CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mars 2020 : Mélanie, une infirmière immortalisée sur un mur de briques londonien. La fresque, en couverture de ce numéro, se dresse en célébration aux travailleurs de « première ligne ». Un hommage parmi tant d’autres lors des premiers mois de la crise sanitaire : à la une des journaux, sur toutes les bouches et toutes les mains, à 20 h sur les balcons de la planète jusqu’aux spots publicitaires, « merci ».

2Le terme, du latin merces, qui exprime aujourd’hui la gratitude, a connu par le passé d’autres significations, en particulier celle de récompense monétaire et de salaire. Aussi, ces hommages ont pu cristalliser les tensions entre ces deux acceptions ; car s’ils soulignent toute la reconnaissance du monde vis-à-vis de leur dévouement, ils ne suffisent pas à rétribuer un travail essentiel au fonctionnement d’un pays. « Claps don’t pay the bills[1] » pouvait-on lire plus tard sur les pancartes des manifestants, hors de l’hôpital. Elles témoignent des natures multiples et parfois concurrentes des rémunérations, monétaires et symboliques, du travail.

3Ces frictions posent en creux deux questions, en partie mêlées, relatives à la juste rémunération. La première concerne la justesse de la rémunération, et invite à réfléchir à ce qu’elle paie et vient récompenser : le produit du travail, sa valeur sociale et son utilité pour la société ; l’acte du travail, par l’effort ou l’investissement fournis ; ou bien le travailleur lui-même, à travers son parcours, ses qualifications et ses diplômes. La deuxième question, celle de la justice, déplace le regard vers les écarts de rémunérations entre travailleurs ainsi que sur les instruments nécessaires et souhaitables pour les réduire. En 2018, le salaire des 10 % des Français les mieux payés était trois fois supérieur à celui des 10 % les moins rémunérés [2], écart qui reflète mal à lui seul la croissance récente des inégalités de revenu, due à la forte concentration du patrimoine [3].

4La non-rémunération elle-même peut poser question, quand elle invisibilise le travail réalisé. Tandis que les soignants étaient applaudis, des « petites mains » de couturières confinées confectionnaient bénévolement les masques qui manquaient à tout un pays. Par contraste avec l’apparition parallèle d’un secteur marchand réalisant le même travail, leurs revendications à être payées n’ont pas pu aboutir, conduisant à un autre type de sentiment d’injustice [4]. C’est que la rémunération monétaire revêt en elle-même une dimension symbolique : elle signale l’activité comme travail à part entière, lui donne ses frontières et une signification particulière. Ainsi, elle porte en elle des enjeux moraux autour de ce qui doit être gratuit et réalisé en dehors de toute sphère marchande.

5Le prisme des rémunérations permet enfin de saisir le travail, dans ses formes, dans son rôle et dans sa place au sein d’une société aujourd’hui majoritairement salariale. En effet, les diverses formes des contreparties au travail en affectent le sens et les pratiques : par contraste avec le paiement à la pièce, l’institution du salariat distend le lien direct entre le travail et sa rémunération, en assurant une continuité des revenus partiellement déconnectée des tâches accomplies. Si la crise sanitaire a renouvelé les débats sur la hiérarchie des salaires et l’utilité des métiers, ce numéro s’inscrit dans un contexte plus large de renouvellement des mondes du travail : croissance historique des indépendants, robotisation, apparition de supports technologiques et juridiques qui en redessinent les contours.

6C’est à ces enjeux, au carrefour des savoirs en sciences sociales, que s’intéresse ce numéro de la revue Regards croisés sur l’économie. Il confronte les contributions de chercheurs et chercheuses de disciplines différentes : économie, sociologie, histoire, science politique, philosophie et droit. La première partie appréhende les rémunérations comme une caractéristique essentielle du travail, historiquement ancrée dans le salariat qui connaît des renouvellements. La deuxième revient sur les principes de justification concurrents des rémunérations et des injustices, nécessitant l’intervention de la puissance publique. La dernière partie questionne finalement les rémunérations comme frontière du travail et invite à réfléchir sur les tensions et limites inhérentes à cette relation.

Notes

Étienne de l’Estoile
Julie Oudot
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/07/2021
Pour citer cet article
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