L’héritage est de retour
1La première analyse à effectuer quand on cherche à étudier l’héritage consiste à évaluer ce qu’il représente au niveau agrégé. On peut tout d’abord définir le flux successoral comme la somme des transmissions du vivant (donations) et au décès (héritage) observée au cours d’une année donnée. En rapportant ce flux successoral au revenu national, on montre que ce ratio suit une « courbe en U » au cours du XXe siècle avec une chute du flux de transmissions au cours de la première moitié du XXe siècle et une remontée rapide depuis les années 1970 (Piketty, 2011). Aujourd’hui, ce flux successoral représente environ 15 % du revenu national et 20 % du revenu disponible des ménages.
2On peut ensuite passer du flux au stock en estimant le poids de l’héritage dans le patrimoine privé des ménages. Si l’estimation semble simple à première vue, elle se complique dès que se pose la question de la valorisation du patrimoine hérité. Cette question est à l’origine d’une controverse importante : faut-il prendre en compte les revenus générés par les transmissions reçues ou seulement considérer la valeur initiale des actifs reçus ? Ce qui peut passer pour un détail a une forte influence sur les résultats comme l’ont montré les travaux de Modigliani (1986, 1988) et Kotlikoff et Summers (1981). Si ne pas prendre en compte ces rendements n’est pas crédible, appliquer un rendement donné au patrimoine hérité conduit à nier la consommation partielle de ce patrimoine ou des revenus qui en découlent. Une troisième voie existe (Piketty, Postel-Vinay et Rosenthal, 2014) : elle consiste à séparer la population entre, d’un côté, les héritiers et, de l’autre, les épargnants sur la base d’une comparaison entre les transmissions reçues capitalisées et leur patrimoine actuel. En appliquant cette méthode, on retrouve la courbe en U observée pour le flux successoral. La part héritée du patrimoine privé a considérablement augmenté depuis les années 1970 passant de 30 % à 60 % du patrimoine total aujourd’hui. De ce point de vue, l’héritage domine donc l’épargne.
3Ce retour de l’héritage est la conséquence de plusieurs phénomènes. Premièrement, sans patrimoine, pas de transmissions patrimoniales. Or depuis les années 1970, on observe en France, ainsi que dans la plupart des pays riches, une hausse marquée du patrimoine privé qui fait suite à une chute significative des patrimoines dans la première moitié du XXe siècle. Ces variations sont la résultante de chocs exogènes (guerres, crises…) et de choix politiques (progressivité de l’imposition des revenus et des successions, nationalisations…). Deuxièmement, sans décès, pas d’héritage. Les projections démographiques mettent en évidence une hausse transitoire de la mortalité dans les années à venir en raison du vieillissement des générations nombreuses du baby-boom. Troisièmement, pas d’héritage si le patrimoine au décès est nul. Contrairement à ce que prédisent certains modèles économiques comme la théorie du cycle de vie, on n’observe pas de baisse du patrimoine aux âges avancés puisque le patrimoine des personnes décédées est significativement plus élevé que le patrimoine moyen des vivants. Si chacun de ces mécanismes semble évident, c’est bien leur combinaison et leur ampleur qui expliquent aujourd’hui la prédominance de la part héritée du patrimoine sur la part accumulée.
4Le retour du patrimoine et de l’héritage est particulièrement marqué en France mais il n’est en rien exceptionnel (Alvaredo, Garbinti et Piketty, 2017). La tendance est la même en Allemagne et dans une moindre mesure aux États-Unis. Dans certains pays comme la Suède ou le Royaume-Uni, la stabilité de la part du patrimoine hérité coïncide néanmoins avec des niveaux élevés. On assiste donc bien à un changement global de la structure des patrimoines privés. Ainsi, si les patrimoines atteignent des niveaux inégalés depuis le début du XXe siècle, c’est aussi du côté de leur composition que l’attention doit se porter.
Qui sont les nouveaux héritiers ?
5Les agrégats décrits jusqu’à maintenant ne disent rien de la répartition de l’héritage. Or, c’est bien cette question qui nous permet d’évaluer si nous sommes de retour à une société d’héritiers. Afin de les caractériser, nous devons passer au niveau microéconomique en nous posant deux questions : qui sont les héritiers et comment héritent-ils ?
6Il n’y a pas une seule manière de mesurer la distribution des héritages. On peut tout d’abord se concentrer sur la marge extensive. D’après l’enquête Patrimoine 2014-2015 de l’INSEE, environ un tiers des Français déclare avoir reçu au moins une transmission patrimoniale, un second tiers devrait hériter [1] et un dernier tiers n’a pas hérité et n’héritera pas. S’arrêter à ce niveau d’analyse ne nous permet cependant pas de mettre en évidence l’hétérogénéité des héritiers. Parmi les individus ayant bénéficié d’au moins une transmission patrimoniale, les montants reçus varient fortement. Parmi les individus ayant déjà reçu une transmission patrimoniale (donation ou héritage), on note que les 50 % des héritiers les plus « pauvres » ont reçu des transmissions dont la valeur représente moins de 7 % de l’héritage total. À l’autre extrémité de la distribution, les transmissions patrimoniales reçues par les 10 % les plus riches représentent plus de la moitié de l’héritage total. Ce niveau d’inégalités est bien supérieur à celui des revenus mais relativement similaire à celui du patrimoine global des individus.
