CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’accès à l’éducation a longtemps été en France un privilège réservé aux enfants issus de milieux favorisés. Avec le développement de l’école publique, la mise en place progressive d’une scolarité obligatoire et la multiplication des filières, le nombre d’élèves scolarisés a fortement augmenté au cours du XXe siècle. Ce mouvement de massification de l’enseignement a tout d’abord concerné l’enseignement primaire au XIXe siècle pour ensuite s’étendre au secondaire à partir des années 1960 puis plus récemment au supérieur. Cette ouverture de l’école s’est notamment traduite par une meilleure scolarisation des jeunes issus de milieux populaires. Ainsi, 49 % des fils d’ouvrier nés entre 1983 et 1987 sont bacheliers contre 2 % pour ceux nés entre 1929 et 1938 [1].

La massification scolaire remet en cause les pratiques pédagogiques traditionnelles

2L’accueil de ces nouveaux publics ne s’est pas opéré sans difficulté et a conduit à une remise en question des pratiques pédagogiques précédemment mises en œuvre. En s’ouvrant, l’institution scolaire a en effet dû faire face à l’arrivée d’élèves peu familiers à la culture scolaire. Il ne s’agit plus d’un public restreint, sur-sélectionné et le plus souvent privilégié. De nombreux travaux sociologiques montrent que la socialisation des enfants est différente en fonction du milieu social d’origine. Les enfants issus de milieux populaires sont moins familiarisés à la langue et à la culture qui sont valorisées à l’école que ceux issus de milieux favorisés. En effet, les parents cadres, enseignants ou membres d’une profession libérale conduisent davantage leurs enfants au musée, au théâtre, etc. Ce contact précoce avec la culture légitime conduit à ce que leurs enfants maîtrisent mieux le langage mobilisé à l’école et disposent d’une culture générale valorisable scolairement. Leur mode de socialisation les conduit aussi à s’intégrer plus facilement à l’ordre scolaire. S’il n’y a pas de déterminisme mécanique, comme le montrent les réussites ou échecs dits « paradoxaux », en moyenne, les élèves issus de milieux populaires ont plus souvent des difficultés d’apprentissage plus importantes que ceux issus de milieux aisés.

3La massification de l’enseignement a ainsi conduit à ce que les enseignants gèrent des classes au sein desquelles le niveau des élèves pouvait être très hétérogène, avec notamment des élèves en grande difficulté scolaire. Pour s’adapter à ces mutations, de nouvelles pratiques pédagogiques ont été valorisées. En effet, jusqu’au milieu des années 1960, la pratique du cours magistral, le plus souvent dicté, était très répandue, surtout dans l’enseignement secondaire. Cette façon de faire cours met l’accent sur la transmission du savoir mais pose des problèmes du point de vue de son appropriation par les élèves. Les élèves les plus éloignés de la norme scolaire notaient un cours qu’ils ne comprenaient pas et lâchaient peu à peu prise. Ces pédagogies traditionnelles se sont ainsi révélées inadaptées à l’accueil des nouveaux publics et renforçaient les inégalités initiales d’apprentissage.

De nouvelles pratiques pédagogiques voient le jour…

4En réaction, à partir du milieu des années 1960, des pratiques pédagogiques dites actives, mobilisant davantage les élèves ont été valorisées. En France les colloques de Caen (1966) et d’Amiens (mars 1968) jouent un rôle essentiel dans l’impulsion du changement pédagogique. Ces pratiques nouvelles se sont plus ou moins répandues selon les disciplines, les enseignants de SES (Sciences économiques et sociales) les adoptant par exemple de façon quasi unanime (la discipline est créée en 1967-1968). Ces pédagogies nouvelles sont basées sur l’idée que l’enseignant doit créer des situations où l’élève apprend par lui-même. La transmission des savoirs passe au second plan, l’élève devant lui-même construire son savoir à partir des activités organisées en classe portant souvent sur l’étude de situations concrètes. La pratique du cours magistral est critiquée et l’activité autonome des élèves est valorisée. Il s’agit de reconfigurer les rapports entre enseignants et élèves dans le but notamment d’intéresser davantage ces derniers à l’école, de les motiver en faisant d’eux des acteurs des apprentissages. On espère ainsi réduire les inégalités d’accès au savoir.

