Pourcentage sur le total d’inscriptions enregistrées par l’ensemble des sites interrogés (145 sites). *** En raison du faible effectif représenté par ces sites, du caractère confidentiel accordé aux données recueillies et conformément à l’accord avec les responsables des sites interrogés, nous ne publions pas le nombre d’inscriptions pour ces sites.

Nombre de sites et d’inscriptions selon l’orientation sexuelle ciblée

Espaces pour semblables

18Historiquement ancrée dans une utopie communautaire, la manière d’aborder conceptuellement l’espace numérique est encore aujourd’hui marquée par l’imaginaire d’un monde générique d’organisation horizontale (cf. Flichy, 2001). Autrement dit, Internet est souvent considéré comme un univers régi par des logiques d’ensemble où peu d’attention est donnée aux rapports de pouvoir entre les acteurs (qui se voient regroupés sous l’épithète d’internautes). Alors que rien ne laisse penser que les logiques de ségrégation et de stratification s’arrêtent à la porte de ce « nouveau monde », les variables d’analyses traditionnelles de la sociologie sont encore peu utilisées par les chercheurs pour caractériser les lieux numériques. Ces derniers s’organisent cependant en fonction de « cibles » qualifiées à travers un certain nombre de propriétés sociales. Outre l’orientation sexuelle déjà évoquée, les sites de rencontres sollicitent des individus définis notamment en termes d’âge, d’« ethnicité », de confession religieuse, de lieu d’habitation et de statut socioprofessionnel. Selon la population à laquelle on s’adresse, la volonté de créer un lieu de rencontre spécifique correspond néanmoins à des logiques différentes.

Différentes logiques de ciblage

19On observe tout d’abord une catégorie de sites dont la population ciblée est envisagée en tant que « collectivité » partageant des intérêts et dont les espaces de rencontres ne permettent pas seulement la mise en contact d’acteurs particuliers, mais sont considérés comme un composant de la vie de cette collectivité. Il s’agit notamment de certains sites gays et lesbiens où en plus des rencontres sont proposés de l’information sur des évènements LGBT, des suggestions de lieux de sociabilités offline et des conseils de prévention du VIH. Certains sites hétéro-orientés spécialisés dans des pratiques sexuelles spécifiques, comme le BDSM [11], le fétichisme et l’échangisme, présentent également un aspect de collectivité, dans la mesure où ils sont ancrés territorialement, notamment à travers des liens avec des « clubs de rencontres » offline. Couramment, ces sites comportent aussi un agenda d’évènements et proposent aux utilisateurs de créer des « soirées » pour les autres membres du site.

20En tant que lieux spécialisés dans la mise en relation d’individus partageant une sexualité minoritaire et potentiellement stigmatisée, ces sites de rencontres se présentent comme des espaces communs de « cultures de sexe » [12], plus ou moins facilement pratiquées et affichées. Il est d’ailleurs significatif que ces sites ciblés présentent un forum de discussion qui s’ajoute à la boîte mail et/ou au chat. Il est en effet proposé un cadre d’interaction voué non pas à la rencontre entre deux particuliers, mais aux échanges collectifs entre l’ensemble des membres sur des objets qui leur sont considérés comme communs. Sans connaître l’interconnaissance effective des membres, nous constatons des lieux organisés en fonction de l’idée d’un nous – collectif qui ne se résume pas à la somme des inscrits –, facilitant par là les échanges de ce type.

21Il existe également une catégorie de sites où la cible est construite – et en influence l’organisation – non pas en tant qu’une collectivité, mais comme un ensemble d’individus avec une caractéristique spécifique en commun. Cet ensemble de sites se divise à son tour en deux sous-catégories.

22Nous observons premièrement des sites dont l’objectif discernable est le simple regroupement d’internautes partageant un élément caractérisant. Il s’agit notamment de sites adressés à une tranche d’âge particulière – sites seniors ou sites adolescents – ou à des individus vivant dans une zone géographique donnée. Le ciblage s’arrête au design et au discours du site et influence très peu le fonctionnement intérieur, dans la mesure où les inscrits ne sont pas supposés posséder d’autres caractéristiques communes que celle faisant objet de la « spécialisation ».

23C’est également le cas de sites de rencontres sélectifs, dits parfois sites « VIP ». L’objectif étant de créer un entre-soi « privé », l’acceptation des membres fonctionne sur certains de ces sites par cooptation et les inscrits élisent les nouveaux membres en votant sur des fiches de candidature. L’importance donnée dans ces fiches à la fois à la photographie (obligatoire) et aux informations socioprofessionnelles (niveau d’études, formation, établissement scolaire, profession, employeur…), laisse entendre que l’évaluation est censée se faire principalement selon des critères esthétiques et sociaux. Alors que les sites de rencontres (comme Internet dans son ensemble) se caractérisent en général par un accès ouvert, ces espaces introduisent des lieux réservés présents par ailleurs offline où ils sont le cadre privilégié des rencontres entre individus issus des classes supérieures [13]. Toutefois, si la procédure d’inscription est inédite, le fonctionnement intérieur l’est beaucoup moins : contrairement aux sites qui approchent la population inscrite en tant qu’une collectivité, le ciblage des sites sélectifs est en effet envisagé comme un filtre, plutôt que comme un moyen de rassemblement autour d’un « bien commun » qui nécessiterait alors une organisation spécifique. Ce filtre constitue même la raison d’être du site, dans la mesure où il crée l’élément caractéristique qui ne lui préexiste pas : le fait d’être élu.
Nous constatons d’autre part une deuxième sous-catégorie de sites dont l’organisation traduit en revanche l’anticipation d’une série de spécificités propres à la population ciblée. Au-delà du simple rassemblement, ces sites visent à faciliter l’appariement des inscrits à travers l’ajout d’informations jugées pertinentes pour la population visée. C’est notamment le cas de deux types de sites de rencontres que nous appelons sites « géo-ethniques » et sites « confessionnels ».

Sites sur mesure : le cas des sites géo-ethniques et confessionnels

24Nous appelons « géo-ethniques » des sites, fortement hétéro-orientés [14], qui ciblent des populations interpellées souvent à la fois en termes de nationalité, d’origine géographique et de couleur de la peau. En France prédomine quatre groupes de sites qui ciblent respectivement des individus d’origine africaine et antillaise (dits parfois sites « blacks »), maghrébine, turque et portugaise [15]. Si les questions sur l’origine ne sont pas le monopole des sites ciblés, la spécificité de ces derniers réside dans la centralité des informations géo-ethniques dans le formulaire. Elles apparaissent parmi les premiers éléments affichés dans le profil d’utilisateur et correspondent parfois à des questions obligatoires lors de l’inscription. Par rapport aux sites non ciblés, les réponses fermées sont spécifiques à la population visée et davantage détaillées : on demande par exemple parfois l’origine, non pas de l’utilisateur mais à la fois celle du père et de la mère [16].