7Si l’analyse des montants nous permet d’y voir plus clair, il demeure un problème : quel montant choisir pour considérer quelqu’un comme héritier ? Pour ce faire, on peut comparer la valeur des transmissions reçues aux revenus du travail en considérant, pour chaque génération, comme héritier ou rentier un individu qui reçoit plus en héritage que ce que les 50 % de la population les moins bien payés reçoivent en revenus du travail au cours d’une vie. Environ 12 % de la génération née dans les années 1970 devrait devenir rentière alors que cette proportion était de 2 % pour les générations des années 1910-1920. Ce type de mesure permet de mettre en évidence le rôle croissant joué par le fait d’être bien né dans la formation des inégalités et à l’inverse le déclin du rôle du mérite. De ce point de vue, les travaux relatifs à l’héritage complètent les analyses effectuées sur l’effet de l’origine sociale sur l’éducation et les revenus [2].
8Si, d’un point de vue patrimonial, on semble être de retour au XIXe siècle ce n’est pourtant pas le cas. Les transmissions patrimoniales ont changé de nature sur, au moins, deux aspects. Premièrement, la temporalité des transmissions a évolué. Grâce aux gains d’espérance de vie, on assiste à un vieillissement des transmissions patrimoniales. Ainsi, l’âge au décès des parents s’élève aujourd’hui à 50 ans en moyenne, et devrait passer à 55 ans en 2030 et à 60 ans en 2070 (Dherbécourt, 2017). De ce fait, les transmissions sont de plus en plus tardives ce qui pose des questions d’efficacité puisque l’utilisation du patrimoine dépend fortement de l’âge du récipiendaire. Conséquence directe : les transmissions du vivant s’accroissent afin de compenser, au moins partiellement, ce phénomène. Depuis les années 1980, le poids des donations dans l’ensemble des transmissions patrimoniales a doublé pour atteindre près de 45 % en 2010 (Frémeaux et Leturcq, 2018).
9Deuxièmement, la manière dont les ménages gèrent leur patrimoine (hérité ou non) s’est transformée. Les transmissions de patrimoine sont le plus souvent abordées sous l’angle individuel. Or, l’échelle du ménage est pertinente car la mise en couple engendre des conséquences de deux ordres. Tout d’abord, le choix du conjoint conduit à renforcer les inégalités individuelles de patrimoine hérité en raison des comportements homogames (Frémeaux, 2014). Si le phénomène peut ne pas sembler surprenant, c’est son ampleur qui est notable puisque l’on observe des comportements fortement homogames parmi les plus riches héritiers. Ensuite, la mise en couple peut conduire à une mise en commun au moins partielle des patrimoines des conjoints. Depuis les années 1970, les modes de vie en couple se sont transformés avec un recul du mariage et un recours plus fréquent au régime matrimonial de la séparation de biens. Ces changements conduisent à une individualisation croissante des patrimoines au sein des couples. L’héritage y joue un rôle central, puisqu’il est à la fois une des causes – le fait de recevoir un héritage augmente la probabilité d’opter pour le régime de séparation de biens – mais aussi comme conséquence – la mise en commun ou non du patrimoine affecte la manière de transmettre ses biens.
Conclusion
10Le retour de l’héritage invite à la réflexion car, plus que le niveau des inégalités, c’est surtout leur structure qui est affectée en profondeur. L’histoire économique montre que ce n’est ni un phénomène nouveau, ni une fatalité. Nous faisons donc face à un choix de société sur lequel nous avons une emprise qui passe notamment, mais pas seulement, par la fiscalité.
11Or, alors qu’elle n’a peut-être jamais été aussi utile, la fiscalité successorale est en déclin depuis la fin des années 1970. Dans de nombreux pays (Nouvelle-Zélande, Suède, États-Unis…), cet impôt a été fortement allégé voire supprimé. Cette tendance est d’autant plus surprenante que les travaux empiriques existants tendent à mettre en évidence la relative efficacité de la fiscalité successorale. Pour comprendre ce paradoxe, il faut sortir de l’analyse économique. Le quasi-consensus dans la population sur le rejet de cet impôt s’explique en effet par l’immoralité perçue de l’impôt successoral. La volonté de protéger sa famille, si elle peut être considérée comme louable au niveau individuel, conduit à l’acceptation d’une société d’héritiers qui n’est ni juste ni efficace.
12Il est donc nécessaire que les sciences sociales contribuent à renouveler le débat sur l’héritage et ses conséquences en prenant en compte ses nombreuses transformations. Surtout, il est essentiel de comprendre la prégnance actuelle des valeurs familiales car ce repli sur la famille peut engendrer une société dans laquelle les statuts socioéconomiques ne seront plus acquis mais bien hérités.