CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La reproduction des inégalités sociales pourrait être favorisée par les choix de parents « stratèges » ayant une excellente connaissance du système et s’en servant pour orienter leurs enfants vers la réussite scolaire et professionnelle (choix de langue vivante ou de la filière scientifique etc.). Pourriez-vous revenir sur la métaphore économique du « marché scolaire » et le rôle de consommateur rationnel que les parents y jouent ?

2Longtemps, la naissance seule déterminait la carrière scolaire de la grande majorité des élèves. À l’exception d’une classe très favorisée qui choisissait les établissements scolaires, l’écrasante majorité des parents confiait ses enfants à l’école du quartier et n’intervenait quasiment pas dans les choix d’orientation faits par les enseignants qui avaient une sorte de monopole des décisions d’orientation vers telle ou telle filière, tel ou tel établissement. On ne pouvait guère parler de marché scolaire parce que le rôle de la demande était très faible et réservé à quelques grands établissements publics et privés dévolus à la bourgeoisie.

3Cette situation change radicalement avec la massification qui autorise chacun à faire de longues études et surtout qui accentue les jeux de distinction entre les filières et les établissements. Comme les parents savent que toutes ces petites différences feront de grandes inégalités scolaires, ils réclament le droit de choisir les orientations et de se conduire comme des usagers plus ou moins éclairés afin de favoriser la scolarité de leurs enfants. Les enseignants vivent ces demandes comme l’intrusion de « consommateurs », ce qui ne me semble pas très juste puisque les parents ne peuvent faire autrement et que les enseignants eux-mêmes sont des « consommateurs » particulièrement sourcilleux. Il se crée donc une demande et des mécanismes qui s’apparentent à ceux d’un marché scolaire, même si l’image du marché est très excessive.

4Quoi qu’il en soit de la réalité de ce marché, il s’agit là d’une mutation importante. D’une part, la naissance ne suffit pas à faire le succès des élèves, il faut aussi que les parents déploient des stratégies rationnelles et informées pour que leurs enfants réussissent. D’autre part, l’école n’est plus un sanctuaire, on ne peut plus affirmer que tous les établissements se valent, ni que les parents doivent leur faire une confiance aveugle.

5Cette métaphore économique est très intéressante car elle permet une compréhension globale du système, côté offre et demande, et donne une grille de lecture à la mise en concurrence des établissements eux-mêmes. Pensez-vous que le calcul optimisateur des parents d’élèves ait un impact réel sur la compétition entre établissements et puisse mettre en danger la cohésion du système ?

6Dans la mesure où toutes les filières et tous les établissements ne se valent pas, dans la mesure aussi où, depuis bien longtemps les classes moyennes les mieux placées « trichent » grâce à l’école privée et aux dérogations subtiles à la carte scolaire, dans la mesure, enfin, où la carte scolaire n’est pas juste puisqu’elle reproduit les inégalités sociales, il est devenu très difficile d’interdire aux parents de manifester des préférences. Il est même injuste, au nom de la République, d’obliger les moins favorisés à scolariser leurs enfants dans des établissements difficiles, dans lesquels les enseignants ne scolarisent par leurs enfants.

7Mais cette justice rendue aux individus a un effet collectif très négatif. En effet, si les parents les plus attentifs et les plus mobilisés poussent leurs enfants à délaisser les filières et les établissements considérés comme les moins bons, le recrutement de ces derniers se dégrade mécaniquement et les inégalités se creusent entre les établissements les plus choisis et les établissements les plus délaissés. Dès lors, aux inégalités sociales entre les établissements tenant à la composition sociale de leur zone de recrutement, s’ajoutent les inégalités provoquées par l’agrégation des choix des parents.

8Ainsi, en rendant justice aux individus qui ont le droit de choisir ce que d’autres choisissent depuis longtemps, on crée une injustice collective. Il n’est donc pas facile d’arbitrer et, en la matière, les slogans ne servent à rien.

9Comment expliquer les relations parfois difficiles entre les parents et les enseignants ? Les parents en attendent-ils trop des enseignants ? Dans quelle mesure le travail des enseignants peut-il être affecté par les « pressions » des parents ?

