Concernant les politiques de l’emploi avant la crise...
1Y a-t-il un modèle européen du marché du travail ? Sinon quels sont les modèles au sein de l’Europe ? Pourriez-vous, s’il vous plaît, revenir brièvement sur les différences structurelles ou institutionnelles des différents modèles européens de politiques sociales et d’emploi ?
2Il est difficile de parler d’un marché du travail européen, tant les régulations et institutions nationales sont différentes, que ce soit en matière de salaire minimum, d’assurance-chômage, de formation professionnelle… et ce sans parler de la diversité des systèmes de protection sociale, qui ont une incidence plus indirecte sur les comportements des entreprises et des ménages sur le marché du travail.
3Historiquement, on peut distinguer trois types de modèle. Le modèle anglo-saxon, représenté en Europe par le Royaume-Uni, se caractérise par un marché du travail peu régulé, une assurance-chômage de niveau faible, et des politiques de l’emploi centrées sur l’aide à la recherche d’emploi des chômeurs. La formation professionnelle est fréquente, mais souvent de courte durée. Le modèle nordique (Suède, Danemark, Norvège) s’appuie sur des politiques d’indemnisation du chômage généreuses, en termes de durée et de taux de remplacement, combinées avec des mesures actives importantes afin d’inciter au retour à l’emploi. Les formations professionnelles sont très développées pour tous les publics, et souvent longues et qualifiantes. Le modèle continental (France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie…) est plus hétérogène mais comprend en général des politiques d’indemnisation du chômage assez généreuses, et retient souvent la baisse du coût du travail comme levier d’intervention des politiques actives – sachant que dans ces pays le financement de la protection sociale pèse directement sur les salaires via les cotisations sociales. Les préretraites ont été fréquentes dans ces pays dans les années 1980, mais ont été réduites voire supprimées car elles ont contribué à une baisse des taux d’emploi des seniors.
4Toutefois, ces modèles évoluent, et les politiques nationales s’écartent souvent du modèle initial. Ainsi, Tony Blair a réintroduit un salaire minimum au RU en 1998, contrastant avec un marché du travail par ailleurs faiblement régulé. En Suède, les réformes initiées suite à la crise du début des années 1990 ont conduit à réduire fortement les dépenses pour l’emploi. Toutefois, ces évolutions ne se traduisent pas par une convergence vers un modèle unique, l’hétérogénéité demeure la règle en Europe.
5En quoi ces différences expliquent/sont associées à des différences de taux de chômage ? Qu’est-ce qui explique à première vue les grandes différences de taux de chômage ?
6Il est difficile de relier les performances des pays en matière de chômage à ces différences institutionnelles et de politiques de l’emploi. Le chômage est multifactoriel, lié à la croissance, aux caractéristiques de la main-d’œuvre (niveaux de qualification), autant qu’aux différences de règles sur le marché du travail.
7Toutefois, les travaux empiriques menés dans les années 1990 et 2000 soulignent en général que le modèle anglo-saxon et le modèle nordique sont tous deux associés à de faibles taux de chômage, tandis que les pays continentaux connaissent un chômage plus élevé et persistant (chômage de longue durée élevé). Mais il y a des exceptions, comme les Pays-Bas, qui ont réussi à baisser fortement leur taux de chômage, notamment par le biais d’une politique de partage du travail reposant sur le développement du temps partiel, ou encore l’Autriche.
8Pour des pays ayant des taux de chômage identiques existe-t-il des différences cachées ou non sur la réalité du marché du travail (durée du chômage, flux d’entrées et sorties) ?
9En général les pays où la mobilité est élevée, comme le Royaume-Uni ou le Danemark, connaissent des taux de chômage plus faibles, et une durée du chômage plus courte. Les différences « cachées » concernent plutôt des éléments de qualité de l’emploi : on peut avoir des taux d’emploi élevés mais un temps partiel fortement développé, comme aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, la question étant de savoir si ce temps partiel est choisi ou non, s’il permet d’assurer un revenu décent ou non. Au Royaume-Uni par exemple, le taux de chômage relativement faible d’avant 2008 masquait un sous-emploi important, conséquence du développement des temps partiels courts, et d’une inactivité relativement élevée parmi la population en âge de travailler (résultant de phénomènes de découragement et des critères stricts d’indemnisation du chômage).