25En relation avec les questions sur l’origine figurent également des demandes de précisions concernant les langues parlées, la religion, le degré de pratique religieuse, ainsi que la « relation au pays ». Sur les sites de rencontres dits « maghrébins » il s’agit par exemple de la possibilité de se décrire comme (ou de rechercher) une femme avec hijab, se dire musulman non pratiquant, modéré ou pratiquant, préciser la pratique ou non de l’arabe, l’arabe littéraire, le berbère et le kabyle, qualifier le rapport, au mariage, donner la fréquence des voyages à destination du pays d’origine ainsi que de détailler la fréquentation d’individus et d’événements liés à ce pays. Davantage que simplement réunir un groupe d’individus dans un même lieu, mais aussi loin de s’inscrire dans une logique de collectivité, la création de sites géo-ethniques est motivée par l’idée que des critères d’évaluation importants s’ajoutent lorsque l’on considère un partenaire issu de la population concernée et que ces informations devraient ainsi être apportées à la « carte d’identité » des utilisateurs.

26Si les sites de rencontres gays et lesbiens se sous-divisent très peu en fonction du critère géo-ethnique, l’ethnicité occupe néanmoins une place importante sur certains sites gays, mais dans un contexte différent. Intitulées « Identité » ou « Vos valeurs », les rubriques sur les sites géo-ethniques témoignent de la centralité de cet élément dans la présentation de soi, d’une part, et de son caractère social d’autre part. Sur les sites gays, l’ethnicité paraît davantage mise en avant en tant que préférence de « Type de mec » recherché et elle se voit plus souvent qualifiée en termes de black, beur, latin, métis ou asiat. En mettant plutôt l’accent sur la couleur de la peau que sur l’origine géographique, et sur l’Autre plutôt que sur Soi, ces termes paraissent parfois comme des genres pornographiques dans un contexte d’exposition des préférences sexuelles où ils avoisinent avec cuir, exhib, partouze, bondage, uniformes, etc. Selon le genre et l’orientation sexuelle de la population ciblée, l’ethnicité s’inscrit ainsi dans des logiques fort différentes [17].

27De même que les sites géo-ethniques, la spécificité des sites de rencontres confessionnels réside principalement dans l’ajout et la mise en avant d’une série de questions spécifiques à la population ciblée. Les espaces ne sont pas conçus pour l’accueil d’une communauté religieuse, mais de croyants considérés individuellement. Pour les trois types de sites répertoriés – sites chrétiens, musulmans et juifs – les informations sollicitées concernent notamment le milieu religieux (orthodoxe, baptiste, réformé…), ainsi que la nature et le niveau de la pratique : fréquentation du lieu de culte, participation aux fêtes, respect des règles alimentaires, port de signes religieux, etc. Davantage que simplement permettre aux membres de s’inter-évaluer à l’aide de critères spécifiques, ces sites prétendent plus généralement offrir un cadre d’interaction plus pieux que d’autres sites de rencontres : « Mariage Halal dans le respect des règles et principes de l’islam », « L’amour sous une bonne étoile », « Rencontrer des individus avec du respect et ouverture », « Nos valeurs sont celles que nous trouvons à toutes les pages de la Parole de Dieu : “La bible” »… Si ces espaces se présentent ainsi comme des lieux respectueux de certaines « valeurs » et de certains « principes » traditionnels, Internet est aussi parfois présenté comme un facteur de modernisation. Organiser des rencontres en ligne est notamment présenté comme une adaptation à l’air du temps, comme en témoigne ce site juif qui dit se positionner « en tant qu’alternative moderne aux traditionnels marieurs juifs ».

28Outre les caractéristiques sociales principales que constituent l’âge, le lieu d’habitation, le statut socioprofessionnel, la religion et les éléments géo-ethniques, les internautes sont également ciblés en fonction d’un grand nombre d’autres propriétés : pratiques sportives, goûts culturels, affinités politiques, profession, animaux de compagnie, tabagisme, signe astrologique, statut marital (divorcé, parent célibataire…), asexualité, nudisme, style vestimentaire, consommation de produits « bio », etc. À ces sites s’ajoutent également un certain nombre d’espaces dont la spécificité ne réside pas dans la population ciblée, mais dans la manière d’organiser l’interaction. Ainsi en va-t-il de rencontres à l’aide de tests d’affinité ou à travers des jeux en ligne, de rencontres en 3D, speed dating virtuel, de concours de beauté et « re-rencontres » (rencontres entre des individus qui se sont perdus de vue, des premiers amours ou des personnes croisées dans l’espace public).
Cette segmentation en fonction de différents groupes d’individus paraît avoir été constitutive de la toile des sites de rencontres dès le début. Si la présente enquête ne nous permet pas de mesurer l’évolution de ce domaine du web (nous n’avons pas de traces des sites ayant disparu au moment de l’étude), nous constatons parmi les plus anciens sites interrogés – mis en ligne entre 1997 et 2004 – une série de divers espaces ciblés [18]. Par sa capacité inédite à réunir un grand nombre d’individus, sans interconnaissance préalable, partageant une caractéristique ou une pratique communes, Internet connaît dès l’origine une spécialisation qui caractérise bien des espaces relationnels en ligne (forums, réseaux sociaux, communautés virtuelles…). La spécificité des sites de rencontres réside toutefois en ce que le partage du « point commun » est moins un objectif en soi qu’une manière d’atteindre une finalité autre : le recrutement d’un partenaire. Des questions sociologiques sont ainsi soulevées avec l’observation de sites hyperspécialisés, dans la mesure où ceux-ci reposent sur un principe d’homogamie à la fois explicite et très poussé. Or, avant d’être le signe d’une tendance générale à la rationalisation des rencontres amoureuses, cette hyperspécialisation doit d’abord se comprendre par les logiques de gestion et de marketing qui régissent les actions des webmestres. Envisageant Internet comme un marché économique concurrentiel, ces derniers recherchent des « niches » rémunératrices qui sont définies à la fois en fonction de représentations spontanées de différents groupes sociaux et de théories de ciblage de différents « styles de vie » [19]. Il s’agit d’un savoir situé qui structure fortement la toile des sites de rencontres et qui donne lieu, comme nous venons de le constater, à des logiques de spécialisation différentes selon la population visée.
Si elle n’est donc ni univoque, ni récente, ni spécifique à la rencontre en ligne, la segmentation en espaces pour semblables ne structure pas non plus les principales différences observables en termes d’architecture, lesquelles dépendent en réalité de la place accordée à la sexualité.