10Les relations entre les parents et les enseignants sont souvent difficiles pour trois grandes raisons. Il y a d’abord une cause historique tenant à la tradition républicaine française d’une école sanctuarisée, dans laquelle les parents sont absents et illégitimes. Il faut rappeler que la présence des parents dans quelques instances scolaires date d’une trentaine d’années, que les organisations d’enseignants y ont été souvent hostiles et que cette place reste très limitée quand on compare notre école à d’autres écoles publiques. Au fond, on n’a jamais vraiment su faire une place aux parents, comme le montre la notion péjorative de « parents consommateurs ».

11Ensuite, le rôle croissant des diplômes dans le destin des individus développe une très forte anxiété des élèves et de leurs parents qui veulent optimiser les chances de leurs enfants. Ce sont donc des parents inquiets qui se mêlent de la scolarité de leurs enfants, et l’école leur demande souvent beaucoup ; d’ailleurs elle reproche aux parents absents d’être démissionnaires. Autrement dit, les demandes de l’école à l’égard des parents sont fort ambivalentes : trop présents, ils gênent, trop absents, ils démissionnent.

12Enfin, les parents sont soucieux de la personnalité, de l’épanouissement et du bonheur de leurs enfants, et se préoccupent des conditions de l’éducation elle-même. L’école est-elle bienveillante, sûre, paisible, respecte-t-elle la personnalité de chacun… ? Ces demandes individualistes et subjectives ne concernent pas seulement l’école. À terme, les occasions de friction se sont multipliées, enseignants et parents s’accusent toujours réciproquement de ne pas être à la hauteur.

13Continuons de filer la métaphore : peut-on dire que le consommateur rationnel parent d’élève prend en compte dans son programme optimisateur le lieu de résidence ? Quelle lecture socio-économique peut-on donner à la relation entre stratégie scolaire et stratégie résidentielle ?

14En la matière, les choses sont assez simples et les parents déploient une rationalité limitée à partir d’indices qu’ils tiennent pour assez fiables. Ils savent plus ou moins clairement que le recrutement social d’un établissement est un indicateur de son niveau et de sa qualité. Même si cette croyance est peu fiable dans le détail, elle est globalement vraie. Alors, ils choisissent le meilleur quartier en fonction de la qualité de l’école, ce qui pèse sur le prix de l’immobilier. En ce sens, l’école peut renforcer les mécanismes de ségrégation urbaine. C’est particulièrement clair dès l’entrée au collège, quand les familles se soucient de la qualité réelle ou supposée des établissements. Nous ne sommes plus au moment où l’on pouvait penser que la République garantissait une qualité éducative uniforme sur tout le territoire, ce qui déjà à l’époque n’était qu’une croyance. C’est parce que certaines écoles sont tenues pour défaillantes que le marché scolaire s’installe pour ceux qui ont assez de ressources pour jouer.

15Bien sûr il n’y a pas que les « compétences » (sociales, cognitives, informationnelles et communicationnelles) qui sont inégalement réparties, mais aussi l’investissement économique des parents dans la réussite scolaire des enfants. Comme vous le dites dans École, Famille : le malentendu (1997), les cadres dépensent quatre fois plus en frais d’enseignement et cours particuliers. Quel rôle jouent les différents acteurs du marché du cours particulier (entreprises et associations, parents, État par l’intermédiaire de l’incitation fiscale) ? Quel impact sur la réussite différenciée des élèves ? Que faire contre cela ?

16Il est assez difficile de séparer le capital culturel et le capital économique car les deux vont souvent de pair et se renforcent mutuellement dans la plupart des cas. Ajoutons que l’un et l’autre de ces capitaux peuvent avoir été hérités ou acquis de manière plus vertueuse par le travail ; s’il n’est pas vertueux de payer des écoles privées, il ne l’est guère plus de ne s’être donné que le mal de naître dans une famille cultivée portée naturellement vers le soutien scolaire.

