CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Vos recherches sur les mondes du squat se fondent sur une étude de terrain. Pouvez-vous décrire votre démarche ?

2Ma démarche de terrain se caractérise par sa dimension ethnographique. Il s’agit « d’être avec », de partager des expériences communes avec les personnes enquêtées, de créer du lien, de la confiance réciproque. Les interactions sont ici la source principale de production des données. Partager une situation permet en outre d’accéder à d’autres registres de connaissance, de l’ordre de l’éprouvé. Vivre une expulsion policière, par exemple, est une expérience forte sur le plan émotionnel, au cours de laquelle on ressent de la peur, de l’excitation, de l’angoisse. Cette expérience partagée et les émotions qui lui sont inhérentes fournissent une matière première d’un type un peu particulier. L’enjeu est de savoir comment les restituer par la suite, comment travailler cette matière pour en faire une source de connaissance communicable et généralisable.

3On comprend que la temporalité de ce type de recherches soit nécessairement longue, du fait de phases d’immersion très intenses. D’autant que s’extraire de ces situations et commencer un travail d’objectivation est difficile et exige du temps.

4Cela étant, tous les squats n’offrent pas les mêmes possibilités d’enquêter et j’ai dû, comme souvent le font les ethnographes, ajuster les techniques et les modalités d’enregistrement du réel en fonction des lieux et des moments ; d’autant que les habitants des squats ne sont pas les seuls interlocuteurs que j’ai eus, et les squats les seules scènes observées. Au cours de mes recherches, j’ai aussi été amenée à rencontrer d’autres acteurs du squat : ceux qui les fréquentent, mais aussi ceux qui les combattent, des acteurs politiques, juridiques, des voisins… Enfin, les données ethnographiques ont été articulées à la production ou à la consultation d’autres sources, documentaires, statistiques et issues d’archives.

5Comment définit-on le squat juridiquement ?

6D’un point de vue juridique, le squat est qualifié d’occupation sans droit ni titre. D’autres statuts d’occupation entrent cependant dans cette catégorie. Le squat se spécifie par le fait qu’il s’agit de l’occupation d’un local (et non d’un terrain), et que les résidents ne disposent d’aucun contrat, ne serait-ce qu’oral. On dit qu’ils sont entrés dans les lieux par « voie de fait », qui s’oppose à la « voie de droit ». Cette absence de contrat a une incidence sur la fragilité des habitants, que le droit protège peu. Il serait faux pourtant de penser que les squatteurs n’ont pas de droit, le premier d’entre eux étant de ne pouvoir être délogés que sur décision de justice, sauf cas de flagrant délit.

7Quels types de lieux deviennent des squats ?

8Le point commun aux lieux squattés est la vacance. Il est rarissime que des personnes s’installent « chez quelqu’un », ou dans une résidence secondaire, car il y aurait alors violation de domicile, passible de prison. Le squat renvoie donc directement à la problématique de la vacance, et à celle de sa production. Or la vacance touche aussi bien un hangar désaffecté qu’un hôtel particulier (je pense à l’occupation récente de l’hôtel de la place des Vosges par l’association Jeudi Noir, vide depuis 1966), en passant par des petits appartements privés délaissés par leurs propriétaires, tous par conséquent potentiellement concernés par le squat. Mais ces espaces sont socialement hiérarchisés : les plus précaires (par exemple les hangars) seront habités par les habitants les moins dotés socialement et économiquement, notamment les Roms, que l’on ne tolère (temporairement) que s’ils sont aussi éloignés que possible des lieux du prestige et de la centralité. Des squatteurs plus aguerris et moins ostracisés réquisitionnent au contraire volontairement des espaces centraux et valorisés, pour bénéficier des ressources d’une telle localisation, et pour dénoncer les effets ségrégatifs des politiques urbaines. Le squat de bâtiments publics et de bureaux de grandes entreprises revêt aussi bien souvent un sens politique pour les occupants. Il s’agit d’interpeller les pouvoirs et l’opinion publics pour revendiquer « en actes » un droit à la ville et au logement. En termes matériels comme symboliques, les squats sont donc des lieux très divers.

9Existe-t-il un profil socio-démographique spécifique aux habitants des squats ?

10Non, il n’y a pas de profil type des habitants des squats. Une partie des squatteurs trouve dans le squat un endroit qui articule lieu de vie, espace de travail et activités artistiques ou militantes. Ceux-là sont plutôt jeunes, et bénéficient souvent d’un certain capital culturel. Néanmoins, la très grande majorité des habitants des squats font face à des difficultés d’accès au logement (y compris d’ailleurs les précédents), et choisissent de squatter plutôt que de rejoindre un logement trop onéreux, peu confortable, éventuellement éloigné et isolé. Le squat permet l’économie d’un loyer, même si des travaux devront être entrepris.

