1Le marché de l’art contemporain de la dernière génération a connu une hausse spectaculaire des prix. Ainsi, de 2002 à 2006 s’est produite une progression de 95 % en termes de valeur et de 24 % en nombre de transactions et, en 2007, une progression annuelle de 18 %, selon les chiffres fournis par la journaliste Marie Maertens. Non seulement le monde de l’art s’est élargi et accéléré mais il est devenu, selon l’anthropologue Sarah Thornton, un art de riches, à la fois « bien de luxe et symbole de statut ». De ce point de vue là au moins, les choses ont bien changé depuis la première génération de l’art contemporain, lorsque les « artistes du siècle dernier », comme dit l’artiste français Christian Boltanski, se faisaient un honneur de ne rien vendre.
De l’argent suspect à l’argent-roi
2Car longtemps le succès commercial a été suspect, comme l’a souligné notamment la critique d’art Isabelle Graw : pour tout un chacun en effet il est synonyme de compromission artistique auprès d’un public insuffisamment connaisseur, de réponse aux attentes déjà-là plutôt que d’inventions de voies originales, comme le veut le « paradigme moderne » qui gouverne désormais l’appréciation de l’art par le grand public. Mais à partir des années 1990 s’est développée une inflexion de l’art contemporain vers des formes spectaculaires et sensationnalistes, dotées d‘un haut niveau de visibilité et de plus-value marchande, amenant les observateurs à évoquer une « bulle » à la fois esthétique et financière. Certes, Andy Warhol, pionnier en la matière, avait démontré qu’un jeune artiste peut gagner des « sommes énormes », au moins en tant qu’illustrateur : « Il gagne jusqu’à 100 000 dollars par an, somme énorme si l’on songe au coût de la vie dans les années 50 et au tarif auquel se vend un logo aujourd’hui », précise le critique d’art Hector Obalk. Mais il est longtemps resté un cas isolé, à la fois emblématique et atypique.
3Il existe donc bien une première et une deuxième générations de l’art contemporain, que ce soit en matière esthétique ou en matière économique : la première est même parfois qualifiée d’« art contemporain classique » s’agissant d’artistes décédés à la cote bien établie. Malgré sa relative ancienneté, cette première génération n’est pas toujours la mieux placée dans la course aux records : en 2007, Christo se trouvait en 156e position dans les ventes aux enchères, et Louise Bourgeois en 262e.
4En revanche, les nouveaux collectionneurs arrivés sur le marché de l’art contemporain à partir de la fin des années 1990 enchérissent aisément dans les salles des ventes – jusqu’à 5 millions d’euros –, se targuant parfois ensuite « non pas de posséder des œuvres mais de posséder des records ». Attirés par un art contemporain devenu plus facile d’accès, souvent sensationnaliste et reprenant les formes de reconnaissance empruntées à la publicité et aux marques, ces nouveaux amateurs sont les produits de la mondialisation de la finance. Ils proviennent, tout d’abord, des milieux financiers développés grâce à la financiarisation de l’économie, avec les grandes fortunes rapidement acquises (traders, responsables de fonds d’investissement) : comme le dit une responsable de chez Christie’s, « une fois qu’on possède un quatrième domicile et un jet G5, que reste-t-il à avoir ? L’art est extrêmement enrichissant ». Parallèlement, ces nouveaux collectionneurs proviennent aussi des pays émergents : Chine, Russie, Inde, Émirats. La Chine en particulier a connu un essor spectaculaire du marché de l’art : en 2007 elle se trouvait en troisième position des ventes mondiales, et la cote des artistes contemporains chinois avait progressé de 780 % depuis 2001.
