Introduction
1La discrimination statistique consiste à rejeter un individu parce qu’il pourrait avoir un défaut qui se trouve être fréquent au sein de son groupe d’appartenance (Arrow, 1972 ; Phelps, 1972). Une interprétation positive est également possible et consiste alors à accepter un individu parce qu’il a plus de chances d’avoir une certaine qualité. Cette forme de discrimination se distingue de la discrimination « par le goût » définie par Gary Becker (Becker, 1957), qui consiste à discriminer certains individus parce qu’ils plaisent ou déplaisent en soi, indépendamment de leurs compétences. Avec la discrimination statistique, l’individu n’est plus rejeté simplement en raison de son appartenance à un groupe social stigmatisé, mais en raison de la probabilité, évaluée notamment à partir de cette appartenance, de ne pas satisfaire des critères objectifs de sélection. Toutefois la frontière entre discrimination statistique et discrimination par le goût est en pratique assez ténue et il y a un risque que cette notion de discrimination statistique serve simplement à rationaliser un préjugé (Parodi, 2010).
Un bout de raisonnement probabiliste
2Un exemple suffira pour comprendre l’argument central de la discrimination statistique : si vous avez deux sacs de pommes et qu’il y a proportionnellement plus de pommes pourries dans un des sacs, vous avez intérêt à piocher votre pomme dans l’autre sac. Vous aurez ainsi plus de chances de tirer une bonne pomme, même si les bonnes pommes du sac rejeté seront alors « victimes » de discrimination statistique. Du point de vue de la théorie des probabilités, ce raisonnement est parfaitement valide : vous avez raison de croire qu’une pomme issue du bon sac a plus de chances d’être bonne qu’une pomme tirée du mauvais sac. Il y aurait donc une rationalité des comportements discriminatoires.
3Malgré tout, ce type de raisonnement ne suffit pas à fonder des décisions discriminatoires. Restons sur les pommes. Si je choisis systématiquement mes pommes dans le bon sac en raison des probabilités, alors mon comportement ne se distingue nullement d’une pratique de discrimination « par le goût » : je peux aussi bien jeter le mauvais sac puisque je n’y piocherai jamais. Et pourtant, n’est-il pas plus rationnel de piocher des pommes aussi dans le mauvais sac et de regarder si, par hasard, elles ne seraient pas bonnes ? Pourquoi devrais-je considérer que la rationalité consiste à rester ignorant sur les qualités individuelles des pommes ou des personnes que je dois sélectionner ? La théorie des probabilités nous apprend uniquement à évaluer notre degré de croyance (sur les qualités de telle pomme, de telle personne) en fonction des bribes d’information dont l’on dispose sur le moment. En revanche, elle ne nous dit pas comment agir, quel risque prendre ou quelle quantité d’information il serait préférable de recueillir avant de choisir. La rationalité d’un acte de discrimination ne se joue pas uniquement sur le petit bout de raisonnement probabiliste que nous venons de présenter.
S’informer pour agir
4Dans la plupart des études en sciences sociales, les écarts de performance entre groupes sociaux sont bien inférieurs aux écarts individuels au sein d’un même groupe. En termes techniques, la variance intergroupe est souvent faible comparée à la variance intragroupe. Par exemple, les femmes sont aujourd’hui plus diplômées, en moyenne, que les hommes, mais les écarts au sein de chaque sexe sont beaucoup plus importants. Aussi, une directrice des ressources humaines qui, face à deux candidats, l’un homme, l’autre femme, recruterait sans autre forme d’examen la candidate pour la seule raison qu’elle a une probabilité légèrement plus élevée d’avoir un diplôme ferait non seulement de la discrimination statistique, mais prendrait également un risque assez élevé de recruter la personne la moins diplômée. Il serait bien plus rationnel de s’enquérir des diplômes des deux candidats.
5Cependant, il arrivera un moment où le recueil d’information pour juger des qualités individuelles deviendra trop coûteux, voire impossible, et où il sera préférable de prendre une décision dans l’incertitude en se fiant à des probabilités. Il reste que plus la collecte d’informations individuelles aura été importante, moins le poids de l’appartenance à un groupe social aura d’influence.