11Les migrants sont concernés au premier chef par le squat, car ils subissent de plein fouet pauvreté, discrimination, non-accès aux droits et notamment au droit au logement. Pour la plupart de ces migrants, qui peuvent d’ailleurs résider en France depuis des décennies, le squat est un habitat parmi d’autres, qui sera suivi d’autres types de logement, et dont on espère qu’il sera le plus stable et le plus pérenne possible.

12Outre les migrants, qui ne constituent évidemment pas une catégorie homogène, on trouve dans les squats toutes les personnes susceptibles d’être privées de domicile personnel à un moment de leur vie. Des jeunes gens au RSA, des couples dont les revenus sont trop faibles pour assurer un loyer, des familles qui ont été expulsées de chez elles, des hommes qui sortent de prison et ont des difficultés à se « réinsérer »… Le squat fonctionne comme miroir des processus de vulnérabilisation. Il est frappant de voir à quel point les habitants des squats sont « ordinaires », et leurs désirs en matière résidentielle conformes à ceux qui sont les nôtres.

13Peut-on dire que les gens amenés à vivre dans un squat sont dans une situation d’exclusion sociale ?

14À mon sens, l’exclusion n’est pas une catégorie très opératoire. L’accès aux droits, aux protections, aux ressources et aux biens publics est évidemment inégalitaire ; pour autant, les personnes qui en sont dépourvues ne sont pas à l’extérieur de l’espace social. L’exclusion ne peut être que relative à une ressource : au logement, au travail… Et la perte d’une affiliation en produit souvent une autre. Les gens amenés à vivre dans les squats sont effectivement en grande partie des personnes et des groupes qui connaissent des difficultés d’intégration dans le logement ordinaire, mais ce ne sont pas pour autant des « exclus ». Et ce d’autant que le squat témoigne d’une faculté certaine à résister à cette désaffiliation, tant il est vrai que squatter requiert une forme de combativité, de persévérance, de courage même.

15Vous dites que le squat a une « positivité ». Comment penser les formes d’insertion produites par le squat ?

16Tout d’abord, le squat permet de pallier immédiatement l’absence de domicile personnel. Ensuite, une partie importante des squats sont collectifs et génèrent du lien social. Ce qui ne signifie pas que les relations n’y soient pas conflictuelles, voire parfois violentes. Mais il y existe des formes de solidarité, des familles, des groupes, qui mettent en place des systèmes d’entraide, de partage des ressources, de garde d’enfants… Une insertion relationnelle par le voisinage se constate également, surtout lorsque les squats sont petits et diffus et que leurs habitants sont dans une proximité sociale forte avec leurs voisins. Dans certains cas, le squat et ses activités génèrent une forme de reconnaissance qui pouvait faire défaut dans un univers plus conventionnel. Paradoxalement enfin, le squat permet également à des associations de proposer un accompagnement social. L’accès aux squats n’est pas toujours simple, mais l’intervention est facilitée par le fait que les squats regroupent des personnes qui ont des problèmes communs, et que l’on peut travailler avec le (et à partir du) collectif.

17Il semble que globalement le squat ait mauvaise réputation. Pourquoi ?

18La construction de l’opinion publique est plurielle, mais en effet, pour beaucoup, le terme même de squat charrie une connotation péjorative. Squatter, c’est occuper indûment, de manière abusive. Ce qui fait que de nombreux occupants proposent d’autres terminologies. « On n’est pas des squatteurs » disent-ils, car précisément, ils ne souhaitent pas être assimilés à des citadins de mauvaise foi, mais à des personnes qui, en toute bonne foi, souhaitent accéder au logement sans y parvenir. Ils forgent donc des périphrases moins disqualifiantes pour nommer ces lieux ou ces situations : on parle de « réquisition » pour insister sur la dimension politique du squat, allusion aux différentes « lois de réquisition », ou de « squat par nécessité » pour valider cette idée de bonne foi, etc.

