CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tout économiste spécialisé en économie internationale est amené à se poser la question des coûts et des avantages de la mondialisation. Mes recherches ont en partie tenté de répondre à cette question. Pour un économiste, cependant, ce concept censément unificateur (comme celui plus récent de démondialisation) est un fourre-tout qui se prête peu à une analyse rigoureuse. Il est donc nécessaire, même si certains trouveront la démarche réductrice, de distinguer et de définir plus précisément les facettes du phénomène pour en analyser les conséquences. La mondialisation a en effet de multiples dimensions qu’il est dangereux de vouloir intégrer dans une analyse uniforme : l’internationalisation des échanges financiers ne recoupe pas l’augmentation des échanges commerciaux de biens et de services, qui elle-même ne se confond pas avec les échanges technologiques ou intellectuels. Certes, ces trois dimensions de la mondialisation (finance, commerce, idées) ne sont pas sans lien, mais elles n’ont eu ni la même ampleur, ni les mêmes causes, ni surtout les mêmes conséquences. La globalisation n’est pas un bloc monolithique qu’il faudrait embrasser ou rejeter dans toutes ses dimensions.

2Ainsi, les recherches que j’ai menées avec Hélène Rey (London Business School) et d’autres travaux théoriques ou empiriques montrent qu’il y a bien davantage d’arguments en faveur de l’intégration des marchés dans le domaine du commerce de biens qu’en faveur de l’intégration des marchés financiers. Or la globalisation financière non maîtrisée qu’on a connue depuis les années 1990 et la succession de crises qu’elle a engendrée jouent sans doute contre l’autre globalisation, celle du marché des biens. Au sein même de l’intégration commerciale, il est utile de distinguer différentes formes d’intégration – régionale ou bilatérale d’une part, multilatérale de l’autre. C’est le sujet de travaux que j’ai menés avec Thierry Mayer (Sciences Po) et Mathias Thoenig (université de Lausanne) où nous analysons les conséquences politiques – sur le risque de conflit militaire – de la mondialisation. Dans ces deux cas, mes recherches ont tenté d’analyser la complexité et l’ambiguïté de ces différentes dimensions de la – ou plutôt des – mondialisation(s).

Mondialisations financière et commerciale

3L’ampleur de la mondialisation financière et celle de la mondialisation commerciale sont très différentes, en particulier depuis le début des années 1990. Les travaux de Lane et Milesi Ferretti (2007) ont montré que, pour les pays industrialisés et jusqu’à la crise de 2008, l’intégration financière internationale [1] a augmenté beaucoup plus rapidement depuis le début des années 1990 que l’intégration commerciale [2]. L’intégration financière a été particulièrement rapide pour les pays européens, avec certains cas extrêmes – Irlande et Islande, par exemple – qui, et ce n’est certainement pas un hasard, ont été très durement touchés par la crise financière de 2008-2009. En revanche, pour les pays émergents et en voie de développement, les deux facettes de la mondialisation – financière et commerciale – ont évolué à peu près au même rythme. On ne peut s’empêcher de remarquer que les pays émergents ont été beaucoup moins touchés par la crise récente. Ces derniers avaient subi de plein fouet les crises financières des années 1990 et en avaient tiré certaines leçons de prudence sur l’intégration financière. La leçon, fausse, qu’en avaient tirée les pays industrialisés est que les crises financières ne touchaient que les pays émergents.

4Les économistes ont, sur la base de nombreux travaux empiriques, abouti à des conclusions normatives opposées sur les bienfaits de la mondialisation financière et de la mondialisation commerciale. Il n’y a certes pas de consensus total, mais il est assez clair qu’une majorité d’économistes ont une vision beaucoup plus positive de la mondialisation sous sa forme réelle ou commerciale que sous sa forme financière. La grande majorité des travaux empiriques sur l’intégration au commerce international montre que celle-ci a un impact positif sur la croissance des pays et qu’elle est donc créatrice de richesses. Une question importante reste, néanmoins, vivement débattue : celle de la responsabilité du commerce international dans l’augmentation des inégalités qui a été constatée dans la plupart des pays. Comment les richesses créées par l’intégration commerciale ont-elles été réparties ? Ici, les estimations divergent entre les travaux qui concluent que le commerce international a un rôle mineur dans la montée des inégalités – bien moindre que le progrès technologique qui a favorisé les plus qualifiés, ou que la perte de pouvoir des syndicats – et les travaux qui lui prêtent une responsabilité plus importante. Mais même si l’on accepte la conclusion que le commerce international a eu pour effet de creuser l’écart entre les perdants et les gagnants, le fait – bien établi – qu’il soit créateur de richesses signifie que le problème essentiel n’est pas celui du commerce proprement dit, mais celui d’une répartition plus juste des richesses, par exemple par une taxation plus redistributive.