La notion de sérieux

29Il existe dans le domaine des sites de rencontres en France une séparation marquée des espaces selon l’explicitation du composant sexuel des rencontres. La séparation fait écho à la représentation sociale d’une distinction nette entre deux types de relations dont les prémices, le déroulement, le contenu et plus généralement le sens, sont supposés différents, voire s’opposer. Dans le discours des webmestres, cette distinction prend son sens par la notion de sérieux. Tel un point de référence normative, le terme distingue les relations dites « sérieuses » de divers types de rapports considérés comme « non sérieux » et portant des noms multiples : flirt, aventure, histoire sans lendemain, rencontre sexy, plan cul, plan cam, exhib, trips… Les critères de distinction relèvent principalement de deux registres dont le premier concerne la présence ou non de sentiments amoureux pour le partenaire. Néanmoins, un critère apparaît plus important encore, à savoir le tempo de la relation. Comme le montre Sharman Levinson dans sa thèse de doctorat, les relations amoureuses et/ou sexuelles sont habituellement décrites davantage en termes de temporalité que d’affectivité. Le temps écoulé entre la rencontre et les premiers rapports sexuels, ainsi que la durée générale du couple sont des éléments centraux lorsque les individus qualifient une relation (Levinson, 2001). Est dite « sérieuse » une relation prétendument fondée sur l’amour mais surtout une relation qui dure dans le temps : une relation de « long terme ». Sera « non sérieuse » une relation sexuelle dans laquelle les partenaires ne se projettent pas : une « histoire sans lendemain ». La distinction conduit à envisager la recherche d’un partenaire comme une démarche profondément divergente selon les intentions, nécessitant notamment des informations spécifiques, et cela pousse les webmestres à créer des espaces propres pour les unes et les autres avec un design, des fonctionnalités et des formulaires différents.

Encadré 3. Les principaux sous-groupes de sites

Les principales différences en termes d’architecture, de design et de registres discursifs s’observent en fonction de l’identité sexuelle de la cible des sites ainsi que de la place accordée à la sexualité. L’articulation de ces deux éléments donne lieu à trois principaux sous-groupes de sites – sites « sérieux », « libertins » et « gays » – à la fois numériquement importants, facilement identifiables et distincts entre eux.
*
* Pourcentages sur l’ensemble des sites répertoriés
Tableau 2

Nombre de sites et d’inscriptions selon les sous-groupes de sites

Tableau 2
Sites répertoriés Sites interrogés Inscriptions déclarées (sites interrogés) Effectifs %* Effectifs %* Moyenne Médiane %** Sites hétéro-orientés 883 84,5 123 84,8 391 424 10 000 95,1 Sites « sérieux » 645 61,7 90 62,1 541 895 14 064 93,5 Sites dits « généralistes » 363 34,7 43 29,7 651 588 24 917 53,3 Sites spécialisés divers 156 14,9 31 21,4 691 535 6 000 39,3 Sites géo-ethniques 96 9,2 8 5,5 35 979 15 564 0,6 Sites confessionnels 30 2,9 8 5,5 21 519 21 500 0,3 Sites « libertins » 238 22,8 33 22,8 22 527 6 073 1,6 Sites coquins 199 19,0 12 8,3 33 699 8 000 1 Sites BDSM et fétichistes 20 1,9 8 5,5 5 784 4 250 0,00 Sites échangistes 19 1,8 13 9,0 19 942 10 100 0,60 Sites « trans », homo- et bisexuels 162 15,5 22 15,2 107 506 18 827 4,9 Sites gay et lesbien / « LGBT » 23 2,2 8 5,5 78 618 13 000 1,2 Sites gays 99 9,5 9 6,2 170 333 90 000 3,5 Sites lesbiens 22 2,1 2 1,4 *** *** *** Sites bisexuels 7 0,7 1 0,7 *** *** *** Sites « trans » 11 1,0 2 1,4 *** *** *** Total 1045 100 145 100 346 712 13 000 100 * Pourcentage sur l’ensemble des sites répertoriés (1045 sites) et interrogés (145) ** Pourcentage sur le total d’inscriptions enregistrées par l’ensemble des sites interrogés (145 sites). *** En raison du faible effectif représenté par ces sites, le caractère confidentiel accordé aux données recueillies et conformément à l’accord avec les responsables des sites interrogés, nous ne publions pas le nombre d’inscriptions de ces sites.

Nombre de sites et d’inscriptions selon les sous-groupes de sites

30La manière dont la distinction sera pensée et mise en œuvre dépend néanmoins de l’orientation sexuelle de la population ciblée. L’articulation entre la notion du sérieux et la manière de se représenter les spécificités des différentes identités sexuelles constitue en réalité l’élément central qui structure et sous-divise la toile des sites de rencontres en France.

Les différents espaces de la rencontre hétérosexuelle

31Dans le cadre des sites de rencontres hétéro-orientés, cette notion du sérieux tend à produire deux types de sites distincts, couramment nommés « sites sérieux » et « sites libertins » par les webmestres. La distinction se présente tout d’abord comme une différence d’autoqualification. Ainsi, sur leurs pages d’accueil, les sites seront présentés comme relevant de l’un ou l’autre choix.

32

« La rencontre pour célibataires en quête de relations sérieuses »
« Positionné sur la rencontre “sérieuse” »
« Un site de rencontres populaire, sérieux, convivial »
« Rencontrez des célibataires qui, comme vous, sont sérieusement à la recherche d’un partenaire »
« Rencontre sexy »
« Le nouveau site de rencontres coquines »
« Envie d’un plan cul ? Tu es au bon endroit ! »
« Site dédié aux couples libertins et échangistes, faites des rencontres ludiques et décomplexées avec les libertins de votre région ».

33Les sites ayant recours à la terminologie du sérieux regroupent divers sites hétéro-orientés, ciblés ou non, et sont numériquement très important (voir encadré°3). L’épithète « libertin » correspond principalement à des sites hétéro-orientés spécialisés respectivement dans les pratiques BDSM, le fétichisme, l’échangisme et, plus généralement, les rencontres libertines. Il s’agit pour ces derniers de sites dits « coquins ». Davantage qu’un jeu de mots, la différenciation entre sérieux et libertin donne lieu à des espaces fort différents en termes de mise en page. Celle-ci constitue un outil fondamental des webmestres afin de communiquer de façon immédiate la nature du site sur lequel l’internaute est arrivé. Ainsi, le caractère stéréotypé et homogène des présentations graphiques des sites de rencontres ne traduit pas un manque d’investissement dans le design mais, au contraire, un choix réfléchi. À travers la sélection de couleurs, de photographies et de symboles connus, les webmestres cherchent à minimiser l’ambiguïté en ce qui concerne le caractère du lieu.