6Il faut, en outre, que l’information concernant les groupes sociaux soit objective et qu’il ne s’agisse pas d’un simple préjugé portant sur telle ou telle catégorie d’individus car, en ce cas, la discrimination statistique ne servirait qu’à maquiller un rejet arbitraire. Or, pour pouvoir objectiver une telle information, il faut en général être capable de l’évaluer à moindre coût pour un grand nombre d’individus dans différents groupes sociaux : il s’agit de demander le diplôme des hommes et des femmes, de faire passer un test cognitif à tel et tel groupe, de comptabiliser les accidents de la circulation ou les actes délictueux commis par les uns et les autres, etc. En général, il s’agit donc d’informations que l’on peut facilement obtenir pour un individu : il suffit de lui demander ses diplômes, de lui faire passer un test cognitif, de vérifier son casier judiciaire ou, pour un assureur, de recenser les accidents impliquant son client. Aussi, dans de nombreux cas, celui qui discrimine peut s’informer à faible coût sur les qualités des personnes au lieu de parier dans l’incertain à partir de moyennes portant sur des caractéristiques mesurables de groupes sociaux. A contrario, les informations difficiles à recueillir pour un individu le sont aussi, généralement, au niveau des groupes sociaux et il faut alors s’inquiéter de la valeur de ces informations, que l’on mobilise pour discriminer statistiquement.
Choisir ce que l’on risque
7Agir dans l’incertitude suppose de choisir une stratégie face aux risques : vaut-il la peine de prendre tel risque ? Y a-t-il des risques inacceptables ? Etc. Lors d’une situation d’embauche, il ne suffit pas de dire que l’on veut recruter le candidat le plus productif car, en situation d’incertitude, ceci peut s’interpréter de différentes manières. La productivité de chaque candidat peut être représentée par une distribution de probabilités. Le plus productif des candidats peut être celui qui a une probabilité, même faible, d’être exceptionnellement performant ; ou bien celui qui n’a aucune chance d’être complètement incompétent ; ou celui dont le calcul d’espérance mathématique sur sa distribution de productivité est la plus élevée. Or, selon le critère retenu, il n’y a aucune raison de tomber à chaque fois sur le même candidat.
8En réalité, il est facile de discriminer des candidats en maquillant sa décision arbitraire derrière une définition apparemment neutre des risques. Par exemple, un directeur d’usine peut refuser d’embaucher un handicapé sous prétexte que celui-ci est probablement moins efficace avec les machines-outils. L’argument semble neutre et rationnel sauf que le directeur a décidé de mettre en exergue ce seul risque, en le jugeant rédhibitoire, parmi d’autres risques qu’il néglige plus ou moins sciemment. Or, un aménagement du poste pourrait éradiquer ce risque. Ainsi, un risque peut servir à inventer des défauts à des candidats que l’on rejette pour d’autres raisons, qu’il vaut mieux taire.
De l’art de conforter ses préjugés
9La théorie de la discrimination statistique explique au fond comment parier sur des individus comme s’il s’agissait de choisir de bonnes pommes – sauf que les paris effectués ont des conséquences individuelles et sociales. Supposons qu’en raison de son appartenance à un groupe social stigmatisé, une entreprise applique une décote à un individu au moment de son embauche. C’est rationnel du point de vue statistique puisque l’entreprise a des raisons de croire qu’il sera moins productif que ses collègues. De même, il sera le dernier auquel l’entreprise songera au moment d’attribuer des promotions ou de proposer des projets prometteurs. Et, en fin de compte, sa réussite professionnelle sera moindre que celle de ses collègues. Or, ceci ne fait que conforter le préjugé initial de l’entreprise, considérant que les individus venant de ce groupe social sont moins productifs et qu’il faut effectivement moins parier sur leur réussite.
10Il s’agit d’un mécanisme de prophétie auto-réalisatrice : parce qu’on ne croit pas en un individu, on ne lui laisse pas la chance de réussir et on finit par se convaincre que son échec était écrit dès le départ. Or, la discrimination statistique est le concept parfait pour valider ce raisonnement circulaire. Cette théorie n’est en fait pas très regardante sur l’objectivité de l’information a priori portant sur les groupes sociaux. Peu importe, au fond, puisque le raisonnement marche aussi avec une information subjective, un préjugé, une simple médisance… C’est pourquoi il est impératif de développer un grand sens critique sur ces informations a priori et de les mettre constamment à l’épreuve, notamment en pariant aussi sur des membres de groupes stigmatisés. Non seulement, ils pourraient être aussi compétents (remettant en cause le préjugé initial), mais un recrutement étant avant tout une interaction sociale, et pas simplement l’achat d’une force de travail, ils pourraient aussi s’investir plus fortement au sein de l’entreprise qui leur a donné une chance.