5Le commerce international, du fait du jeu des avantages comparatifs et des économies d’échelle, permet d’augmenter l’efficacité des économies et donc de redistribuer des gagnants vers les perdants du commerce : si le gâteau est plus grand grâce au commerce, on peut toujours prendre à ceux dont la part a augmenté et redonner à ceux dont la part a diminué. Cet argument revient à dire qu’il existe des outils plus efficaces que le protectionnisme commercial pour redistribuer et éviter l’augmentation des inégalités. Ces outils ont des rôles différents : les impôts pour redistribuer entre gagnants et perdants de la globalisation, l’assurance chômage pour socialiser les effets de l’augmentation de l’instabilité économique due à l’ouverture, l’éducation et la formation permanente pour permettre une meilleure adaptation aux changements de spécialisation induits par l’ouverture, la politique régionale pour accompagner ces changements de spécialisation au niveau spatial. La redistribution n’est pas ici une aumône faite aux plus défavorisés, elle est la condition qui rend politiquement et socialement possible l’ouverture au commerce et donc aussi les gains d’efficacité que cette ouverture induit.

6Le dilemme de la mondialisation actuelle est cependant que, au moment où elle suscite une demande de redistribution du fait des inégalités qu’elle engendre, elle tend aussi à retirer des mains des politiques les outils à même d’accomplir cette redistribution. La libéralisation des mouvements de capitaux rend en effet plus difficile la taxation du capital et plus généralement des hauts revenus.

7Sur les gains que peut apporter l’intégration financière, la conclusion des travaux existants est plus pessimiste que sur l’intégration commerciale. L’ouverture financière permet certes de réduire le coût du capital, mais – contrairement au développement financier domestique – elle n’a pas d’effet clair sur la croissance et le revenu à long terme (voir par exemple Gourinchas et Jeanne, 2006). Les travaux théoriques (par exemple ceux que j’ai menés avec Hélène Rey) ainsi que les études empiriques suggèrent en outre qu’elle peut augmenter le risque de crise financière. De ce point de vue, un effet contradictoire de l’intégration financière et commerciale semble pouvoir être identifié. Les pays ouverts financièrement sont plus menacés par une crise financière, alors que les pays plus ouverts au commerce de biens sont moins vulnérables à ces mêmes crises. Ces effets contradictoires sont particulièrement marqués pour les pays émergents.

8La conclusion n’est pas que la finance est une activité socialement inutile ou nuisible. Tout au contraire, le crédit est essentiel pour la croissance à court et long terme, comme l’indiquent les travaux empiriques sur le développement financier domestique. Mais l’ouverture financière n’est pas un substitut au développement financier et elle peut augmenter les risques de crise. La crise de 2008-2009 a rappelé à ceux qui l’avaient oublié que les défaillances des marchés financiers sont multiples et que la globalisation financière peut amplifier l’impact de ces défaillances.

Mondialisations commerciales et conflits

9Avec une démarche un peu semblable – disséquer l’impact des différentes formes de la mondialisation –, mais sur un sujet très différent, nous avons (avec Thierry Mayer et Mathias Thoenig) voulu comparer les implications politiques de l’intégration commerciale dans sa dimension régionale et multilatérale. Il s’agit d’un débat ancien : le commerce pacifie-t-il les relations politiques entre les pays ?

10Depuis la fin de la guerre froide, la « fin de l’histoire », en particulier sous sa forme la plus violente (conflits militaires interétatiques et civils), n’a pas eu lieu. Et cela contrairement aux espoirs de certains, pour qui la mondialisation couplée à la démocratisation devait permettre à la recherche du gain individuel de venir à bout de la violence guerrière. Cette thèse du « doux commerce » de Montesquieu demeure très influente politiquement. L’objectif de la construction européenne au sortir de la guerre fut d’abord d’éviter à l’Europe un autre conflit dévastateur, et la création de l’euro a aussi été défendue en ces termes, en particulier par Jacques Delors. Que savons-nous sur l’existence d’un effet pacificateur du commerce ? Quel rôle la mondialisation a-t-elle pu jouer ?