…mais se révèlent tout aussi inefficaces

5Ces méthodes se sont au final révélées encore plus socialement discriminantes que les méthodes traditionnelles. Les élèves qui étaient au départ en difficulté n’arrivent pas à généraliser les cas particuliers étudiés en classe et s’approprient difficilement un savoir cohérent transférable à l’étude de situations différentes de celles qui ont fait l’objet d’un travail en classe. Bautier et Goigoux (2004) notent ainsi que les élèves ne voient pas les enjeux cognitifs des activités qu’ils réalisent : ils ne comprennent pas la signification des tâches scolaires. Au moment d’apprendre leur cours, les élèves les plus faibles ont beaucoup de mal à déterminer ce qu’il est pertinent de retenir car les connaissances à maîtriser sont éparpillées dans les différentes activités et exercices effectués. Seuls les élèves qui avaient de bonnes dispositions scolaires au départ tirent profit de ces pratiques. Ces derniers sont attentifs aux interactions qui ont lieu en classe, comprennent ce qui est fait au fur et à mesure des activités et posent ainsi des questions pertinentes à leur enseignant ce qui leur permet de progresser (Deauvieau 2007). Ce renforcement des inégalités d’apprentissage est aussi à relier au fait que dans les établissements les plus difficiles les enseignants ont diminué leurs exigences en termes de savoir à maîtriser ce qui accroit les différences de trajectoires scolaires et crée de fausses réussites qui leurrent les familles

6La question de la démocratisation de l’enseignement reste ainsi largement posée aujourd’hui. Les élèves d’origine populaire réussissent toujours aujourd’hui structurellement moins bien à l’école que les enfants de cadres et professions libérales. Les enfants issus de milieux populaires sont ainsi sur-représentés dans les filières professionnelles et technologiques et sous-représentés dans les grandes écoles et classes préparatoires aux grandes écoles. 89 % des enfants de cadres nés entre 1983 et 1987 sont ainsi bacheliers, soit 40 points de plus que pour les fils d’ouvriers.

7Il semble ainsi indispensable qu’un débat sérieux s’engage sur les pratiques pédagogiques afin de relancer la dynamique de démocratisation scolaire. La solution n’est pas dans le retour aux pratiques pédagogiques anciennes et il faut trouver une troisième voie qui mette l’accent sur les savoirs tout en veillant à mobiliser les élèves pour s’assurer de leur compréhension et de l’appropriation des savoirs. Les travaux en sciences de l’éducation mettent en avant l’importance de l’explicitation des consignes et des objectifs. Ce débat est d’autant plus crucial que les travaux sociologiques les plus récents montrent que les inégalités d’apprentissages ne sont pas seulement liées aux situations extérieures à l’école (statut socio-économique des familles), mais qu’elles sont aussi – et peut-être surtout – liées à des facteurs internes à l’école (les choix pédagogiques, les malentendus des apprentissages, etc.).

Notes

  • [1]
    L’état de l’école 2010, calculs Centre Maurice Halbwachs à partir des enquêtes « Formation et qualification professionnelle » ; MEN-DEPP à partir des enquêtes Emploi de l’INSEE.

Bibliographie

  • Ben Ayed C. (dir.) (2010), L’école démocratique, Armand Colin.
  • En ligneBautier E. et Goigoux R. (2004), « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue Française de Pédagogie, n°148, pp 89-100.
  • Bautier E. et Rayou P. (2009), Les inégalités d’apprentissage, PUF, collection Éducation et société.
  • Terrail J.P. (2002), De l’inégalité scolaire, La dispute.
  • Terrail J.P.(2004), Ecole, l’enjeu démocratique, La dispute.
  • Rochex J.Y. et Crinon J. (dir) (2011), La construction des inégalités scolaires, PUR, collection Paideia.
  • En ligneDeauvieau J. (2007), « Observer et comprendre les pratiques enseignantes », Sociologie du travail, 49, p 100-118
  • Deauvieau J. (2009), Enseigner dans le secondaire, La dispute.
  • Joshua S. et Dupin J.J.(2003), Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques, PUF, collection Quadrige (première édition 1993).
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/02/2013
https://doi.org/10.3917/rce.012.0203
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