19L’opinion publique a évolué avec le développement des associations de défense du droit au logement. L’histoire de ces groupes débute dès le milieu du xixe siècle avec les ligues anti-propriétaires, puis les mouvements chrétiens et communistes d’après-guerre comme le Mouvement populaire des familles, et se perpétuent aujourd’hui avec des associations comme le DAL (Droit au logement) ou le CAL (Comité action logement), qui ont une forte audience médiatique. La visibilité des « réquisitions » orchestrées par ces associations contribue à promouvoir l’idée d’un squat refuge des mal-logés. Cela dit, l’analogie entre squat et déviance reste forte. Son caractère illégal, son opacité supposée, enfin le fait qu’il héberge surtout des « pauvres » et des « immigrés » contribuent à sa stigmatisation. Le processus est d’ailleurs circulaire : le squat a mauvaise presse parce qu’il incarne la pauvreté et les pauvres qui l’habitent sont « sur-stigmatisés », si je puis dire, par le fait qu’ils soient squatteurs.

20Vous proposez de distinguer des « squats d’activité » et des « squats d’habitation ». Comment avez-vous construit cette distinction ?

21Pour mettre un peu d’ordre dans la diversité des lieux de squats et des réalités que recouvre ce terme, on peut en effet aisément établir une première distinction empirique entre les lieux strictement réservés à l’habitation et ceux dont la fonction première est de fournir un espace d’activités, que celles-ci soient d’ordre culturel, politique ou récréatif. Mais des observations au long cours donnent à voir le caractère flou et aléatoire de cette dichotomie. Dans la majorité des squats d’activité, des personnes habitent, et dans les squats d’habitation, les squatteurs réalisent des activités variées. On constate également que les lieux évoluent dans le temps, en fonction des départs et des nouvelles arrivées. Par ailleurs, les squats d’habitation sont considérés par certains (notamment par les squatteurs libertaires) comme un acte politique en soi, comme une contestation de facto du droit de propriété au profit du droit au logement.

22Je trouve finalement plus intéressant de se pencher sur la manière dont les habitants qualifient ces lieux. Cette posture permet de dessiner des « carrières morales » [1] de squatteur, dans le sens qu’Howard Becker donne à ce terme, qui feront passer par exemple d’une situation de squat vécu comme honteux et indicible à celle d’un squat énoncé comme revendication d’un droit légitime à être là. J’ai également travaillé sur la manière dont le squat s’inscrit dans une trajectoire résidentielle, en distinguant le squat comme étape, épreuve ou levier. Mais là encore, il s’agit moins d’une trajectoire « objective » que de la manière dont les habitants décrivent et perçoivent la place occupée par le squat dans leur parcours.

23Vous parlez également de squats « de passage » et d’autres « de sédentarisation », dans lesquels les gens s’installent plus longuement. Cette différence est-elle flagrante ?

24C’est vrai des lieux, mais c’est surtout vrai des habitants. Une partie d’entre eux utilisent le squat moins comme un domicile que comme un lieu de passage, de transit. C’est le cas des migrants transnationaux, mais aussi de tous ceux qui, pour diverses raisons, voyagent d’un pays à un autre, d’une ville à une autre, ou de la ville à la campagne. Les foyers d’hébergement exigent de mettre en place un « projet d’insertion » qui est aux antipodes des logiques de ces acteurs sociaux « circulant ». Cette fonction du squat souligne la carence de structures dans lesquelles on puisse venir se (re)poser ponctuellement sans avoir de compte à rendre, pour passer une nuit, deux nuits, une semaine, puis repartir. Dans un même squat peuvent cohabiter des personnes qui restent, demeurent, et d’autres qui ne font que passer. Un lieu qui ne serait que de passage ne survivrait pas. Pérenniser un squat suppose que des gens y résident pour le protéger d’une fermeture immédiate.

25Quelles sont les différences du squat par rapport à d’autres habitats précaires ?

26Le squat n’est pas une catégorie isolée des autres formes d’habitat. Il s’inscrit dans des parcours résidentiels au cours desquels alternent différents lieux. On n’est pas squatteur en soi, mais amené à squatter à un moment de sa vie, avant ou après avoir habité dans une HLM, chez des amis, dans un hôtel meublé, dans un foyer, dans une copropriété privée… Les formes précaires du logement forment un continuum. Le squat s’inscrit dans cette chaîne et partage ainsi des points communs avec les bidonvilles comme avec les campements, ou les chambres louées par des marchands de sommeil. Tous ces logements ont des statuts d’occupation très peu protecteurs. Un deuxième aspect qui relie ces espaces résidentiels est leur disqualification sociale. L’inconfort y est omniprésent. L’accès aux fluides est partiel, les logements sont mal isolés, parfois dangereux quand des moyens de chauffage ou d’éclairage sont bricolés par les habitants, faute de mieux. Insécurité, inconfort et disqualification sont ainsi typiques de l’habitat précaire quel qu’il soit.