Choisir le meilleur sans exclure socialement
11Les sciences sociales ont utilisé le concept de discrimination statistique pour expliquer que les entreprises ou les individus sont rationnels dans leurs pratiques discriminatoires et qu’ils ne font que maximiser leurs intérêts en rejetant des individus stigmatisés. Cependant, cette approche est bien trop étroite pour rendre compte de l’ensemble des motifs de discrimination. D’une part, de nombreux acteurs ne s’embarrassent pas de faux-semblants et peuvent déclarer en aparté à des observateurs qu’ils ne veulent pas de Noirs, d’Arabes, de femmes, etc. Pour eux, ce n’est pas une question de statistiques, mais de préférences (Défenseur des droits, 2016). Et, d’autre part, d’autres acteurs ont une vue plus large sur ces pratiques discriminatoires en considérant également des aspects moraux.
12Il y a, bien entendu, des enjeux moraux derrière les pratiques discriminatoires. Et les sciences sociales ne peuvent pas s’en désintéresser ou faire comme si ceux-ci n’existaient pas. Prenons un exemple. Si la police sait que la bijouterie du coin vient d’être dévalisée par un jeune homme noir, la stratégie efficace consiste à contrôler les jeunes noirs qui veulent sortir du quartier. Mais si le voleur s’échappe, faut-il étendre les contrôles sur l’ensemble du territoire français pendant des années ? Partant d’une situation acceptable car circonscrite dans le temps et l’espace, on en arrive à généraliser la discrimination statistique. Quelle stratégie raisonnable doit alors être envisagée ? Il faut adopter une pratique efficace jusqu’à la limite où elle exclut socialement ; il faut circonscrire les demandes d’efficacité par le respect des droits des individus. L’enjeu, ici, est de ne pas exclure les jeunes hommes noirs qui n’ont rien volé et c’est de leur point de vue qu’il faut juger la moralité des stratégies policières. D’un côté, ils ont évidemment une bonne raison de refuser le profilage ethno-racial : en focalisant tous les contrôles sur eux, ce profilage entérine un stigmate et constitue une restriction de leur liberté. Mais ils ont aussi quelques raisons d’accepter le profilage. La première est, comme chacun, de vouloir arrêter le voleur. Si le profilage est réellement la stratégie la plus efficace, ils peuvent l’accepter jusqu’à un certain point. La seconde est qu’ils veulent prouver leur innocence puisqu’ils sont a priori suspects. La rationalité des acteurs ne consiste donc pas, ici, à maximiser un intérêt, mais à trouver un équilibre réfléchi entre différentes attentes sociales.
Conclusion
13En définitive, tous les motifs de discrimination doivent être jugés à la lumière d’une seule question : l’individu a-t-il été rejeté (ou accepté) pour des raisons justifiables ou non ? Si le choix ne peut être justifié à la fois en termes d’efficacité et d’équité, le rejet se résume à une discrimination arbitraire. Sinon, l’individu a simplement été distingué à l’aune d’un critère jugé pertinent (la productivité, une compétence scolaire, une expérience particulière, etc.). Parler de discrimination statistique, c’est d’abord indiquer que le classement des individus selon ce critère peut être incertain et qu’il va pourtant bien falloir sélectionner un individu malgré ces incertitudes, malgré le fait que l’on distingue mal le meilleur d’entre eux. Le raisonnement probabiliste s’impose alors mais, en tant que pure logique du probable, il ne saurait suffire pour se décider. D’une part, la discrimination statistique ne critique pas la qualité de l’information portant sur les groupes sociaux et ne distingue pas entre ce qui relève des stéréotypes et ce qui n’en relève pas. Et d’autre part, lors du passage de la croyance statistique à l’action, la discrimination statistique endosse forcément une conception sur les risques acceptables et les risques inacceptables, qui demeure souvent implicite et qui devrait être justifiée.