17Ceci étant dit, il est vrai que dans un contexte de concurrence accrue et quand il est inacceptable d’échouer, les acteurs font feu de tout bois et l’on doit bien constater que les offres de soutien se sont multipliées dans le domaine marchand, mais aussi dans le domaine public avec l’explosion des associations de soutien scolaire. On peut déplorer, là comme ailleurs, le poids des inégalités sociales et économiques, mais ne faut-il pas d’abord s’inquiéter de la crise d’une école qui ne semble plus capable de répondre aux besoins élémentaires des élèves dès que l’échec menace ? Tout se passe comme si l’école ne pouvait remédier aux difficultés scolaires des élèves et finissait par accepter que d’autres s’en chargent. C’est confondre l’effet et la cause que de condamner des pratiques, marchandes ou pas, que la crise de l’école engendre. Qui reprocherait aux malades d’aller ailleurs qu’à l’hôpital public si celui-ci ne parvenait à soigner personne ?

18Pour le reste, on ne sait pas trop quelle est l’efficacité du marché des cours particuliers et des soutiens publics ou privés. Mais ce marché-là a peu de chances de se résorber tant que les pratiques pédagogiques « normales » accélérant l’échec et les inégalités scolaires seront toujours tenues pour intangibles. Il y a quelque chose d’un peu hypocrite à condamner toutes les offres privées qui ne sont que le produit du fonctionnement du système. Vous avez sans doute remarqué, comme moi, qu’en la matière il n’y a souvent aucun lien entre les principes affichés (égalitarisme, convictions républicaines…) et les pratiques (cours privés, dérogations à la carte scolaire, choix judicieux des filières, fausses domiciliations…). Ma priorité serait de faire que l’école soit son propre soutien et ne donne pas aux parents de bonnes raisons d’aller voir ailleurs.

19De la même façon l’accès et l’investissement dans les associations de parents d’élèves est inégal. Pouvez-vous revenir à la fois sur l’interprétation sociologique des associations (comme médiateurs, corps intermédiaire intégrateur, société de consommateur) et sur l’interprétation économique de leur rôle, en les intégrant dans votre schéma économique du marché ?

20Les associations de parents ont une position indispensable et ambiguë. Indispensable parce qu’elles imposent un cadre légal de discussions et de droits dans une école assez fermée sur elle-même. Indispensable, aussi, parce que l’association représente tous les parents, y compris ceux qui ne sont pas engagés. Mais ce rôle est nécessairement ambigu puisque les parents d’élèves sont d’abord les parents de leurs enfants et qu’il est très difficile de construire un intérêt général. De plus, le recrutement des associations laisse souvent de côté les parents les moins favorisés, ceux dont les enfants ont le plus de difficultés et dont la voix ne se fait pas entendre. Mais on ne saurait faire de ce constat un reproche aux associations.

21Les associations ne sont pas seulement des médiateurs et, pour autant que l’école fonctionne comme un marché, il n’est pas choquant que les parents deviennent des consommateurs informés. Pourquoi la transparence que nous trouvons normale partout ne le serait pas à l’école, et pourquoi nous satisfaire que seule une minorité bénéficie des délits d’initiés ? Il faut bien que les parents connaissent la « vérité des choses » : la valeur des formations, leur utilité, leurs exigences… Je vois trop d’étudiants arriver à l’université en ignorant ce qu’ils peuvent faire et ce que l’on attend d’eux, pour avoir des préventions à l’encontre de la publicité élémentaire que défendent des consommateurs éclairés à travers les associations.

22Quelle est la limite de la métaphore économique selon vous ? La réforme scolaire doit-elle considérer les parents d’élèves comme des consommateurs rationnels ? Ou doit-elle faire place à l’interprétation sociologique de leur différence (habitus bourgeois, stratégie reproductive) ?

23L’école n’est pas un véritable marché, et c’est tant mieux, mais force est d’observer qu’il s’y développe des mécanismes de marché et que ce sont les catégories les plus favorisées qui les accentuent indépendamment de leurs opinions idéologiques et politiques. Les parents mélangent des stratégies rationnelles et des différences culturelles quand ils agissent en matière scolaire. Je ne suis pas persuadé que la querelle canonique des sociologues (calcul contre habitus) soit véritablement pertinente et autre chose qu’un exercice de dissertation convenu : on développe des stratégies en mobilisant des modèles culturels comme des buts et comme des moyens. La véritable opposition est d’une autre nature : le système scolaire est-il un ensemble d’effets émergents et mobiles ou est-il défini par des fonctions plus ou moins cachées ?

