CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pourquoi y a-t-il tant de personnes sans emploi alors qu’au même moment un grand nombre de postes ne sont pas pourvus ? Telle est la question à laquelle les modèles d’appariement ont tenté d’apporter une réponse. La théorie du matching ou « mécanismes d’appariement » a été mise à l’honneur en 2010 lors de la remise du prix d’économie en l’honneur d’Alfred Nobel aux trois auteurs P. Diamond, D. Mortensen et C. Pissarides. Ces auteurs se sont inspirés des travaux sur l’information imparfaite pour expliquer le phénomène empirique de la coexistence du chômage et d’emplois vacants : sur certains marchés, en raison de « frictions » – information imparfaite, rigidités entravant la mobilité des facteurs, coût de transaction, coût de prospection, etc. –, le prix ne peut pas jouer son rôle de facteur d’ajustement instantané comme le suppose les analyses traditionnelles.

Modèle théorique canonique

2Le modèle canonique d’appariement nous apprend que le nombre d’emplois créés est fonction du nombre de chômeurs, pondéré par l’effort qu’ils consacrent à leur recherche d’emploi, et du nombre d’emplois vacants, pondéré par l’effort de recherche des entreprises (publicité, campagne de recrutement...). Ainsi, lorsque les agents et les entreprises accentuent leur effort de recherche, les postes offerts par les entreprises sont plus souvent pourvus, ce qui augmente la création effective d’emploi pour un nombre de chercheurs d’emplois et d’emplois vacants donnés.

3Ce modèle « endogénéise » ainsi l’effort de recherche d’emploi (ou « intensité de recherche »), qui est considéré comme relevant d’une décision individuelle, influencée par les conditions du marché du travail et qui, en entrant dans le calcul optimisateur de l’agent et de la firme, influence le niveau d’emplois créés. D’une part, la détention d’un emploi vacant par une firme a un coût, tout comme la recherche pour réduire cette durée de vacance. D’autre part, le chercheur d’emploi a une influence sur la réalisation de l’équilibre sur le marché du travail à travers son intensité de recherche, c’est-à-dire la durée qu’il décide de consacrer à la recherche d’un emploi lorsqu’il est inoccupé. Il s’agit pour lui d’un coût réel, mesuré en termes de désutilité du temps (ce temps ne peut pas servir au loisir ni au travail rémunéré, ce qui représente un coût d’opportunité).

4D’après le modèle, le chômeur détermine son niveau d’effort de recherche de façon à optimiser son revenu permanent, qui est fonction de ses gains nets (allocation-chômage retranchée des coûts de recherche) et des gains potentiels tirés d’un changement d’état.

5La fixation du salaire découle de la négociation entre l’employeur et le chercheur d’emploi au niveau microéconomique. L’équilibre peut ne pas être un optimum social si l’information est imparfaite (la théorie standard parle de « frictions »). La rente qui constitue la contrepartie de ce défaut d’information peut être partagée lors de la négociation salariale en fonction du pouvoir de négociation de chaque partie, et donc du « niveau de tension » sur le marché du travail (fonction du rapport vacance/chômeur). Cette relation entre le salaire réel et la tension sur le marché du travail rappelle la courbe de Phillips, une corrélation négative entre inflation et chômage, si l’on considère que le prix est fixé par application d’un taux de marge au salaire réel négocié.

Prolongements et applications empiriques

6Ce modèle canonique a été étendu aux situations de transition d’un emploi à l’autre : « job-to-job search ». Comme les chômeurs, les chercheurs d’emploi déjà en emploi prennent en compte le coût de leur recherche ; leur effort de recherche dépend des conditions sur le marché et de leur pouvoir de négociation. Avant de quitter leur emploi, ils se demandent si cela a un intérêt de perdre du temps et de l’argent à en chercher un autre. De la même façon, le coût de recherche, notamment l’effort et le temps consacrés à la prospection, est internalisé pour expliquer les difficultés d’appariement et de « congestion » du marché du travail.

7Ce cadre théorique peut également s’appliquer à d’autres faits empiriques liés au marché du travail. L’écart de salaire entre hommes et femmes (gender gap) est en partie expliqué par une différence liée au genre dans la recherche d’emploi, par exemple une différence de mobilité. L’écart de salaire entre les travailleurs immigrés et les autres pourrait résulter d’une inégalité dans l’accès à l’information (qui augmente le coût de recherche) ou dans le pouvoir de négociation.

8Enfin, ce cadre théorique et les résultats empiriques qui y sont associés peuvent être élargis à d’autres champs de recherche : la simultanéité d’offre et demande excédentaire se retrouve par exemple sur le marché immobilier, et la modélisation de « frictions » liées à la recherche peut être utilisée dans tous les domaines liés à des « marchés » où les ajustements entre offre et demande sont un processus long et coûteux.

