1La réglementation financière dans l’Union Européenne, aux États-Unis, et dans de nombreuses autres juridictions est basée sur l’économie néoclassique. Dans ce cadre, les investisseurs indépendants, dont la rationalité se définit par la recherche de la maximisation du profit et la minimisation des risques, échangent dans des marchés considérés efficients car les prix y reflèteraient toute l’information disponible sur les actifs échangés, et fonctionneraient alors comme des signaux permettant une allocation optimale des ressources. Fondées sur ce cadre conceptuel, les méthodologies d’évaluation et d’investissement qui définissent cette rationalité sont produites dans une circulation entre milieux professionnels, réglementaires et universitaires (MacKenzie, 2006 ; Whitley, 1986). Depuis une quarantaine d’années, l’industrie financière occupe une position de plus en plus importante dans la production d’inégalités et de hiérarchies à travers la distribution de ressources monétaires. Ce rôle serait légitimé en faisant référence à une vérité de la valeur reflétée par les prix, qui serait à la fois technique, comme produit de l’application de procédures d’analyse d’information, et politique, en ce que la hiérarchie des valeurs reflétées dans les prix correspondrait à une justice sociale (Ortiz, 2014).
2Aujourd’hui, la plupart des transactions financières, en nombre de transactions et en volumes monétaires échangés, sont le fait d’employés de l’industrie financière qui agissent en représentation de leurs clients propriétaires de l’argent. La réglementation établit et justifie ceci en considérant que cet espace professionnel connaît au mieux les méthodologies d’évaluation standardisées et institutionnalisées et a les moyens de les mettre en œuvre. L’« investisseur indépendant » n’est ainsi pas une personne concrète, mais une figure théorique et juridique, établie dans une relation de représentation d’intérêts définis selon les termes des méthodologies financières fondées sur l’économie néoclassique : les propriétaires de l’argent, comme par exemple les acheteurs d’une part de SICAV [1], ne sont des investisseurs que parce qu’ils délèguent leur argent à des professionnels qui agissent en leur nom, et ces derniers ne sont des investisseurs que parce qu’ils gèrent l’argent des premiers (Clark, 2000 ; Montagne, 2006). Le « marché » constitué par ces « investisseurs » n’est donc pas l’arène ouverte imaginée dans les philosophies libérales, mais un réseau commercial professionnel, l’industrie financière, dont la barrière à l’entrée est établie, entre autres mais notamment, par la connaissance et l’utilisation des méthodes financières standardisées, qui sont multiples, interdépendantes et contradictoires. Il est donc important d’analyser comment ces méthodes sont effectivement mises en pratique, pour comprendre comment elles gardent leur légitimité malgré l’appel à une rationalité qu’elles mettent à mal de manière intrinsèque.
Des manières différentes d’établir une « vérité de la valeur »
3Les concepts de l’évaluation des entreprises cotées en bourse sont les mêmes pour l’évaluation des autres actifs financiers. On peut distinguer trois définitions différentes de ce que serait la « vraie valeur » des entreprises.
4D’une part, les entreprises sont censées avoir une « valeur fondamentale », aussi appelée « vraie valeur », définie par les flux monétaires que devraient recevoir leurs propriétaires dans le futur. Ces flux sont « actualisés » en les divisant par un taux censé représenter le coût du capital pour l’investisseur. Ainsi, la valeur fondamentale reflète directement la théorie de la valeur actionnariale, selon laquelle l’entreprise est définie comme un flux monétaire appropriable et évalué par rapport au coût d’opportunité d’investir l’argent ailleurs (Doganova, 2014 ; Lordon, 2000).
5D’autre part, les entreprises sont censées avoir une valeur relative. En tant que faisant partie d’un « univers d’investissement » qui définit le « marché », chaque entreprise est comparée aux autres, en calculant des ratios divers censés permettre de considérer si une entreprise est sur- ou sous-évaluée par rapport aux « comparables ».
6Finalement, les entreprises sont aussi dites avoir une « valeur spéculative », déterminée en tentant d’anticiper les variations des prix, parfois à très court terme, dans la journée, l’heure, ou même dans des fractions de seconde dans le cas du trading à haute fréquence établi avec des algorithmes.