24Mais l’éducation est un marché relatif car, pour le moment, s’il y a une demande, il n’y a pas encore véritablement d’offre de marché, bien que certains établissements publics et privés « fassent leur marché » auprès des meilleurs élèves. Le risque est que la métaphore du marché soit de moins en moins une métaphore du fait que toutes les aspirations des acteurs y poussent malgré leur attachement à des valeurs opposées. Tant que je considérerai que la réussite de mes enfants est ma priorité et que ceci implique que mes enfants soient en concurrence avec les autres, il y a peu de chances que la tendance s’atténue. Dans ce cas, nous devrions nous intéresser à la justice et aux vertus de ce quasi marché. Comment faire pour que tous jouent avec des ressources et des informations équivalentes, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui ? Quelle est la « vraie » valeur des formations et des filières ? Qui paie les études, notamment par les impôts, et qui obtient les diplômes les plus rentables ?

25Si l’école devient un marché, il importe aussi de dire résolument ce qui doit être « hors marché », c’est-à-dire hors sélection, hors orientation, ce qui doit être une école de l’égalité et de la culture commune. Il me semble que nous devrions donner ce rôle à l’école élémentaire et au collège : choisir l’égalité de résultats, évaluer sans classer, rapprocher le collège de l’école élémentaire, alors qu’il reste même aujourd’hui le premier cycle du lycée… Bref, il faudrait arbitrer en faveur des classes populaires et des élèves les plus faibles. Je ne suis pas certain que les classes moyennes et le corps des professeurs y soient favorables. Je ne pense pas non plus que le corps des professeurs accueille avec enthousiasme un autre arbitrage car cela pourrait déstabiliser leurs habitudes professionnelles.

26L’école doit-elle s’orienter vers une prise en compte plus grande du rôle des parents (et de tous les parents) selon une vision de partenariat marchand ? Ou au contraire limiter au maximum le rôle des parents d’élèves afin de restaurer l’égalité entre les élèves, selon un mythe plus républicain ?

27Partout dans le monde les compétences des parents jouent un rôle dans la formation des inégalités scolaires. La France se caractérise par le fait que ce mécanisme y est plus accentué qu’ailleurs et que les inégalités scolaires sont plus grandes que ce que supposeraient les seules inégalités sociales. Le problème est donc de savoir comment ne pas donner trop de poids aux inégalités entre les familles. Bien des réponses institutionnelles et politiques sont possibles, à commencer par l’élévation sensible de la qualité de l’école de base.

28Je dois avouer que je n’ai pas de réponse à la question que vous posez sur le rôle des parents et je ferai donc part d’une intuition. Il me semble que dans les pays scolairement plus égalitaires que la France, les parents sont plus présents dans une école qui ne se vit guère comme un sanctuaire. En ce cas, l’école est nettement plus accueillante qu’en France et les parents ont vraiment leur mot à dire tout en étant mobilisés pour de nombreuses activités collectives : fêtes, animations, débats, travail volontaire… Dans ce cas-là, on compte sur la communauté (tradition protestante oblige dans de nombreux cas). En revanche, il me semble que les parents ne sont pas systématiquement mobilisés pour faire du soutien scolaire à la maison et surtout que l’obsession de l’échec, des classements, des redoublements et des orientations y est bien plus faible qu’en France. Dans l’ordre de l’anxiété scolaire, la France est beaucoup plus proche de la Corée et du Japon qu’elle ne l’est de la Suède et du Canada. En définitive, il me semble que si l’école doit s’ouvrir aux parents, ce n’est pas pour leur demander de faire son travail, tout en leur reprochant de mal le faire.

François Dubet
professeur de sociologie à l’Université de Bordeaux, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Propos recueillis par 
Sandra Pellet
(RCE)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/02/2013
https://doi.org/10.3917/rce.012.0133
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