11Le résultat que nous obtenons est que le développement des échanges a un impact ambigu sur l’occurrence des conflits militaires. Notre approche économique peut paraître réductrice, mais nous ne prétendons pas que le commerce international soit le seul facteur ou même le facteur le plus déterminant de l’apparition des conflits. Nous tentons de montrer, cependant, qu’il s’agit d’un facteur important.

12L’ambiguïté de l’effet du développement des échanges peut s’expliquer en revenant à l’argument du « doux commerce ». Implicitement, cet argument est fondé sur l’idée que le commerce entre deux pays augmente le coût d’une guerre. En effet, les gains économiques du commerce sont largement détruits pendant une guerre (destruction des infrastructures de transport, blocus, etc.). De fait, nous montrons qu’en moyenne, pour les conflits interétatiques ayant eu lieu après 1950, un conflit entre deux pays réduit le commerce bilatéral de 35 % relativement à son niveau normal, et qu’un effet négatif peut être détecté pendant environ dix-sept ans.

13Si l’on considère que les dirigeants prennent en compte cet effet négatif, un volume élevé de commerce bilatéral les incitera à éviter qu’une dispute interétatique dégénère en conflit militaire. Nous montrons qu’une augmentation du commerce entre deux pays conduit bien à une réduction de la probabilité de conflits entre ces deux pays. Pour mener cet exercice statistique, nous prenons en compte – nous contrôlons, dirait l’économètre – de très nombreux facteurs qui pourraient affecter à la fois le commerce entre deux pays et leur niveau de conflictualité (leur distance, l’existence d’une frontière, les guerres passées, les alliances politiques et militaires, le niveau de démocratie, etc.).

14Deux pays qui commercent ensemble ont moins de risque de se déclarer la guerre ; cette partie de l’intuition du « doux commerce » de Montesquieu est donc vérifiée. Cependant, si, pour un pays, l’augmentation des échanges avec un partenaire commercial donné diminue la probabilité de conflits armés avec lui, elle augmente la probabilité de conflit avec tous les autres.

15Autre cas de figure : si deux pays sont très ouverts au reste du monde, leur dépendance économique bilatérale est réduite ; le coût d’une guerre bilatérale diminue et un conflit devient dès lors – toutes choses égales par ailleurs – plus probable. De ce point de vue, une plus grande ouverture commerciale agit comme une assurance en cas de conflit bilatéral. De fait, deux pays ouverts au commerce international (pour un niveau de commerce bilatéral donné et en prenant en compte à nouveau de très nombreux autres facteurs) ont une probabilité de conflit bilatéral plus élevée.

16Ainsi l’impact de la mondialisation des échanges commerciaux est-il double : en diminuant les dépendances locales, la mondialisation favorise paradoxalement la possibilité que surviennent des conflits bilatéraux entre pays voisins susceptibles de s’affronter (conflits frontaliers, ethniques ou de partage de ressources). Mais, dans la mesure où elle augmente les dépendances globales, la mondialisation commerciale contribue à diminuer l’occurrence de conflits globaux. La mondialisation pourrait ainsi aboutir à une relocalisation des conflits violents.

17D’où un paradoxe : alors même que la mondialisation est souvent présentée comme abolissant la distance dans les relations internationales, il se pourrait en fait que ce soit exactement l’inverse qui se produise, en raison de la modification des dépendances bilatérales et multilatérales qu’elle provoque. Ainsi l’occurrence de nombreux conflits locaux entre États africains pourrait-elle en partie s’expliquer par l’ouverture plus grande de ces pays au commerce mondial (qui a eu par ailleurs des effets économiques positifs), en particulier grâce aux accords préférentiels qui ont permis à ces pays d’exporter davantage vers l’Union européenne. En réduisant les dépendances économiques locales et donc le coût commercial et économique d’un conflit local, la mondialisation a pu réduire l’incitation qu’ont ces pays à éviter qu’une dispute dégénère en conflit militaire.