7Par ailleurs, toutes ces évaluations sont établies par rapport à un standard considéré comme externe aux entreprises, qu’on peut appeler la valeur souveraine. En effet, les actifs financiers sont jaugés selon un rapport entre les revenus attendus et le risque encouru, ce dernier étant souvent défini comme une déviation standard des revenus établie sur la base de données historiques. Le standard de valeur absolue est désigné par la valeur des actifs dits « sans risque », notamment les obligations des États les plus riches, censés avoir suffisamment d’entrées fiscales pour rembourser leurs dettes et assurer un compromis politique qui accorde une priorité aux créanciers par rapport à toute autre obligation de distribution des ressources publiques. Le taux d’actualisation de l’évaluation fondamentale est ainsi généralement calculé par rapport au « taux sans risque », en lui ajoutant une « prime de risque » (Pradier, 2006 ; Lemoine, 2016).
Des méthodes d’évaluation contradictoires et interdépendantes
8Ces différentes définitions de la valeur des entreprises cotées sont contradictoires, en ce qu’elles présupposent différents états des marchés, de leur efficience, et différentes relations épistémologiques entre l’investisseur et son objet d’investissement. En même temps, elles sont interdépendantes (Godechot, 2001 ; De Goede, 2005 ; Muniesa et al., 2017).
9D’une part, ces théories ont des affirmations divergentes et en partie contradictoires sur ce qui fait la vraie valeur d’une entreprise dans le cadre de marchés problématisés comme efficients. L’évaluation fondamentale présuppose que le marché n’est pas efficient au moment de l’évaluation, c’est-à-dire que les prix ne reflètent pas la valeur fondamentale, mais qu’il se « corrigera » dans le futur. Il faut donc acheter si la valeur théorique est plus haute que le prix actuel, ou vendre en cas contraire. Dans l’évaluation relative, le marché est censé être efficient pour les entreprises comparables, mais non pour l’entreprise évaluée, l’évaluation visant encore une fois à anticiper une « correction ». Le rapport de vérité ne s’établit pas directement entre la figure de l’investisseur et les flux appropriables, mais indirectement, via les prix des autres entreprises, considérés comme des produits de l’efficience informationnelle. Dans l’évaluation spéculative, les marchés ne sont pas considérés efficients et la vérité de la valeur serait définie par des opinions des participants qui ne correspondraient pas à la rationalité de l’évaluation fondamentale. Finalement, la notion de taux sans risque contredit le cadre néoclassique, puisqu’elle implique une rente sans contrepartie pour les détenteurs d’argent, garantie par l’État contre le reste des acteurs sociaux. Elle constitue néanmoins le standard de valeur à partir duquel un actif financier peut être considéré comme tel : si le risque est considéré plus élevé que celui du taux sans risque, mais le revenu attendu moindre, l’entreprise ou toute autre activité sociale est exclue de l’« univers d’investissement » : ce n’est plus quelque chose qui pourrait avoir une valeur, sa « vraie valeur » étant nulle.
10En même temps, ces définitions de la valeur sont interdépendantes. Selon l’hypothèse de l’efficience, lorsque les prix reflètent toute l’information disponible, l’investisseur doit les accepter comme signaux, au lieu d’essayer de battre le marché par l’évaluation. Mais pour que les marchés soient efficients, il faut que des investisseurs considèrent qu’ils ne le sont pas, et fassent l’évaluation qui intégrera dans le prix toute l’information disponible. Ces deux situations sont conçues comme ayant lieu à des moments différents dans la théorie. Mais dans les méthodologies, elles sont présupposées en même temps. Dans l’évaluation fondamentale, on prend les prix des actions cotées et de la dette émise pour calculer leurs parts respectives dans le coût du capital, c’est-à-dire qu’on utilise le prix actuel, considéré comme représentatif de la valeur dans un marché efficient, pour trouver un prix théorique qui réfute cette efficience. L’évaluation relative est centrale dans la méthodologie d’investissement la plus répandue, fondée sur la théorie moderne du portefeuille qui, avec une approche mathématique des probabilités, considère que les informations disponibles reflétées par les prix apparaissent de manière aléatoire et que la volatilité des retours sur investissement pour chaque entreprise sera donc plus élevée que celle d’un ensemble large d’entreprises. Il faut donc acheter « tout le marché » en acceptant ses prix. Cette théorie est appliquée pour investir en répliquant des indices boursiers, censés représenter le marché, et essayer d’obtenir des performances légèrement supérieures à ceux-ci en sur- ou sous-pondérant les entreprises dont on considère qu’elles feront mieux ou pire que l’indice. Ceci revient à considérer que le marché est efficient (ce qui justifie de le répliquer et le garder sur le long terme) et ne l’est pas (ce qui justifie d’essayer d’anticiper des variations de prix en cherchant des informations qui n’y seraient pas reflétées encore). Finalement, l’évaluation spéculative utilise très souvent les approches relatives et fondamentales de la valeur, considérées non pas en elles-mêmes, mais en ce qu’elles sont censées former les opinions qu’il s’agit d’anticiper.
