1Cela faisait des mois que Juanito faisait le tour des maisons voisines pour y rendre de menus services. Les pièces s’accumulaient et le petit garçon trépignait d’impatience. Plus que cinq et il pourrait enfin s’offrir le vélo de ses rêves. Un bolide rouge flamboyant repéré dans la boutique de Monsieur Pedro. Le jour tant attendu, Juanito lui présenta fièrement son lourd butin. Le vieux monsieur, l’air désolé, lui annonça alors que toutes ces pièces ne suffiraient même pas à acheter une toupie. Ce jeudi 30 août 2018, l’Argentine affolait les marchés : le peso avait perdu en une journée près de 20 % de sa valeur.
2Cet exemple permet de revenir sur une potentielle confusion entre deux concepts que la langue française invite à éclaircir : money en anglais peut se traduire par monnaie et argent. Le premier fait l’objet d’une définition canonique établie depuis Aristote et se caractérise par trois fonctions : réserve de valeur, intermédiaire des échanges et unité de compte. Les contours du second, eux, sont plus mouvants : à l’origine support métallique de la monnaie, l’argent en est venu à la désigner dans le langage courant, mais aussi à la dépasser. Il est à la fois le pouvoir d’achat de la monnaie, c’est-à-dire la croyance qui lui est accordée, et aussi un objet sociologique qui appréhende les valeurs, représentations et affects associés à la monnaie. Dans l’imaginaire collectif, sa possession en abondance est associée à la richesse. Pourtant, des questions se dessinent déjà : la quantité d’argent que possède une personne permet-elle, à elle seule, d’estimer sa richesse et réciproquement, est-ce que toute richesse peut s’exprimer en argent ?
3De ces trois mots si proches, relevant de réalités et de perceptions pourtant distinctes, il s’agira d’interroger les frontières, les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres ainsi que les enjeux liés à leur utilisation, aussi bien dans le langage courant que dans la production scientifique.
Les prémisses d’une réflexion sur les liens entre argent et richesse
L’argent comme essence de la richesse : le bullionisme
4La période allant du milieu du XVIe siècle au milieu du XVIIIe siècle est marquée par de profonds bouleversements socio-économiques, politiques et technologiques. Cette phase de transition nourrit les réflexions concernant les liens entre argent et richesse, au cœur du développement de la pensée économique moderne. Émerge progressivement une pensée sécularisée, dite « mercantiliste », qui se concentre sur l’enrichissement des marchands et la puissance de l’État. Certains des auteurs s’y inscrivant sont marqués par le bullionisme (bullion : or en lingot) qui pose que la richesse de l’État se mesure à la quantité de métaux précieux qu’il possède [1]. Cet amalgame entre argent et richesse est à mettre en relation avec le système monétaire métallique, dans lequel la monnaie contient sa valeur intrinsèque en métal précieux et qui explique qu’en français le mot argent désigne la monnaie. Deux phénomènes irréversibles disjoignent cette synecdoque : d’une part l’expansion du commerce et la sophistication des techniques financières, comme l’apparition des lettres de change puis des billets de banque ; de l’autre, un afflux considérable de métaux précieux venus du Nouveau Monde. Si la prospérité espagnole a pu d’abord confirmer la thèse bullioniste, le pays connut rapidement un déclin, à l’origine de nouveaux débats et problématiques au sujet des liens entre argent et richesse.
Trop d’argent nuit à la richesse : la théorie quantitative de la monnaie
5Partant du constat statistique d’un mouvement ascendant des prix qui caractérisait alors l’économie européenne, Jean Bodin montre que le « renchérissement des prix » – qu’on appellerait aujourd’hui inflation – réside dans l’accroissement de la masse monétaire, entendue comme la quantité de monnaie en circulation dans l’économie, lui-même provoqué par l’afflux d’or et d’argent d’Amérique. C’est une des premières formulations de ce qu’on appellera par la suite la théorie quantitative de la monnaie, qui permet d’établir une distinction explicite entre argent et monnaie, jusqu’alors non formalisée. La pensée classique regroupera sans nuance l’ensemble des auteurs de l’époque sous le terme de mercantiliste, associé péjorativement au bullionisme, pour s’en distinguer et affirmer la nouveauté de son propos.
La monnaie : un monde à part ?
De la monnaie instrumentale à la neutralité de la monnaie
6Reprenant aux physiocrates la critique d’une confusion entre monnaie et richesse, Smith dans De la richesse des nations, paru en 1776, estime que la monnaie doit être comprise comme un instrument de l’échange, lui-même à l’origine de la richesse. Son existence, loin d’aller de soi, s’explique par le problème de la double concordance des besoins que suppose le troc : les complications liées à l’extension du nombre d’échangeurs et de biens échangés justifieraient la création d’un bien commun numéraire. Dans ce schéma, les échanges préexistent à la monnaie, qui ne sert qu’à les fluidifier. Se dessine en creux l’idée d’une frontière entre ce qui relève de l’économie réelle et ce qui révèle de l’économie monétaire, formulée par Say (1846) avec sa métaphore d’une monnaie « voile » qui recouvrirait l’économie réelle et ne jouerait pas de rôle dans celle-ci. La monnaie est un bien qui ne peut être désiré pour lui-même mais seulement dans le but de se procurer d’autres biens : « les produits s’échangent contre des produits. » Faisant circuler la richesse sans la créer, sans effet sur le niveau de production et de consommation, la monnaie serait totalement neutre.
Un dialogue interdisciplinaire impossible ?