34Premièrement, la palette de couleurs utilisée est limitée, les sites sérieux tendant à utiliser des nuances claires et des couleurs plutôt sexuellement neutres telles que le blanc et le bleu alors que les sites libertins utilisent davantage des couleurs généralement associées à la féminité ou à l’univers affectif : rouge, rose et mauve pour les sites coquins et échangistes et rouge et noir pour les sites BDSM et fétichistes. Deuxièmement, les choix de photographies commerciales, présentes sur la page d’accueil de la quasi-totalité de sites, ont des tendances nettes. Représentant soit un couple homme-femme, soit une femme seule, les photographies sur les sites sérieux mettent en scène des mannequins très majoritairement blancs, jeunes et souriants et couramment bruns et habillés en blanc. Lorsqu’il s’agit d’un couple, l’homme est généralement plus grand que la femme et les deux sont représentés dans une disposition hétéro-normative traditionnelle : assis/debout, devant/derrière, bras autour du coup/bras autour de la taille, elle sur les genoux ou sur le dos de l’homme. Les acteurs représentés sur les sites libertins sont également jeunes et blancs, mais sourient rarement, sont davantage déshabillés et dans des positions sexuellement connotées. Aussi, les femmes sont-elles plus souvent blondes ou rousses que sur les sites sérieux. Si les couleurs sont des outils pour transmettre une certaine ambiance, les photographies sont choisies selon leur capacité à donner les bonnes associations en ce qui concerne le type d’acteurs et de rencontre auxquels on peut prétendre à l’intérieur du site. Il s’agit d’une « hyper-ritualisation » des rôles et des relations, utilisée par ailleurs dans la publicité et qu’avait déjà analysée Erving Goffman (1987).

35

Webmestre : Il faut avoir une devanture la plus propre possible, sur l’apparence.
Question : Il faut faire comment ?
Webmestre : Ben, il faut pas avoir, par exemple, une image… L’image d’accueil sur le site, il faut pas avoir une nana super-sexy en string. C’est sûr, ça va attirer les mecs, ça va attirer une certaine population de mecs. Et quelque part les filles vont se retrouver avec ces hommes-là très enclins à avoir une relation d’un soir. Donc, ça va pas être bon (…)
Question : Comment avez-vous choisi cette photo [présente sur la première page du site] ?
Webmestre : En fait, c’est une photo très connue… C’est une brune, on n’a pas pris une blonde parce que ça c’est trop sexe, c’est trop voyant, les hommes c’est [simule l’excitation]. On voulait une image un peu sérieuse, donc une brune, des yeux bleus.
- Webmestre d’un site hétéro-orienté dit « sérieux »

36Nous constatons l’usage de stéréotypes destinés à inscrire le site dans un domaine symbolique donné et cette démarche se retrouve également dans les textes publiés sur la première page. Les sites sérieux puisent très largement dans le discours romantique afin de décrire le site et son objectif : « Trouvez l’âme sœur », « Trouvez l’Amour de votre vie », « Revêtez votre plus bel habit de Roméo, faites votre déclaration sous le balcon de Juliette ». Que les sites libertins soient pensés sur un mode d’opposition avec la notion de sérieux, cela se voit dans la description du public et des rencontres en termes d’« amour libre », d’« individus libérés », d’« anticonformisme » et de possibilités « sans limites morales ». Telles les « limites extérieures » définies en opposition au « cercle vertueux » conceptualisé par Gayle Rubin (Rubin & Butler, 2001), ces sites sont présentés aux utilisateurs comme des espaces pour des rencontres qui ne rentrent pas dans la norme du respectable.

37Loin de s’arrêter à l’autoqualification et la mise en page, les différences entre sites sérieux et sites libertins s’observent également au niveau de l’organisation des lieux. Lorsque les sites prétendent offrir un espace pour la formation de relations de long terme, l’usage du site est également envisagé comme un processus à la fois plus long et élaboré. La spécificité des sites sérieux consiste notamment à privilégier la messagerie différée au chat instantané ainsi qu’à proposer, dans le cas des grands sites, des tests dont les résultats servent à indiquer la compatibilité des membres. Ces tests, ainsi qu’une grande partie des questions issues du formulaire, sont fondés sur un double principe de recherche d’affinités socioculturelles – à travers de nombreuses questions et réponses concernant les goûts culturels et le statut socioprofessionnel – et de compatibilité personnelle : conception de la vie commune, valeurs liées aux relations de couple, habitudes quotidiennes, etc. L’absence de questions concernant des préférences sexuelles laisse entendre qu’il s’agit là de critères indicibles dans un univers hétérosexuel qui se veut sérieux.

38Moins élaborés en termes de nombre de questions en général (à l’exception des informations sur le physique : taille, poids, origine ethnique…), les formulaires proposés sur les sites libertins ouvrent en revanche le champ des possibles en ce qui concerne les acteurs et les intentions envisageables. Alors qu’homme et femme constituent les seules réponses possibles à la question du sexe sur les sites sérieux, les membres des sites libertins peuvent aussi s’inscrire en tant que couple sur la majorité des espaces et en tant que travesti, transsexuel(le) et/ou transgenre sur certains d’entre eux. Ces sites incitent également à préciser la nature de la « relation recherchée » et proposent des réponses diverses dont notamment aventure, conseils, discussions, long terme, plan sexe, virtuel uniquement, fantasme uniquement, webcam, échange de photos, je ne sais pas, etc. Alors que le discours des sites sérieux est très orienté vers la rencontre offline, les sites libertins anticipent des relations qui se nouent et se déroulent exclusivement dans le cadre du site, pratiques dites de « cyber-sexualité ». Ainsi, un système de chat et la possibilité de brancher une « webcam » constituent des services davantage proposés par ces espaces.

39En ce qui concerne les préférences sexuelles, ce sont surtout les sites BDSM, fétichistes et échangistes qui incitent à en donner à travers le formulaire. Outre des précisions concernant le corps (décorations corporelles, taille de bonnet…) et l’orientation sexuelle [20], présentes également sur les sites coquins, les questions portent habituellement sur la mobilité (si l’inscrit reçoit ou se déplace lors des rencontres), la disponibilité (le moment du rendez-vous), l’expérience dans le domaine sexuel concerné (nombre d’années de pratique), l’ambiance de la rencontre (romantique, coquine, exigeant, hard…) et le « rôle » désiré dans la relation sexuelle (dominant, soumis, switch…).

40Si la toile des sites de rencontres hétéro-orientés se caractérise donc par une séparation tranchée entre espaces organisés respectivement en vue de relations de long et de court terme, ce constat ne nous renseigne pas sur les usages effectifs qui en sont faits. Des rencontres sexuelles se font également à partir de sites sérieux, même si la recherche de partenaires occasionnels y est rendue plus difficile par l’interface, d’une part, et par la modération des écrits, d’autre part. Sous peine de suppression du compte d’utilisateur, les internautes ont l’interdiction de rédiger des propos sexuellement explicites dans les pages publiques du site. Comme le montrent les citations suivantes, la préoccupation de pudeur des webmasters ne concerne pas réellement la nature des relations qui se nouent sur le site, mais l’ambiance qui y règne. Plus généralement, le choix d’architecture, de design et de registre discursif doit se comprendre moins comme une anticipation des usages effectifs que comme la gestion de l’image du lieu.