10Du financement de la période de chômage au financement du retour à l’emploi : Pourriez-vous s’il vous plaît nous rappeler ce que recouvre la notion de « politiques actives de l’emploi » très à la mode depuis les années 2000 en Europe, et sur ses différents avatars ou « récupérations », appropriation par les différents modèles ?
11Les politiques actives de l’emploi comprennent les mesures visant à soutenir directement ou indirectement le retour à l’emploi des chômeurs, les créations d’emploi dans l’économie. Elles incluent notamment l’aide à la recherche d’emploi pour les chômeurs, les formations auxquelles ils ont accès, les mesures ciblées de baisse du coût du travail ou d’aide à l’embauche (dans le secteur privé), les emplois temporaires dans le secteur public ou non-marchand, les aides à la création d’entreprise pour les chômeurs. Ces mesures s’opposent aux mesures « passives », visant à maintenir le revenu des chômeurs ou atténuer les conséquences du chômage (indemnisation du chômage, préretraites…).
12Dans les années 1990, l’OCDE a fait des politiques actives la priorité, les politiques passives étant jugées susceptibles d’accroître le chômage en augmentant directement ou indirectement le coût du travail. À l’inverse, la fonction des politiques actives serait de maintenir et de renforcer les incitations des chômeurs à reprendre un emploi. Ce mouvement en faveur des politiques actives a été qualifié d’« activation », et largement repris par la Stratégie européenne pour l’emploi dans les années 2000.
13Sa traduction dans les différents pays et modèles a été de fait très hétérogène, allant de la fermeture des dispositifs de préretraite en France et en Allemagne, assortie de mesures en faveur de l’emploi des seniors, à l’introduction de sanctions financières et d’obligations très fortes pour les chômeurs au Royaume-Uni, ou au développement de programmes de formation et de retour à l’emploi intensifs (mais avec un contenu en formation) au Danemark.
Concernant les politiques de l’emploi après la crise
14Qu’est-ce qui explique les différences de réduction/d’évolution du chômage depuis les politiques mises en place après la crise ?
15Les pays européens ont utilisé plusieurs leviers face à la crise. Outre le rôle de l’assurance-chômage dans le maintien du revenu des chômeurs (avec des extensions de durée ou mesures exceptionnelles dans certains cas), les politiques de chômage partiel ont été fortement mobilisées, notamment en Allemagne, en Belgique et en Italie. Les politiques actives ont également été utilisées, mais dans une moindre mesure (emplois aidés, formations…), et le plus souvent assorties d’un ciblage, notamment sur les jeunes. À ce jour (sachant que la récession est encore en cours), les analyses convergent vers l’efficacité des dispositifs de maintien en emploi, tels que le chômage partiel, mais également plus largement les adaptations de la durée du travail.
16Les politiques actives ont donc connu une nouvelle évolution face à la crise et au chômage de masse, vers le maintien dans l’emploi. Pourriez-vous s’il vous plaît revenir sur leur mécanisme et leur financement et nous dire quels pays les ont mis en place. Quel bilan pour les dispositifs de préservation de l’emploi ? Est-il nécessaire de poursuivre ces expériences (dans le contexte actuel) et est-il possible de le faire ?
17Le maintien dans l’emploi ne fait pas à proprement parler partie des politiques actives. On touche d’ailleurs ici aux problèmes de frontières entre catégories… Le maintien dans l’emploi peut être favorisé par plusieurs types de dispositifs : le chômage partiel (comptabilisé dans les dépenses « passives », même si sa fonction économique va bien au-delà du maintien du revenu), les politiques de flexibilité de la durée du travail, etc., mais aussi plus largement par des facteurs contextuels comme la qualité du dialogue social dans l’entreprise, qui peut favoriser la recherche d’adaptations temporaires afin de préserver l’emploi. Du côté des politiques actives proprement dites, on insiste plutôt sur la question de la sécurisation des trajectoires, y compris par le maintien des droits du salarié à la formation en cas de mobilité, voire la continuité du contrat de travail afin d’opérer une reconversion lorsque l’emploi est menacé (c’est le cas dans le cadre du contrat de transition professionnelle en France, mais aussi des centres de mobilité aux Pays-Bas ou des fondations de travail en Autriche).