7En distinguant sphères réelle et monétaire, l’approche instrumentale de la monnaie risque d’entraver le dialogue entre l’économie et la sociologie (de Blic et Lazarus, 2007). Les prises de position très virulentes de Simiand (1934) en sont une illustration : il accuse en effet l’économie de « s’interdire de produire toute théorie réaliste de la monnaie » et prône une approche de la monnaie comme « réalité sociale ». Si cette critique amorce ce qui sera par la suite une véritable sociologie de l’argent, elle n’en est pas moins très généralisante : l’approche neutraliste de la monnaie est très contestée, en particulier en économie. Les travaux de Keynes (1936) et de ses successeurs permettent de rendre compte des proximités plus grandes qu’il n’y paraît entre ces disciplines. En intégrant à la fois les rapports psychologiques, affectifs voire pulsionnels à l’argent dans ses réflexions concernant la thésaurisation, l’économiste rend compte de la préférence pour la liquidité des agents à partir de leur sentiment d’incertitude quant à l’avenir. L’accumulation de monnaie pour motifs de précaution transforme radicalement l’analyse de la fixation du taux d’intérêt par rapport à l’économie classique : la demande en liquidité n’est pas neutre sur l’économie, elle affecte au contraire les grands agrégats tels que la consommation, l’investissement ou l’emploi.
L’argent entre monnaie et richesse
Quand l’argent déborde de la monnaie
8Le terme de monnaie reste en sociologie largement délaissé au profit de celui d’argent. Loin de prendre cette observation pour donnée, Lazarus et de Blic reviennent sur les motifs du choix du titre de leur ouvrage, Sociologie de l’argent, et non de la monnaie. Les significations associées à l’argent englobent des univers de pratiques et de pensée bien plus importants : en somme, la monnaie représente l’argent mais l’argent la dépasse largement. Zelizer établit dans La Signification sociale de l’argent (2005a) que l’argent est « marqué » socialement, dans ses significations et usages, ce qui conteste le statut de bien fongible attribué par la théorie économique à la monnaie : une pièce d’un euro n’est pas interchangeable avec une autre. En témoigne son exemple de la gestion budgétaire de la prostituée, qui affecte les revenus issus de son travail à l’achat de drogues, tandis que l’argent des prestations sociales finance son loyer et l’éducation de son fils. Si l’argent est marqué, il est aussi marqueur. Dans son étude sur la répartition des ressources et des dépenses au sein du couple, Roy (2005) montre que le choix de gestion de l’argent, non seulement lui assigne une valeur particulière mais s’inscrit aussi dans la représentation que le couple a de lui-même : l’argent, lorsqu’il est mis en commun dans un compte unique, vient manifester et renforcer l’indivisibilité du couple. Plus largement, ces travaux remettent en question l’idée de Polanyi selon laquelle l’argent moderne serait désormais « à tout usage » contrairement à l’argent prémoderne, encadré dans des liens sociaux, politiques, religieux. Le processus historique de généralisation et de dématérialisation de l’argent n’a pas conduit à son désencastrement.
La valeur de l’argent au royaume des riches
9L’appréhension de la richesse à partir de l’argent pose de nombreuses difficultés. D’une part, comme le montrent Bihr et Pfefferkorn, il est très délicat d’établir un indicateur de la richesse, qui supposerait de définir un seuil : il n’existe pas de richesse absolue – l’accumulation peut ne jamais s’arrêter – et la dispersion parmi les revenus très élevés est telle qu’un indicateur risquerait de regrouper des individus aux niveaux de ressources trop hétérogènes. D’autre part, l’argent n’est pas la seule forme de la richesse et ne suffit pas à l’épuiser. C’est ce qu’illustre la figure du « nouveau riche », collectivement construite et méprisée par l’élite traditionnelle, afin d’en souligner les manques et de s’en distinguer. Sa richesse sera toujours marquée par la possession de l’argent seul, sans les attributs qui accompagnent la richesse économique, contribuant à la naturaliser et à la justifier. Le concept de « capitaux » culturel, social et symbolique, mobilisé par Bourdieu (2000) pour décrire l’ensemble des ressources dont dispose un individu, formalise ces manques. Tout en s’en soulignant les limites de l’analyse purement économique pour évaluer la richesse, la métaphore des capitaux, auxquels Bourdieu prête des attributs propres à l’argent – accumulation, transfert et dépréciation – témoigne des difficultés à s’en extraire.
La richesse au-delà de l’argent
10Enfin, certaines richesses ne relevant pas du marché ne sont assignées à aucun prix explicite qui se révélerait au cours d’un processus d’échange. Dès lors, il est impossible de leur attribuer directement une valeur monétaire, comme en témoigne le cas emblématique de l’environnement, bien public non appropriable, qui ne peut, en tant que tel, être échangé. Une partie des critiques adressées au Produit Intérieur Brut (PIB) en tant qu’indicateur de mesure de la richesse s’appuie ainsi sur son incapacité à tenir compte de ces richesses non marchandes. Dans de nombreux sphères concernées – justice, assurance, finance – l’enjeu est de quantifier la valeur de biens a priori « sans valeur » au sens marchand, et donc de leur attribuer un prix implicite. C’est ce que retrace Intimité et économie (Zelizer, 2005b), au sujet du règlement financier des dommages humains causés par les attentats du 11 septembre 2001, et de la difficulté à estimer l’un des biens les plus inestimables qu’est la vie perdue d’un proche. Il apparaît que la richesse déborde largement du concept d’argent tout en interrogeant l’étendue de son domaine. Ainsi, le dialogue entre ces trois termes – argent, monnaie, richesse – a été déterminant dans la construction et l’élaboration des sciences économiques et sociales.
Notes
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[1]
À cet égard, le titre du Mémoire au roi pour empêcher les sorties d’or, adressé en 1558 par Luis Ortiz à Philippe II d’Espagne, est éloquent.