41

Webmestre : Je voulais avoir une image très propre, après les gens font ce qu’ils veulent de l’autre côté, mais une image très propre. (…) Il faut que tout à l’intérieur du site soit très très propre ! C’est le même système que Meetic !
Question : Et quand tu dis propre ?
Webmestre : C’est-à-dire tout ce que font les adultes consentants en dehors du site, ça nous regarde pas. Tout ce qu’ils font à l’intérieur du site, c’est à demi-mots.
- Webmestre d’un site hétéro-orienté dit « sérieux »

42

Question : Vous ne vouliez pas des couleurs comme ça [du rouge et du rose] ?
Webmestre : Nous, on n’est pas du tout… C’est pas un site coquin quoi ! C’est un site de rencontres pour les gens normaux, grand public, qui ont envie de construire une vie, se reconstruire ou de trouver quelqu’un. Après c’est comme une voiture, les gens vont l’utiliser… Tu leur mets une voiture dans les mains, une BMW, ils vont conduire vite ou ils vont pas conduire vite, après c’est le pilote après qui fait sa propre conduite. (…) C’est un truc sérieux et en même temps, c’est quand même un site de rencontre donc on peut s’amuser, c’est fun, tu viens là pour… pour du sexe, voilà, après les gens font ce qu’ils veulent, ou tu viens là pour faire ta vie avec quelqu’un, te marier, ou pour faire des amis, tu es la bienvenue. Nous on donne un cadre.
- Webmestre d’un site hétéro-orienté dit « sérieux »
L’objectif des webmestres de sites sérieux est donc avant tout d’avoir une « image très propre », donner « un cadre », peu importe ce que les gens font « de l’autre côté ». S’ils sont très soucieux de la manière dont le site est perçu et catégorisé par les utilisateurs, c’est que ce point constitue un enjeu pour ces derniers. Les lieux de rencontres sont en effet présumés annonciateurs de la destinée d’une relation, car considérés comme plus ou moins probables et appropriés pour débuter des relations de long ou de court terme, notamment selon qu’ils soient sexuellement chargés ou non (Levinson, 1999 ; Bozon, 2005). De façon plus générale, les espaces sont « signifiants » pour les acteurs qui les occupent, dans la mesure où ils sont supposés dire quelque chose sur eux. Ce lien étroit entre l’image de l’espace et celle de l’occupant constitue par ailleurs la raison pour laquelle les sites sérieux sont préférés aux sites libertins par les femmes hétérosexuelles pour entamer des relations sexuelles passagères. Le fait de se dire à la recherche d’amour constitue un bouclier à l’image de « fille facile », qui permet par la suite une plus grande marge de manœuvre lors de la contractualisation des relations, amoureuses ou sexuelles (Bergström, 2008). Comprendre le cadre normatif imposé par l’architecture des sites est ainsi indispensable, non pas en ce qu’il témoignerait de l’usage réel (des sites sérieux n’accueillent pas uniquement des pratiques « sérieuses »), mais parce qu’il conditionne les lignes d’action et les stratégies de présentation de soi adoptées par les acteurs.
Si l’opposition entre sérieux et non sérieux, et leur séparation dans l’espace, existe également sur les sites homosexuels, la manière d’organiser et de nommer celle-ci ne sera pas la même que dans le sous-domaine des sites de rencontres hétéro-orientés. Elle ne sera pas la même non plus selon que ces espaces ciblent des hommes ou des femmes.

L’échelle des préférences gays

43Plutôt qu’une distinction nette, marquée dans l’espace par la création de sites distincts, la différenciation des relations intimes sur les espaces gays est organisée comme une échelle d’univers liés entre eux. Sur un certain nombre de ces sites, l’utilisateur se voit en effet proposer différents « univers » selon son intention, nommés couramment soft versus hot ou soft versus sexe. Le changement de vocabulaire recouvre également une catégorisation différente que sur les sites hétéro-orientés. Sous la rubrique soft se voient proposés entre autres dialogues amicaux, cherche potes, plans softs, rencontres drague, plans love, plan sexe, rencontres amoureuses, relations sérieuses, mon partenaire pour la vie… et sous les rubriques hot et sexe nous trouvons cherche pote de baise, plan cam, plan téléphonique, plan à plusieurs, plan sexe sans lendemain, partenaire régulier Alors que le critère temporel apparaît comme le pivot dans l’univers hétéro-orienté, les espaces gays sont davantage différenciés en fonction des pratiques sexuelles envisagées et de l’ambiance recherchée sur le site et lors de la rencontre offline. Soft renvoie ici non seulement à des relations affectives de longue durée, mais également à certaines rencontres sexuelles passagères. À l’inverse, un partenaire hot peut aussi vouloir dire un partenaire régulier.

44Si ces deux univers gays ne correspondent pas à l’opposition sérieux-libertin, leur distinction est également moins tranchée qu’entre ces derniers. Hot et soft ne font pas souvent l’objet de sites différents, mais constituent deux « zones » sur un même site. Selon ses envies, l’utilisateur choisit l’un ou l’autre et peut par la suite effectuer des allers-retours entre les deux [21]. Que l’enjeu de distinction soit moindre s’observe également dans la possibilité de se dire simultanément à la recherche de relations amicales, amoureuses et sexuelles : contrairement à la plupart des sites hétéro-orientés celles-ci ne sont souvent pas envisagées comme des réponses exclusives et contradictoires mais peuvent toutes être cochées.

45La différenciation des relations amoureuses et sexuelles en termes d’échelle plutôt qu’en termes d’opposition se voit également dans l’extension de deux à trois univers de rencontres. À soft et hot s’ajoutent également parfois hard ou xtrem. La navigation entre les trois « zones » s’accompagne d’un changement de nuance dans les couleurs (du clair vers le plus foncé) et de photographies commerciales de plus en plus explicites. Chaque zone comprend également un profil différent qui devient progressivement et de plus en plus sexuellement connoté. On trouve ainsi sous la rubrique soft des questions à propos des informations physiques et socioprofessionnelles (études, profession, revenus…) d’une part et de l’identité sexuelle d’autre part. Ce dernier volet concerne notamment l’orientation sexuelle (gay, bi, hétéro, travesti, transgenre…), la position sexuelle (actif, actif/passif, plutôt passif), le coming-out (oui, non, quelques amis, la famille…) et la mobilité (reçoit et/ou se déplace). L’espace soft, pensé comme sexuellement modéré, englobe ainsi des informations qui, dans le sous-domaine hétéro-orienté, donne lieu à des sites distincts. Les univers hot et hard sont par conséquent sans équivalent hétérosexuel. Ils comportent notamment des questions concernant les parties génitales (pilosité, longueur, largeur, circoncision…), la protection contre des maladies sexuellement transmissibles (usage de « capote », séropositivité…) et la « culture de sexe ». Ce dernier volet comprend des questions diverses qui invitent à exposer des préférences à la fois en termes de pratiques, de positions, de fétiches (cuir, bondage, travesti, trio, gloryhole, cybersexe…), d’ambiance (tendresse, réciprocité, domination soft/hard) et de partenaire (bears, lascards, travestis, beur, black, bi…). Les différents profils sont parfois accompagnés de chats distincts, liant ainsi des présentations de soi plus ou moins connotées sexuellement à différentes bases d’inscrits. L’architecture du site prévoit ainsi des « cartes d’identité » différenciées selon la « relation recherchée » et la possibilité de départager les partenaires potentiels selon ce même critère.
Si la rencontre en ligne entre hommes est envisagée dans une plus grande pluralité que sur les sites hétéro-orientés, nous observons la tendance inverse dans le cas des rencontres entre femmes. Qu’il s’agisse de sites ciblant exclusivement des lesbiennes ou des espaces qui leur sont dédiés sur les sites gays et lesbiens, les webmestres empruntent très largement au discours sérieux et romantique et les espaces qui anticipent explicitement des rencontres occasionnelles sont rares.