5En même temps, le rôle croissant du marché dans le monde de l’art contemporain du XXIe siècle s’est infléchi vers un « marché de réseaux » (networking market) étroitement dépendant de la communication. On a constaté en outre le développement d’un « marketing de la demande » propre au monde des entreprises, où « un produit est développé en interne, testé par les consommateurs et diffusé si la réponse est positive », qui tend à se substituer au « marketing de l’offre » propre aux galeries, qui « choisissent leurs artistes et font ensuite au mieux pour que la demande corresponde à leur offre ». Il faut noter enfin l’apparition de formes inédites de merchandising : ainsi l’artiste japonais Murakami, présenté à l’Armory Show de New York en 1995 par son galeriste français Emmanuel Perrotin, « exposa non seulement des peintures, mais aussi des tee-shirts à l’effigie d’un personnage qu’il comptait réaliser en sculpture par la suite. Il faisait le merchandising d’une œuvre à venir ».
Entrepreneurs et stars
6Emblématique de ce glissement vers la financiarisation du monde de l’art est le cas de l’américain Jeff Koons, qui se présente lui-même volontiers comme un ancien trader alors même qu’il n’a œuvré un temps sur le marché du coton que pour accumuler l’argent nécessaire à la fonte en bronze de ses premières sculptures. Il se rapproche ainsi de la figure de l’entrepreneur, déléguant ouvertement à une équipe d’assistants l’exécution de ses œuvres, souvent monumentales : « L’acheteur sait qu’il acquiert davantage une estampille “Jeff Koons” (…) qu’une œuvre réalisée au sens propre par Jeff Koons, puisque ce dernier dirige aujourd’hui près de quatre-vingt assistants. On sait aussi que ce sont les assistants qui collent les papillons sur fond monochrome qui sont vendus plus de 300 000 euros par les galeristes de Damien Hirst ». Ce monde de l’art très particulier renoue ainsi avec la tradition médiévale de l’entreprise artisanale, à ceci près que le patron n’a pas besoin de mettre la main à la pâte : un programme (éventuellement informatique) suffit.
7Même si l’ensemble du monde de l’art contemporain est loin de se conformer à ce nouveau modèle, le seul fait qu’il s’incarne chez un petit nombre d’artistes « stars » est en soi significatif d’une nouvelle inflexion à l’intérieur du « paradigme contemporain » tel qu’il est apparu à la fin des années 1950. Ces quelques artistes « stars » en arrivent à gagner des sommes qui les placent au même niveau financier que les richissimes collectionneurs de leurs œuvres. Emblématique à cet égard est cette « vanité » de Anglais Damien Hirst, For the Love of God, représentant un crâne humain en platine incrusté de 8601 diamants. Ce même Hirst était en 2007 « l’artiste contemporain le plus cher de l’année avec l’installation Lullaby Spring, adjugée pour 12 millions de dollars chez Sotheby’s Londres », tandis que l’ensemble des adjudications de ses œuvres en salles des ventes le plaçait cette année-là en quatrième position de tous les artistes vendus (y compris les classiques et les modernes) avec un total de 74 millions de dollars. Son concurrent immédiat sur le podium, Jeff Koons, n’arriva la même année qu’en 24e position, avec un total de 52 millions, mais son Hanging Heart (un énorme cœur suspendu rouge et or, en acier inoxydable) fut adjugé 21 millions de dollars en novembre à New York.
8Ainsi la financiarisation du monde occidental et l’essor économique des pays émergents a touché aussi le monde de l’art, qui a pu attirer les nouveaux riches de la finance et de l’industrie, en tout cas pour les œuvres les plus immédiatement accessibles par leur sensationnalisme ou leurs emprunts à la culture populaire, sans exiger d’acculturation artistique : d’où la détestation des élites cultivées, qui ne ménagent pas leurs indignations.
9Mais pourquoi, après tout, s’indigner des records monétaires atteints par des œuvres d’art contemporain, et pas de ceux atteints sur le marché, par exemple, du coton, du pétrole ou du blé ? Pour répondre à cette question, il faut tenter de comprendre la raison de ces indignations contre la place de l’argent dans l’art et, plus spécifiquement, dans l’art contemporain, en nous appuyant sur le système de valeurs, plus ou moins implicites, qui les sous-tendent et les engendrent.