27Le squat a ceci de spécifique qu’il présente toutes ces caractéristiques de manière paroxystique. Il est davantage insécurisant que d’autres formes d’habitat tiers, car l’absence de toute forme de contrat exclut les habitants des squats de la plupart des mesures prises en faveur de mal-logés, comme les délais avant expulsion, l’aide au relogement, etc. En outre, le squat prend corps dans des bâtiments souvent vides de longue date, et de ce fait insalubres, car rien ne détériore autant un bâtiment que sa vacance. Enfin, le squat a particulièrement mauvaise presse, en ce qu’il est associé à l’immoralité, à l’usurpation, au vol. Le squat est en quelque sorte une figure idéal-typique du mal-logement. Enfin, on peut dire qu’il se caractérise par sa capacité d’accueil, puisque plus de 2 millions de logements sont vides aujourd’hui en France !

28Avons-nous une idée de l’évolution du nombre de squats et de leur localisation géographique ?

29Les estimations faites par les observateurs de terrain (les travailleurs sociaux, les services municipaux concernés, la police) indiquent que le nombre de squats augmente. Mais cela reste un constat hypothétique. Il est difficile en effet d’effectuer un décompte sérieux du nombre de squats, étant donné le caractère volatil de l’habitat et de la discrétion dans laquelle veulent rester une partie des habitants. Ce que l’on repère généralement ce sont les grands squats, ou les lieux soupçonnés d’accueillir des trafics illégaux. Le quotidien La Provence a d’ailleurs publié récemment une carte des squats et bidonvilles de Marseille, suite à une enquête diligentée par la mairie, qui n’identifie que 3 ou 4 lieux dans le 1er arrondissement de Marseille ! Or il y en a beaucoup plus en réalité…

30En ce qui concerne la localisation, pour Marseille, les politiques de réhabilitation du centre-ville ont d’abord eu pour effet d’accroître le nombre de squats dans cette zone car les opérations sont longues et de fait, certains appartements restent vides pendant des années. Désormais, pour éviter que les lieux soient squattés, ils sont « dévitalisés » par les promoteurs immobiliers, c’est-à-dire que tout le mobilier indispensable à la vie quotidienne, du type sanitaires, est détruit. À l’heure actuelle, les squatteurs se déplacent donc vers des zones plus périphériques, notamment dans les quartiers Nord de Marseille. On observe pareillement à Paris un mouvement de « périphérisation » des squats, déportés vers la banlieue sous le coup de la spéculation immobilière, comme l’est d’ailleurs l’ensemble de l’habitat populaire.

31Que se passe-t-il quand un squat est découvert ?