18Qu’en est-il des conflits civils ? Nous montrons d’abord que les effets destructeurs d’une guerre civile sur le commerce sont plus importants encore que ceux des guerres interétatiques. De fait, il semble qu’une plus grande ouverture au commerce international augmente le coût d’une guerre civile, mais réduise aussi la dépendance bilatérale entre les régions ou les groupes sociaux de ce pays. Sur ce point, l’ambiguïté est de la même nature que pour les guerres interétatiques. La probabilité que survienne une guerre civile très grave (entraînant plus de 50 000 morts et détruisant massivement les relations commerciales) est réduite par l’ouverture au commerce. En revanche, la probabilité que survienne une guerre civile relativement peu grave est augmentée par l’ouverture au commerce, car l’ouverture commerciale joue alors pleinement le rôle d’assurance pour les groupes ou régions en conflit, et réduit donc le coût de la guerre. Là encore, la mondialisation change la nature des conflits locaux en réduisant la probabilité des conflits les plus graves, mais en augmentant celle des conflits plus mineurs.

19Notre analyse suggère que la mondialisation peut ainsi avoir des effets pervers sur la conflictualité locale (au niveau d’une région entre deux pays, ou à l’intérieur d’un pays entre deux régions ou deux groupes) en réduisant les dépendances économiques locales. Elle suggère aussi des pistes pour diminuer ces effets pervers. Pour les guerres interétatiques, les accords régionaux d’intégration commerciale peuvent permettre de tisser et de renforcer les liens économiques locaux distendus par la mondialisation. L’analyse purement économique de ces accords est en général assez critique, soulignant leur nature discriminatoire. Notre recherche insiste au contraire sur leur effet pacificateur au niveau régional. Les gouvernements prennent en compte cet argument lorsqu’ils signent des accords d’intégration régionale. On observe en effet que les accords d’intégration sont plus nombreux dans les régions qui ont connu beaucoup de conflits au cours du xixe siècle. Plus les conflits ont été nombreux, plus la probabilité qu’une dispute dégénère en conflit aujourd’hui est élevée, et plus l’incitation à tisser des liens de dépendance économique est importante. L’intégration européenne est l’exemple le plus marquant d’une utilisation politique de l’intégration économique dans une région qui a été le théâtre de nombreux conflits. Pour ce qui est des conflits civils, la même logique voudrait que l’ouverture aux échanges s’accompagne d’une politique intérieure qui favorise les liens économiques entre groupes sociaux ou ethniques, ou entre régions d’un même pays potentiellement en conflit. À un niveau plus général, la régionalisation du commerce mondial via les accords régionaux peut être interprétée comme une réponse à la libéralisation commerciale multilatérale.

20À partir de ces deux exemples de recherche portant sur des objets très différents, on voit que les effets de la mondialisation sont ambigus et complexes – mais pas sans logique. Il n’est guère aisé d’en déduire des implications de politique économique précises et immédiatement applicables. Cependant, ce type de recherche permet, je l’espère, d’appuyer les politiques de libéralisation commerciale et financière sur un cadre conceptuel fondé sur des faits analysés rigoureusement. En s’éloignant d’un débat purement idéologique, pour ou contre la mondialisation, et en acceptant une certaine complexité, le rôle – un peu ingrat – de l’économiste est de discerner et si possible de quantifier les effets parfois contradictoires des mondialisations.

Notes

  • [1]
    Celle-ci est par exemple mesurée par le montant des actifs financiers domestiques détenus par des étrangers et le montant des actifs financiers étrangers détenus par des agents domestiques, en pourcentage du PIB.
  • [2]
    Celle-ci est mesurée par le montant des exportations et des importations de biens et services, en pourcentage du PIB.

Bibliographie

  • En ligneGourinchas P. O. et Jeanne O. (2006), « The elusive gains from international financial integration », Review of Economic Studies, vol. 73, n° 3.
  • En ligneLane P. R. et Milesi-FErretti G. M. (2007), « The external wealth of nations mark II : revised and extended estimates of foreign assets and liabilities, 1970-2004 », Journal of International Economics, vol. 73, n° 2, p. 223-250.
  • En ligneMartin P., Mayer T. et Thoenig M. (2008), « Civil wars and international trade », Journal of the European Economic Association, Papers and Proceedings, vol. 6, n° 3, p. 541-550.
  • En ligneMartin P., Mayer T. et Thoenig M. (2008), « Make trade not war ? », Review of Economic Studies, vol. 75, n° 3, p. 865-900.
  • Martin P., Mayer T. et Thoenig M. (2010), « The geography of conflicts and free trade agreements », CEPR Discussion Paper, n° 7740.
  • En ligneMartin P. et Rey H. (2006), « Globalization and emerging markets : with or without crash ? », American Economic Review, vol. 96, n° 5, p. 1631-1651.
Philippe Martin
Professeur d’économie à Sciences Po Paris
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2012
https://doi.org/10.3917/rce.010.0125
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