De la valeur aux valeurs
10Il va nous falloir pour cela passer d’une problématique de « la » valeur, telle que la mesure le prix (et que nous avons définie comme étant la résultante de l’ensemble des opérations par lesquelles une qualité est attribuée par des sujets à un certain objet, dans un certain contexte) à une problématique « des » valeurs, telles que les expriment les jugements de valeur [1]. En effet les valeurs, en tant que principes axiologiques sous-tendant les jugements normatifs, sont loin de se réduire à la problématique des prix, contrairement à ce qu’affirment Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dans leur souci de désubstantialiser la notion de valeur, alors qu’elle mérite pleinement d’être prise au sérieux en tant que représentation mentale partagée.
11La seule critique qui se fasse au niveau du prix lui-même porte sur l’inadéquation supposée entre l’énormité des sommes payées pour une œuvre et la « valeur » (au sens de qualité, de grandeur) de celle-ci. Cet écart rend problématique l’hypothèse d’une valeur intrinsèque dès lors que le prix est censé la mesurer, obligeant donc, pour sauver une telle hypothèse, à dénoncer le manque de discernement ou le snobisme des acquéreurs, qui seraient mus moins par un authentique amour de l’art que par le désir de se distinguer. Mais une telle critique n’est pas propre à l’art contemporain : on la rencontre à propos de tout objet susceptible d’enchérissement public et rapide, notamment lors des ventes aux enchères [2].
12Dans la modélisation des « valeurs », au sens de principes axiologiques, proposée dans Des valeurs, cette critique s’appuie sur la valeur de juste prix, qui elle-même relève du registre de valeurs que nous avons choisi de nommer « économique ». Mais nous allons voir que d’autres registres (ou familles) de valeurs peuvent être également sollicités s’agissant des prix en art contemporain, à travers un petit nombre d’autres valeurs.
13Ce peut être, tout d’abord, la valeur de bon goût, que transgresse une attention trop évidente portée aux signes extérieurs de richesse dans un domaine – la culture – censé engager des intérêts moins matériels. Cette critique touche en priorité les collectionneurs prêts à débourser des sommes considérées comme « déplacées », comme le serait un geste obscène ou un mot d’esprit inapproprié à la situation. L’on touche là le registre « esthétique » qui gouverne les valeurs d’élégance, de raffinement, de culture.
14Le bon goût peut être associé à l’exigence d’un comportement respectueux d’autrui, soucieux de ne pas heurter les règles d’une vie sociale harmonieuse : là, c’est la valeur de modestie qui peut sous-tendre, plus ou moins explicitement, la dénonciation d’une ostentation de richesse à travers des achats somptuaires. Cette modestie du comportement relève du registre « éthique », qui gouverne les règles commandant le respect ou le souci d’autrui, l’attention à ne pas blesser.
15Par ailleurs, la critique des prix élevés s’appuie souvent aussi sur la valeur de charité (ou, en termes plus contemporains, de care, de soin et de sollicitude), à travers l’argument de l’argent mal dépensé car il serait mieux utilisé pour soulager les maux des nécessiteux, mieux financer les hôpitaux, etc. Là encore c’est le registre éthique qui est sollicité.