32Il arrive que le squat soit expulsé immédiatement, en particulier si les habitants viennent de s’installer, et que le squat n’est pas encore constitué en domicile du point de vue du droit. Les expulsions manu militari se produisent aussi lorsque la police suspecte des trafics, ou qu’un bâtiment menace ruine et est source de danger. D’autres fois encore le squat est expulsé alors qu’une procédure judiciaire devrait l’ordonner, et donc en toute illégalité. C’est que les habitants des squats ont peu de moyen de se défendre et sont rarement considérés comme des citoyens à part entière. Des voisins ou des propriétaires particulièrement insistants auront ainsi parfois gain de cause, d’autant qu’eux sont supposés voter.
Lorsque la procédure juridique est respectée, le propriétaire des lieux occupés fait un recours devant le tribunal d’instance. Le magistrat ordonne ensuite l’expulsion – dans tous les cas –, éventuellement assortie d’un délai, ce qui est chose rare. L’intervention du préfet se fait après la décision de justice, puisque c’est lui qui octroie le concours de la force publique. Il arrive cependant qu’il s’y refuse, au motif que le trouble à l’ordre public généré par l’expulsion serait plus important que celui que constitue le squat, par exemple en présence de familles avec des enfants en bas âge. Dans ce cas, l’expulsion est ajournée. L’État, ainsi que les habitants, paient des indemnités au propriétaire. Il existe donc des situations intermédiaires entre le squat et la location en bonne et due forme, des modalités de contractualisation méconnues, à la fois souples, et peu protectrices.
Que va changer la loi LOPSI 2[2] à cette situation ?
Cette loi est un fourre-tout sécuritaire qui mériterait une analyse détaillée. Tenons-nous en à l’article 32 ter A, qui concerne l’habitat illicite. Au départ, l’amendement concernait l’occupation de terrain. Le préfet peut maintenant décider seul, sans passer par la justice, d’expulser toute occupation de terrain au motif très vague d’une atteinte à la sécurité, à la tranquillité ou la salubrité publique. Un amendement constituant le squat en infraction pénale a été également proposé, qui aurait conduit à des facilités d’éviction comparables. Il a donné lieu à de nombreuses protestations de la part des défenseurs du droit au logement et des squatteurs et, après bien des atermoiements, le texte ne retient que la criminalisation du squat de « domicile », ce qui ne concerne qu’une infime minorité de lieux. Il ne faut pas croire cependant que cette loi sera sans effet sur les squats : ce type de mesure, et les débats qu’il génère, avalisent l’idée d’un squat qui porte préjudice à la collectivité. Alors que les lois en faveur du droit au logement adoptées en 1990 et 1998 ont pu contribuer à ce que certains tribunaux aient une certaine clémence envers les habitants des squats, celle-ci va au contraire plaider en faveur d’expulsions rapides et sans délai.
Les politiques publiques sont supposées lutter contre le mal-logement. Le Conseil de l’Europe déclarait en 2008 que l’offre de logement pour les plus pauvres était très insuffisante. D’un autre côté, la politique de logement social se préoccupe de la paupérisation des locataires, qui menace son objectif initial de mixité sociale. Selon vous, peut-on régler la question des squats en augmentant la quantité de logements « vraiment sociaux » (catégorie PLAI[3] à très bas loyers) ? D’autres politiques sont-elles envisageables ?
Il existe une pluralité de mécanismes qui produisent le mal-logement et une seule mesure ne saurait y mettre fin. D’autres aspects doivent être abordés, notamment la régulation des loyers, ou l’accès à la propriété et ses effets pervers lorsque l’endettement devient intenable, ce que l’on observe en Espagne où des dizaines de milliers de propriétaires ne peuvent plus assumer leurs remboursements. Mais de toute évidence, le logement social est bien un levier majeur d’action en faveur du logement abordable, et il va de soi que produire massivement du logement très social aurait des effets massifs en termes de réduction des formes précaires de logement. Vous évoquez le dilemme auquel disent devoir faire face les gestionnaires et bailleurs du parc social. Comment favoriser la « mixité » des grands ensembles, déjà très paupérisés, tout en accueillant des personnes « pauvres » et dans l’incapacité de payer les loyers du privé ? L’un des arguments avancés par les bailleurs est de dire que s’ils ne sélectionnent pas suffisamment les futurs locataires sur leurs revenus, alors des situations de ghetto seront créées. Certains considèrent à l’inverse que la mixité est un prétexte pour exclure les plus défavorisés du parc social. Pour ma part, je pense que la concentration de la pauvreté sur certains territoires est bien réelle et a des effets sociaux patents. Cela étant, le problème n’est pas tant la « concentration » des pauvres, dont la sociologie urbaine a démontré qu’elle n’était pas en soi délétère mais pouvait au contraire générer des solidarités de proximité, que la production des inégalités d’une part, et les phénomènes de captivité d’autre part, aussi bien spatiale que sociale.
Je pense par ailleurs qu’il est important de valoriser l’habitat alternatif de ceux qui souhaitent « habiter autrement ». Des initiatives sont à soutenir du côté du « tiers secteur de l’habitat », du type coopératives d’habitants, squats légalisés, habitats auto-construits. Il est primordial que ces habitats atypiques bénéficient d’une reconnaissance et d’un encadrement législatif. La très grande majorité des squatteurs souhaite une forme de régularisation et beaucoup aspirent à une forme d’autogestion. Mais les pouvoirs publics français ont encore des difficultés à tolérer une organisation sociale autonome des « précaires » ou des « marginaux », dont on redoute encore et toujours qu’elle se révèle factieuse, et qu’il paraît de ce fait nécessaire de « contrôler ».
Propos recueillis par Sarra Ben Yahmed.

Notes

  • [1]
    Une carrière morale est un processus qui passe par l’apprentissage d’une activité définie socialement et par une redéfinition de son identité sociale pour préserver une estime de soi.
  • [2]
    Loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, adoptée par le Parlement en février 2011.
  • [3]
    Prêt locatif aidé d’intégration
Florence Bouillon
Maître de conférences en sociologie à l’université Paris viii et chercheuse au centre Norbert Elias, EHESS-CNRS
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2011
https://doi.org/10.3917/rce.009.0075
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