Intérêts…

9Les modèles d’appariement ont révolutionné la façon d’étudier les flux sur le marché du travail et ont ouvert la voie à l’élaboration de nouvelles politiques publiques, en levant des contradictions internes à la théorie. En effet, ils ont le mérite de revenir sur certaines hypothèses théoriques irréalistes, comme celle de l’ajustement spontané de l’offre et de la demande, tout en restant dans le paradigme standard d’équilibre. La pertinence empirique du modèle s’en trouve augmentée : information imparfaite, salaire non exogène mais issu des comportements microéconomiques à l’œuvre lors de la rencontre des demandeurs et offrants (négociation salariale), etc. De plus, alors que traditionnellement la théorie standard n’explique le chômage structurel qu’en tant que chômage volontaire, ces modèles donnent à la théorie standard la capacité d’expliquer (sans pour autant sortir du cadre standard) la part involontaire du chômage structurel : « le chômage frictionnel ».

10Ils ont également le mérite de faire le pont entre l’observation macroéconomique et l’explication microéconomique : les mécanismes d’appariement basés sur des décisions individuelles sont une explication de ce que décrit la célèbre courbe de Beveridge, reliant négativement le nombre de postes vacants au nombre de chômeurs. Et la position de la courbe sur la bissectrice, qui varie en fonction des conditions sur le marché du travail, apparaît dans le modèle sous la forme du paramètre de tension du marché du travail.

11Enfin, selon A. Delaïgue, dans son blog Econoclaste à l’occasion de l’annonce du prix Nobel, ils pourraient avoir des retombées nouvelles en termes de politiques publiques. Ils fourniraient, par exemple, une vision originale de l’assurance chômage. Cette dernière permet à l’indemnisé de réduire le coût induit par une recherche trop longue, et devient bénéfique pour l’ensemble de l’économie dans la mesure où elle permet un appariement plus optimal entre offre et demande de travail. Une recherche plus approfondie par l’indemnisé lui permet de trouver un emploi plus adéquat et une meilleure utilisation de ses compétences.

… et limites

12Au contraire, certains, comme Dany Lang et Gilles Raveaud, notent les limites de la nouveauté et de l’avancée due à ces modèles. En tant que branche de la théorie standard, cette théorie ne traite des « institutions formelles et informelles » que comme des frictions et présuppose la réalisation automatique de l’équilibre. Les conclusions en termes de politique publique restent les mêmes. Il faut limiter les rigidités qui augmentent le coût de prospection. Ainsi, selon certains auteurs, mène-t-elle aux mêmes politiques libérales que celles qui découlent des théories plus traditionnelles expliquant le chômage structurel. On peut donc s’interroger sur les critères qui président à la remise du Nobel d’économie : récompense-t-on une virtuosité technique ou recherche-t-on des théories innovantes, permettant d’enrichir les politiques économiques ?

13Enfin, si cette théorie a révolutionné l’explication du chômage frictionnel, elle n’est pas vraiment adaptée à l’explication du chômage de masse conjoncturel qui perdure après une période de crise économique. Celui-ci, puisqu’il ne se résorbe pas, ne peut plus être considéré comme conjoncturel, il devient structurel. Selon ces modèles, la persistance du chômage est due à des déséquilibres (échec d’appariement), mais on peut supposer l’existence de facteurs plus structurels. Peu de théories parviennent en tout cas à rendre compte des différences structurelles de niveau de chômage existant entre les pays, ce qui invite à une prise en compte plus complète des institutions influençant le fonctionnement du marché du travail. Et si ces dernières ne se limitaient pas à de simples « frictions », venant « compliquer » les mécanismes d’appariement ?

Bibliographie

  • Lang D. et Raveaud G. (2010), « Oublier les “Nobels” et vaincre le chômage », Le Monde Diplomatique, novembre.
  • En ligneLanglot F. et Lebon I. (1994), « Le chômage comme équilibre de flux : les modèles d’appariement », Économie et Prévision.
  • Mortensen D. et Pissarides C. (1999b), New Developments in Models of Search in the Labor Market, in O. Ashenfelter & D. Card (eds.), Handbook of Labor Economics, vol. 3, part 2, Elsevier, Amsterdam.
  • En lignePetrongolo B. et Pissarides C. (2001), « Looking into the Black Box: A Survey of the Matching Function », Journal of Economic Literature 39, 390-431.
  • Pissarides C. (1990), Equilibrium Unemployment Theory, Blackwell, Oxford.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2013
https://doi.org/10.3917/rce.013.0025
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