18La focalisation sur l’offre de travail (années 2000 en Europe) est-elle toujours autant d’actualité depuis la crise ? Que reste-t-il des politiques contracycliques ?
19Les politiques centrées sur l’offre de travail demeurent très importantes malgré la crise : dans le cas français, la mise en place du RSA correspond à une logique d’incitation au travail, pourtant peu opérationnelle dans un contexte de chômage élevé. Il en va de même pour les mesures visant à intensifier l’aide à la recherche d’emploi des chômeurs (sanctions, obligations – accentuées mais souvent peu applicables en temps de crise ; mise en place de guichets uniques afin d’améliorer l’efficacité du SPE – Pôle emploi en France…). Les politiques plus directement contracycliques sont peu nombreuses dans les pays de l’OCDE, hormis le développement des emplois aidés ou des mesures de formation pour les chômeurs (par exemple au travers des emplois d’avenir en France en 2013). Au niveau macroéconomique, les politiques européennes sont marquées par l’austérité, et se distinguent sur ce point très nettement des politiques américaines. Aux États-Unis, le soutien à l’emploi passe avant tout par la politique monétaire (qui prend explicitement en compte un objectif de chômage) et des plans de relance budgétaire. Si l’on en croit les tendances actuelles du chômage (qui commence à baisser aux États-Unis), ce choix semble plus favorable, même si le marché du travail américain reste marqué par un niveau de chômage de longue durée historiquement très élevé.
Conclusion
20Qu’en est-il de la possibilité de comparer les chiffres du chômage ? Le taux de chômage demeure-t-il un bon indicateur pour juger de la performance d’un marché du travail en Europe ?
21Le taux de chômage est un indicateur important pour les comparaisons internationales. Cependant, malgré les efforts pour harmoniser les définitions utilisées (définition du BIT), et les enquêtes (avec un rôle d’Eurostat), il reste des écarts dans la manière dont les questions sont posées ou interprétées dans les différents pays. De plus, le taux de chômage doit être complété par un concept plus large, incluant toutes des formes de sous-emploi (temps partiel subi) ou de découragement (inactivité suite à des recherches infructueuses, entrée plus tardive sur le marché du travail pour les jeunes…). Enfin, les tendances démographiques ne doivent pas être oubliées lorsqu’on analyse la dynamique du taux de chômage : une économie où la population active décroît, comme en Allemagne, a besoin de moins de créations d’emplois pour réduire son taux de chômage…
22Lorsqu’on regarde les statistiques du chômage depuis 2005, il semble que la plupart des pays ont collé à leur tendance habituelle, les faibles taux restent parmi les plus faibles, les hauts taux traditionnels restent élevés (en dehors de ceux qui ont vu leurs chiffres exploser comme l’Irlande ou l’Estonie) est-ce vraiment une question de performance des politiques de l’emploi ? Ou est-ce structurel ?
23On observe tout de même des changements importants dans certains pays, hormis les cas extrêmes des États baltes, de l’Irlande ou de l’Espagne. Ainsi, le taux de chômage a fortement augmenté au Royaume-Uni ou au Danemark, deux pays souvent montrés en exemple dans les années 2000. Il est difficile de relier directement ces tendances aux politiques de l’emploi : elles résultent plutôt de l’impact de la crise, de spécificités sectorielles… En revanche, elles ont en retour des conséquences sur les politiques de l’emploi. L’augmentation du chômage doublée d’un contexte budgétaire très défavorable conduit à des réformes rigoureuses qui modifient les caractéristiques des modèles. C’est le cas, au Danemark, de la baisse de la durée de l’indemnisation du chômage, qui passe de 4 à 2 ans.
24Quelles sont vos suggestions pour que l’Europe résolve le problème du chômage ? Est-ce qu’il serait temps selon vous de changer à nouveau de focalisation ?
25Compte tenu de la tendance actuelle en Europe, et de la comparaison avec les États-Unis, un changement d’orientation semble nécessaire. Mais il passe par des politiques coordonnées à l’échelon européen.