Des pratiques organisées autour de la notion de marché efficient et d’investisseur maximisateur
11Ces contradictions et interdépendances, visibles dans les définitions des procédures, constituent la manière dont les employés de l’industrie financière organisent leurs procédures et donnent sens, à la fois de manière technique, morale et politique, à leur activité professionnelle. Il faut donc en étudier les pratiques.
12Comme dans tout autre espace professionnel, les employés de l’industrie financière peuvent établir des relations très diverses à leur quotidien, allant d’une adhésion identitaire et morale à leur pratique jusqu’à un distancement cynique voire un rejet résigné, en passant par différentes formes d’indifférence. Cependant, dans la légitimation de leur pratique au sein de l’espace de travail, il existe différentes identités professionnelles directement liées à des tâches particulières, elles-mêmes organisées autour de certaines des manières de définir la valeur des entreprises. Ainsi, les traders sont souvent plus proches de l’évaluation spéculative, les analystes plus proches de l’évaluation fondamentale et les gérants de fonds d’investissement plus proches de l’évaluation relative, qu’ils combinent avec les deux autres. Malgré les interdépendances entre ces méthodes, leurs contradictions peuvent être mises en avant lors de conflits professionnels, qui sont ainsi problématisés comme conflits entre approches de la valeur financière, et qui peuvent tourner autour de la distribution de prestige ou de revenus sous forme de salaire ou de bonus, dans des relations qui sont à la fois de coopération, de hiérarchie et de compétition (Arjaliès et alii, 2017 ; Godechot, 2007 ; Zaloom, 2006).
13Par ailleurs, les entreprises elles-mêmes peuvent être orientées vers certaines formes d’évaluation, comme certains hedge funds établis de manière explicite en refusant l’hypothèse d’efficience des marchés, ou comme les grands fonds d’investissement, qui souvent élaborent une approche globale des marchés financiers mondiaux en s’inspirant de la théorie moderne du portefeuille, mais en incluant dans leurs équipes des stratégies d’investissement et d’évaluation contradictoires ou divergentes, par exemple en offrant à leurs clients soit des fonds indiciels, soit des hedge funds, soit des combinaisons entre les deux.
14Les débats réglementaires reprennent aussi ces contradictions. Par exemple, la vente à découvert [2] est censée apporter de la liquidité et favoriser les arbitrages contribuant à l’efficience des marchés mais elle peut aussi être interdite ou restreinte en tant que source de « crise ». Des professions comme les traders ou des types d’organisation comme les hedge funds peuvent ainsi être à la fois favorisés par la réglementation et épinglés comme source d’instabilité. Dans tous ces débats professionnels et réglementaires, l’idée que l’industrie financière est le lieu privilégié de production des marchés efficients constitués d’investisseurs indépendants reste ainsi centrale et légitimée. Adopté de manière identitaire ou cynique par les différents acteurs, le cadre conceptuel néoclassique est mobilisé pour limiter la possibilité de la critique, ce qui permet que la légitimation des effets distributifs de l’industrie financière soit reconduite au nom d’une vérité, technique et politique, de la valeur financière. Le cadre conceptuel néoclassique est mobilisé pour limiter la possibilité de la critique, ce qui permet de renouveler en permanence la légitimation des effets distributifs de l’industrie financière au nom d’une vérité de la valeur financière.
Notes
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[1]
Société d’Investissement à Capital Variable, fonds d’investissement rassemblant l’argent de plusieurs personnes, investi dans de nombreux actifs selon des procédures standardisées.
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[2]
Pratique consistant pour un futur détenteur d’actif à vendre à terme un actif qu’il ne possède pas encore mais qu’il s’engage à posséder d’ici la date de la livraison. Cela permet au vendeur de spéculer sur la baisse des cours de l’actif : si le prix de marché à la date de la livraison est inférieur au prix décidé lors de la vente, le vendeur réalise un profit.