La dimension unique des rencontres lesbiennes

46Il est intéressant de noter que lorsqu’ils sont gérés par la même société, les sites lesbiens se distinguent nettement des sites gays. Les questions concernant les informations familiales (nombre et désir d’enfants, éventuelle cohabitation…) et socioprofessionnelles sont plus nombreuses, alors que celles relatives aux préférences sexuelles sont couramment absentes. De plus, il n’est souvent pas prévu de pouvoir préciser « la relation recherchée » et les formulaires se rapprochent ainsi de ceux proposés sur les sites sérieux hétéro-orientés.

47La différence avec les espaces gays est encore plus marquée sur certains sites gays et lesbiens : alors que les hommes se voient proposer une échelle d’« univers » de rencontres, les femmes n’y disposent souvent que de la zone soft. Bien que la toile des sites de rencontres tende par ailleurs à être très structurée par la distinction de différents types de relations intimes, les rencontres entre femmes paraissent ainsi pensées dans une seule dimension. Le vocabulaire employé afin de décrire celle-ci relève partiellement du discours romantique, mais s’inscrit également dans un registre amical : plutôt que d’utiliser des termes affectifs et sexuels, certains sites préfèrent en effet qualifier les rencontres lesbiennes de « cherche copine » ou de « rencontres entre femmes souhaitant faire grandir leur cercle de copines bi ou lesbi ». Tout se passe comme si les relations entre femmes ne pouvaient être envisagées qu’en termes d’amour, d’amitié ou d’une ambiguïté entre les deux [22]. Ce point conduit d’ailleurs les webmestres à considérer les sites lesbiens comme des espaces fondamentalement différents d’autres sites de rencontres :

48

Webmestre : C’est un peu plus comme un réseau d’amis en fait (…) Les gens se rencontrent et peuvent créer des liens… bon enfant. C’est pas du tout… Je pense que l’aspect sexuel est là mais voilà.
- Webmestre d’un site gay et d’un site lesbien

49Il s’agit d’une conception qui influence également le choix des fonctionnalités :

50

Question : Et est-ce que vous pouvez dire un peu comment vous avez pensé le site gay et le site lesbien ? C’est différent ?
Webmestre : C’est en fait super-différent parce que… Parce que les mecs sont très… très cash. Les filles peuvent l’être aussi mais généralement elles vont être plus… déjà le modèle fonctionnel du site est très différent. Les filles vont préférer discuter… beaucoup échanger avant de se rencontrer éventuellement alors que les hommes, eux, vont être tout de suite échange de photos, stats, différentes tailles, etc., et la rencontre souvent se fait très rapidement. Donc, forcément les fonctionnalités sont différentes et ce qu’on leur met à disposition, les outils, sont différents. Par exemple sur le site gay, on a mis en place un système de matching. On voit tout de suite qui est disponible, où et quand et voilà, c’est un peu… on fait tout pour qu’ils puissent se rencontrer tout de suite. Si on mettait ça sur le site lesbien ça fait… peut-être hurler les filles.
- Webmestre d’un site gay et d’un site lesbien

51La citation montre l’aller-retour entre l’affirmation de préférences divergentes et une description des possibilités mises à disposition qui ne sont pas les mêmes pour les deux populations. La création des sites se fait dans l’anticipation de différences entre groupes sociaux que les webmestres se disent « obligés, d’entrée de jeu, de [les] penser » [23]. La comparaison des sites gays et lesbiens permet de constater l’anticipation d’une sexualité masculine exubérante à côté d’une sexualité féminine effacée. Il s’agit d’une opposition traditionnelle que l’on retrouve également sur les sites hétéro-orientés où l’absence de références sexuelles sur les sites sérieux est principalement pensée comme une manière d’attirer les femmes hétérosexuelles :

52

Webmestre : Nous les femmes, c’est très important. C’est ce positionnement sérieux, grand public. C’est des rencontres sérieuses. Mais là, vous allez pas recevoir les… la longueur du pénis de celui qui vous parle. Non, vous allez pouvoir faire quelque chose de votre vie quoi. Enfin, on essaye de répondre en priorité aux besoins des femmes, voilà. C’est pour ça notamment qu’on est très attachés à ce positionnement… sans porno.
- Webmestre d’un site hétéro-orienté dit « sérieux »
Soucieux d’attirer des femmes hétérosexuelles, les créateurs de sites sérieux reproduisent de façon stéréotypée la distinction normative entre sexe et amour dans l’objectif de proposer un univers en accord avec une représentation traditionnelle et normative de la sexualité des femmes. Toutefois, en mettant les femmes devant un choix dual entre des lieux convenables – présentés comme « propres » – et des lieux « hors normes », ils participent parallèlement à produire le comportement qu’ils anticipent. Ainsi, les sites de rencontres doivent-ils être considérés non pas comme des simples miroirs de représentations présentes dans la « vraie vie » et la société plus généralement, mais comme des lieux de production contemporains, parmi d’autres, de ces mêmes normes sexuelles et sociales.

Conclusion

53Loin de se limiter à quelques sites dominants, particulièrement visibles, aussi bien dans l’espace médiatique que dans celui des travaux scientifiques, la toile des sites de rencontres francophones est composée de plusieurs centaines d’espaces différents. S’adressant à divers groupes sociaux, construits plus ou moins explicitement comme des « cibles » par les webmestres, ils rendent visibles ou invisibles, interpellent ou ignorent, acceptent ou refusent les internautes en fonction de leurs caractéristiques sociales. De plus, selon la population à laquelle ils s’adressent, l’architecture, le design et le vocabulaire employé ne seront pas les mêmes. Pensée comme une étude préliminaire d’une recherche dont l’objectif est de comprendre comment l’usage des sites de rencontres s’inscrit dans les trajectoires amoureuses et sexuelles, notamment en fonction de caractéristiques sociodémographiques, notre étude a cherché à établir la manière dont les internautes sont identifiés et par là même guidés dans la toile des sites de rencontres. Si elle ne se suffit pas à elle-même, l’étude de ce que les individus ciblés peuvent et sont incités à faire sur les sites constitue une condition préalable à la compréhension de ce qu’ils font effectivement.