16Si bon goût (esthétique), modestie et charité (éthique) sont des valeurs non spécifiques, propres à tout un chacun dans n’importe quel contexte, il existe aussi des valeurs plus spécifiques au monde de l’art et, plus précisément, au monde de l’art moderne, comme l’est la valeur de désintéressement. Depuis l’époque romantique en effet, l’art tend à être communément considéré comme une activité qui ne doit pas avoir pour visée première l’enrichissement financier mais la recherche d’expression voire la quête spirituelle. Dès lors, ce sont les artistes eux-mêmes qui peuvent être dénigrés en tant que guidés par le goût du lucre, lequel disqualifie l’authenticité de leur démarche. Cette valeur de désintéressement, qui motive l’indignation des détracteurs des artistes « stars », relève à la fois du registre « éthique » (ne pas tromper autrui en faisant passer la recherche de gains pour une quête d’accomplissement artistique) et du registre « pur », qui gouverne la valeur d’authenticité, c’est-à-dire de continuité du lien entre l’état actuel d’un être, d’un objet, d’une action, et son état d’origine. Or le goût pour l’argent vient interposer une motivation parasite dans le lien entre l’inspiration de l’artiste et l’objet créé : il est donc attentatoire à l’authenticité du geste créateur, valeur fondamentale dans le « paradigme moderne ».
17Associée à la valeur d’authenticité propre au registre « pur », la valeur d’intériorité est également requise dans ce paradigme, à travers la notion d’inspiration et d’art conçu comme expression du vécu ou des sensations de l’artiste – ce que n’exigeait nullement le « paradigme classique ». Or un artiste dont les œuvres se vendent très cher est forcément suspect de privilégier les attentes du marché plutôt que sa « nécessité intérieure », comme disait Kandinsky.
18Enfin, le registre « pur » est également sollicité à travers la valeur d’autonomie, elle aussi essentielle dans le paradigme artistique moderne : un « authentique » artiste se doit de ne pas dépendre du marché, ni même de l’opinion de ses contemporains, ni d’une quelconque idéologie, mais doit être mû par des motivations purement artistiques, propres à son domaine de création. Là encore, des prix excessifs risquent de faire soupçonner tant l’artiste que ses admirateurs, ses collectionneurs, ses galeristes ou ses critiques, de ne pas s’intéresser exclusivement à la qualité proprement esthétique de l’œuvre en question.
Une dissonance axiologique
19Si l’on résume à présent les principales conséquences axiologiques de l’enchérissement spectaculaire des œuvres en art contemporain, l’on constate qu’elles concernent principalement le registre pur, via les valeurs d’autonomie, d’intériorité, d’authenticité et de désintéressement, ainsi que, secondairement, le registre éthique, via le désintéressement, la modestie et la charité ; le registre esthétique, via le bon goût ; et, enfin, le registre économique, via l’adéquation entre le prix et la valeur supposée.
20L’on constate également que ces valeurs transgressées par les prix sont très présentes dans le paradigme moderne, alors que dans le paradigme contemporain elles sont marginales ou non-pertinentes (voire reléguées au statut d’anti-valeurs, comme le bon goût ou la modestie). Il s’ensuit que l’enchérissement des œuvres en art contemporain révèle une forme de dissonance axiologique avec le paradigme moderne, qui continue de gouverner pour une large part les attentes du grand public. D’où la virulence et la récurrence des indignations exprimées contre les prix élevés, qui alimentent et renouvellent le répertoire critique des détracteurs ; mais d’où aussi leur peu d’efficacité sur des acteurs du monde de l’art contemporain qui ont intégré, eux, un système de valeurs bien différent voire antinomique du paradigme moderne.
21Ajoutons pour finir que les valeurs et registres de valeurs que nous avons ainsi mises au jour à travers ces critiques vont tellement de soi qu’elles n’ont pas besoin d’être explicitées par les acteurs eux-mêmes : c’est même à cela qu’on reconnaît un « paradigme ». Leur mise en évidence par le sociologue permet cependant de rendre visible le modèle axiologique commun à une grande partie de nos contemporains, et de rendre compte des probabilités d’expression et, surtout, d’efficacité de tel ou tel type de critique.
Notes
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[1]
Pour un développement de cette proposition et de celles qui suivent, cf. Heinich N. (2017), Des valeurs. Une approche sociologique, Gallimard, Paris.
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[2]
Pour un développement de cette proposition, cf. Heinich N. (1996), « L’effet Van Gogh », Cahiers lillois d’économie et de sociologie, n° 28, p. 169-170.