54Nos résultats montrent une toile des sites de rencontres principalement structurée par l’interaction entre la représentation sociale des différentes identités sexuelles et la distinction normative entre différents « types » de relations amoureuses et sexuelles. Si l’orientation sexuelle constitue un élément central comme nous en avons fait l’hypothèse, la grande différence en termes d’architecture ne se trouve cependant pas entre sites hétérosexuels d’un côté et sites homo- et bisexuels de l’autre. Il se dessine plutôt une carte complexe où femmes et hommes « trans », hétéro-, homo- et bisexuel(le)s se voient proposer des cadres d’interaction fort différents selon les intentions qu’on leur prête. Si les sites gays anticipent une très grande variété d’intentions possibles, les sites lesbiens sont principalement organisés en fonction de la mise en relation de partenaires stables, alors que les pratiques bisexuelles tendent à être rendues invisibles ou indexées à un contexte « libertin ». L’univers hétéro-orienté se trouve à son tour organisé par la notion du « sérieux » qui distingue de façon nette des sites mis en scène comme « respectables » et voués aux relations amoureuses de long terme d’un côté, et des espaces en vue de rencontres sexuelles passagères et présentés comme sexuellement transgressifs de l’autre côté. Alors que l’apparition des sites de rencontres est couramment envisagée comme un changement radical des mœurs, à la fois par les protagonistes et par les chercheurs [24], nous constatons ainsi un domaine du web largement marqué par une opposition stéréotypée entre sexe et amour, renvoyant de façon traditionnelle les hommes au premier et les femmes au second.
Outre cette tendance principale, la toile des sites de rencontres se segmente également en espaces s’adressant à des populations spécifiques, définies notamment par l’âge, le lieu d’habitation, la religion et des caractéristiques « géo-ethniques ». Nous constatons une spécialisation qui est néanmoins difficilement réductible à une tendance générale de rationalisation des rencontres amoureuses et sexuelles ; la ségrégation des lieux de rencontres n’est ni récente, ni spécifique à Internet (Bozon & Héran, 2006) et en ligne elle répond par ailleurs à des logiques différentes selon la population visée. Les sites ciblés paraissent en effet tantôt conçus comme de simples bases de regroupement selon un dénominateur commun (sites seniors par exemple), des filtres sélectifs (sites VIP), des espaces sur mesure pour le recrutement de partenaires spécifiques (sites confessionnels) ou des parties prenantes de la vie d’une « collectivité » (sites gays et lesbiens). Par ailleurs, l’hyperspécialisation des sites doit aussi se comprendre à la lumière des stratégies économiques des webmestres : face aux plates-formes dominantes auxquelles ils peuvent difficilement faire concurrence, et conformément aux théories de marketing, ces derniers cherchent à se concentrer sur des « segments de marchés » définis en termes de populations-cibles. L’univers des sites de rencontres ne peut par conséquent pas seulement se comprendre par les normes qui régulent le marché sexuel, mais doit également être envisagé comme un marché économique et comme le produit d’un monde socioprofessionnel particulier, constitué majoritairement d’hommes hétérosexuels et entrepreneurs de petites entreprises. Le sens investi dans ces espaces par les utilisateurs et le recoupement ou le décalage que celui-ci présente avec les logiques mises en scène par les webmestres, tout cela constitue un ensemble d’objets de recherches féconds que nous espérons avoir nourri par cet article qui propose moins des conclusions qu’une ébauche de questions nouvelles.

Notes

  • [1]
    Sont ainsi pris en compte les « chats » dont l’objectif explicite est la mise en relation de partenaires. Le critère premier de la définition proposée est en effet la spécialisation des sites internet dans les rencontres amoureuses et sexuelles. Le fait de constituer des espaces voués principalement et explicitement à cette activité traduit une spécificité qui distingue ces plateformes non seulement d’autres sites internet, mais également des lieux habituels de rencontres offline (bars, discothèques, lieux de travail et d’études…). Plus proches sur ce point d’annonces et d’agences matrimoniales, les sites de rencontres sont néanmoins inédits en ce que leur fréquentation ne constitue pas une pratique marginale (Kaufmann, 2006).
  • [2]
    Médiamétrie // NetRatings, « L’audience Internet en décembre 2009 », communiqué de presse de 26 janvier 2010.
  • [3]
    Pour une réflexion sur la méthodologie des études sur Internet, voir notamment l’ouvrage collectif dirigé par Annette Markham et Nancy Baym (2008).
  • [4]
    Il a été demandé aux webmestres d’indiquer dans le questionnaire « le nombre d’inscrits » ; or les effectifs déclarés sont à considérer avec beaucoup de précautions. Si la plupart des sites calculent le nombre d’inscriptions uniques, les effectifs témoignent non seulement de la popularité du site mais aussi des politiques d’éradication : alors que certains webmestres suppriment les « comptes d’utilisateurs » inactifs au bout d’un certain temps, d’autres ne le font pas et déclarent ainsi un « nombre d’inscrits » qui ne cesse de croître avec le temps et qui ne reflète que partiellement le nombre d’usagers encore actifs.
  • [5]
    Il peut également être noté que seulement une partie de ces inscriptions traduit un usage prolongé du site. Entre 25 % et 40 % des utilisateurs enregistrés sur les sites ayant fait l’objet d’étude de cas ne se sont pas reconnectés au site après la première connexion ayant suivi l’inscription.
  • [6]
    Les webmestres tendent en effet à copier largement l’architecture et le design des sites établis comme l’illustre cette citation concernant la création d’un site de rencontres dit « généraliste » : « On a fait une moyenne de tout ce qui existait. Un peu de Meetic, un peu de Netclub, un peu de tous les sites de rencontres dans le monde d’ailleurs. On a fait une moyenne. »
  • [7]
    Par « interpeller » nous entendons non seulement le simple fait de s’adresser à un individu ou une population, mais comprenons aussi l’interpellation comme un acte performatif qui (re)produit et consolide les catégories et les identités auxquelles on s’adresse. « The naming is at once the setting of a boundary, and also the repeated inculcation of a norm » (Butler, 1993, p. 8).
  • [8]
    Voir encadré°2 pour la proportion des différents sites en fonction de l’orientation sexuelle ciblée.
  • [9]
    Il s’agit là de tendances également identifiées dans des travaux consacrés spécifiquement aux pratiques bisexuelles (Deschamps, 2002 ; Mendès-Leite et al., 1996).
  • [10]
    Selon l’enquête, 24,5 % des femmes et 41,6 % des hommes homo- et bisexuel(le)s déclarent avoir déjà eu un partenaire rencontré en ligne contre 2,7 % des femmes et 4,3 % des hommes hétérosexuel(le)s.
  • [11]
    BDSM est une abréviation pour « bondage et discipline, domination et soumission, sadomasochisme ».
  • [12]
    Nous entendons par « cultures de sexe » des subcultures sexuelles telles que l’échangisme et le fétichisme, ou le « barebacking » dans le milieu gay. L’expression est empruntée à Alain Léobon et Louis-Robert Frigault qui décrivent le barbacking « comme une culture de sexe s’agençant dans une “composition de pratiques et d’espaces” » (Léobon & Frigault, 2007, p. 99 ; cf. Engler et al., 2007 ; Davis et al., 2006).
  • [13]
    Comme le montrent Michel Bozon et François Héran dans leur ouvrage La formation du couple, les classes supérieures « font plutôt la connaissance de leur conjoint dans des espaces étroits où n’entre pas qui veut » et où l’admission « repose sur l’application d’un numerus clausus » (Bozon & Héran, 2006, pp. 57-58).
  • [14]
    Comparés aux responsables d’autres sites hétéro-orientés, les webmestres des sites géo-ethniques et des sites confessionnels déclarent largement viser une population exclusivement hétérosexuelle et il est également plus rare d’avoir la possibilité d’interagir avec le même sexe sur ces sites. Nous n’avons d’ailleurs pu identifier qu’un seul site de rencontres destiné spécifiquement à une sous-population gay caractérisée par des critères géo-ethniques.
  • [15]
    Est exclu de cette étude un ensemble de sites spécialisés dans la mise en relation d’hommes occidentaux avec des femmes vivant notamment dans les pays de l’Est, en Asie et en Amérique du Sud. Ces sites se distinguent notablement des sites de rencontres à la fois au niveau du fonctionnement et des populations ciblées, et ils sont l’expression contemporaine d’un phénomène ancien communément appelé « mariages par correspondance » ou mail-order brides. Dans la mesure où ces sites s’inscrivent dans une histoire et des logiques sociales propres, nécessitant une analyse à part, et où ils s’adressent partiellement à des individus vivant à l’étranger, nous avons fait le choix de ne pas les inclure dans la présente analyse. Pour des travaux sur le phénomène des mail-order brides, voir notamment Constable (2003) et Draelants & Tatio Sah (2003).
  • [16]
    La priorité de l’origine sur la nationalité dans les questions, ainsi que le fait de se reporter sur l’origine des parents témoignent d’une formule adaptée aux immigrés de deuxième génération. Dans un article de 2008, Emmanuelle Santelli et Beate Collet constatent que « les descendants d’immigrés – notamment maghrébins, turcs et africains – ont encore des pratiques matrimoniales largement endogames ». Une différence avec les pratiques endogames des parents s’observe néanmoins dans un « passage de l’endogamie comme stratégie matrimoniale vers une homogamie culturelle et sociale plus intériorisée et donc plus individualisée, mais tout autant socialement construite » (Santelli & Collet, 2008, p. 25). La centralité des questions d’origine pour les enfants d’immigrés, à la fois dans la manière de se représenter sa propre identité et dans le choix du partenaire, est également soulignée par Lila Belkacem (2010).
  • [17]
    L’organisation de ces sites, où c’est surtout le partenaire potentiel et non l’utilisateur qui est décrit en termes ethniques, sous-entend des espaces conçus principalement en fonction d’hommes blancs (non définis en termes ethniques) qui paraissent comme le cœur de cible. Il s’agit là d’une érotisation de l’ethnicité non blanche de l’Autre que constate par ailleurs Maxime Cervulle dans son étude de la pornographie « ethnique » gay (Cervulle, 2007).
  • [18]
    Au total, 77 % des sites interrogés ont été créés en 2004 ou depuis et la moitié en 2007 ou ultérieurement, soit dans les deux ans ayant précédé l’enquête. S’il semble probable que nous ayons assisté à une augmentation du nombre de sites de rencontres en ligne parallèlement à la diffusion de la pratique, ces chiffres témoignent probablement aussi d’une forte mortalité de ce type de sites internet.
  • [19]
    Selon les théories marketing, « segmenter le marché » en fonction de critères sociodémographiques mais aussi en fonction de différentes « mentalités », « styles de vie » et comportements de consommation constitue une manière de se distinguer de concurrents qui ciblent généralement un « client moyen » (Lendrevie et al., 2003, pp. 686 et 693 ; cf. Cathelat, 1990).
  • [20]
    Plutôt qu’une question à choix multiple, il s’agit de savoir, notamment sur les sites échangistes, si l’utilisateur se définit ou non comme bisexuel(le).
  • [21]
    Il est intéressant de noter qu’alors qu’il existe un site hétéro-orienté proposant également un système par « zone », l’interconnexion des deux – appelés respectivement « Amour (mariage, relation sérieuse…) » et « Flirt (aventure sans lendemain…) » – est très différente. Chaque espace nécessite en effet une inscription propre avec deux comptes d’utilisateur différents et la navigation entre les deux n’est pas possible sans déconnexion préalable.
  • [22]
    Comme le montrent Line Chamberland et Julie Théroux-Séguin, le lesbianisme est souvent associé, tantôt à l’asexualité « par sa dissolution dans une affectivité diffuse », tantôt à une sexualité débridée par « son assimilation à l’univers fantasmatique masculin hétérosexuel » (Chamberland & Théroux-Séguin, 2009, p. 10). Il s’agit d’une imagerie collective contrastée qui se matérialise sur Internet dans la mise en place par les webmestres de deux types de sites de « lesbiennes » fort différents.
  • [23]
    Citation d’un webmestre responsable d’un site gay et d’un site lesbien.
  • [24]
    « Les règles du jeu ont changé » a longtemps été le slogan du site Meetic.fr. Cet avis est également partagé par un certain nombre de chercheurs qui voient dans l’apparition des sites de rencontres une véritable « révolution » (Lardellier, 2004, p. 151 ; Kaufmann, 2006, p. 154).
Français

Résumé

Cet article, inscrit dans une recherche sur les usages sociaux de sites de rencontres, se propose d’analyser la manière dont se structure la toile de ces espaces internet en France. À partir notamment d’un inventaire de plus de mille sites nous présentons à la fois la diversité des plates-formes proposées et la manière dont l’organisation de celles-ci diffère en fonction de la population ciblée. Dans un contexte scientifique où la rencontre en ligne est généralement étudiée à travers les pratiques majoritaires et les sites dominants, l’objectif consiste à montrer comment les internautes sont approchés et se voient proposés des outils différents selon leurs caractéristiques sociales. Avec l’idée qu’une connaissance de l’interface constitue une condition préalable à la compréhension de l’usage qui en est fait, nous proposons une analyse des champs des possibles que dessinent différents sites à travers à la fois l’architecture, le design et le cadre discursif employé.

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Marie Bergström
CNRS, Observatoire sociologique du changement
marie@bergstrom.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/05/2011
https://doi.org/10.3917/res.166.0225
Pour citer cet article
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