CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 2010, selon les données provisoires de l’Insee, elles auraient été 545 000 en France à quitter définitivement un logement ou une institution pour rejoindre leur dernière demeure. Elles, ce sont les personnes décédées. Leur disparition contribue à diminuer la demande de logement tout en augmentant le nombre de logements disponibles. Néanmoins, le devenir de leurs restes, tout en obéissant à des règles particulières, génère des enjeux parfois proches de ceux rencontrés pour le logement des vivants. Les morts sont également susceptibles d’entrer en concurrence directe avec les vivants pour l’occupation et l’aménagement de l’espace. Le vieillissement de larges cohortes et l’évolution des pratiques funéraires contribuent à renouveler l’intérêt de ces questions. Cette note rassemble quelques éléments de réflexions sur le sujet dans le cas de la France.

Emprise spatiale de l’ « enracinement »

2La France constitue un territoire où le rapport aux morts est particulièrement prégnant. S’inscrivant dans la thématique de « la terre et des morts » de Maurice Barrès, l’historien Pierre Chaunu voyait dans ses « 15 milliards de tombes » et son « rapport de 300 morts pour un vivant » un trait spécifique de la France [Chaunu, 1982]. Ses manifestations spatiales demeurent très présentes. La place centrale de nombreux villages est celle du monument aux morts, tandis qu’un cimetière urbain comme celui de Louyat à Limoges est réputé accueillir deux fois plus de défunts que la ville ne compte d’habitants. L’emprise au sol des « disparus » est ainsi loin d’être négligeable même dans des zones où la valeur du terrain est très élevée. Les vingt cimetières de la ville de Paris occupent 420 hectares, soit l’équivalent de 4 % de la superficie de la cité. Si six d’entre eux sont des propriétés de la ville situées au-delà du périphérique, nombreux sont les autres lieux intra-muros consacrés aux défunts, au premier rang desquels le Panthéon. Et encore ignore-t-on l’ossuaire municipal de la capitale situé dans le sous-sol parisien, les fameuses Catacombes.

Mixité résidentielle des défunts et droit au logement des morts

3Le rassemblement des sépultures en un même espace urbain s’est développé dans puis autour des églises chrétiennes [Arriès, 1977]. Les impératifs sanitaires ont conduit au développement d’espaces d’accueil plus spécifiques, hors des lieux de cultes et séparés des habitations, dont la gestion est passée aux autorités communales en 1804 (décret impérial du 23 prairial an XII). Les communes disposent désormais d’un quasi monopole de l’inhumation. Sur accord du préfet, l’inhumation sur la propriété du défunt est possible mais rarement pratiquée sauf exception régionale telle qu’en Corse [Auby, 1997]. Cette situation de monopole légal s’accompagne de devoirs rappelés dans une circulaire du 19 février 2008. La commune a notamment l’obligation d’acquérir et d’aménager des terrains destinés à l’inhumation tout en respectant les mesures en vigueur pour tout autre espace public. Au-delà du principe de laïcité des parties communes, l’interdiction de toute discrimination prohibe tant les cimetières confessionnels que la division d’un même cimetière entre différentes confessions. Les lois de la République s’appliquent ainsi également pour les morts, et leur mise en œuvre favorise une certaine mixité « résidentielle » des défunts en matière religieuse. Cette mixité peut également être d’ordre social : les défunts jouissent en effet d’un droit à l’inhumation, forme particulière de « droit au logement ». Chaque commune a ainsi l’obligation de fournir gratuitement un emplacement de sépulture pour l’inhumation de tout défunt résidant ou étant décédé sur le territoire de la commune. L’inhumation peut même être prise en charge par la municipalité. On ne peut s’empêcher de tracer un parallèle avec les difficultés de mise en œuvre de mesures correspondantes pour le logement des personnes de leur vivant.

La mobilité géographique des morts

4À l’instar des choix de logement, la détermination de la commune d’inhumation est susceptible d’être influencée par de nombreux facteurs : prix des terrains, coûts de construction, réputation du lieu, proximité de la famille et des amis, possibilité d’hébergement familial au sein d’un caveau... Pour un lieu de résidence ou de décès donné, les communes d’inhumation sont susceptibles d’être extrêmement différentes, reflétant notamment des trajectoires de vie particulières tant individuelles que familiales. Au-delà des cas de transferts au Panthéon, une certaine mobilité résidentielle perdure ainsi à l’issue de la mort. Le nombre de défunts inhumés par une commune peut être très éloigné du nombre de décès intervenus parmi ses résidents ou sur son territoire. Ce phénomène tend à se renforcer avec l’augmentation de la proportion de décès intervenant en maison de retraite ou dans les hôpitaux. La prévision de ce type de mobilité est cruciale pour les communes qui doivent constamment disposer de terrains d’inhumation « cinq fois plus étendu que l’espace nécessaire pour y déposer le nombre présumé de morts qui peuvent y être enterrés chaque année » (article L2223-1 du code général des collectivités territoriales). Entre 1980 et 1990, la commune d’Emerainville à Marne-la-Vallée n’a par exemple inhumé que 15 % des 460 défunts domiciliés dans la commune tandis que 95 personnes ont « migré » vers cette commune à l’issue de leur décès pour y être enterrées [Dittgen, 2000]. Ces migrations peuvent se dérouler à l’échelle internationale et sont notamment régies par la convention de Berlin depuis 1937. Le rapatriement des corps entre la France et les pays du Maghreb est ainsi une pratique courante. Ce choix du lieu d’inhumation influence même le retour dans le pays d’origine des immigrés et de leurs descendants [Attias-Donfut et Wolff, 2005], preuve supplémentaire des liens entre localisations des vivants et des morts. Ces décisions de mobilités sont en partie liées aux pratiques funéraires. Réciproquement, les besoins d’aménagement communaux dépendent de ces pratiques.

Concurrence et cohabitation spatiale entre vivants et morts

5L’emprise spatiale des morts est étroitement liée aux pratiques funéraires. Son accroissement est notamment dû au développement des sépultures individuelles ainsi qu’à la séparation des lieux d’inhumation par rapport aux lieux de vie. L’inhumation a longtemps été réalisée par l’entassement des corps dans des espaces extrêmement restreints telles que les églises et leurs abords immédiats. Le cimetière des Innocents a ainsi accueilli l’ensemble des défunts de Paris près de sept siècles durant. D’autre part, les cimetières faisaient l’objet d’une intense utilisation par les vivants pour leurs activités propres : du Moyen-Âge au 17e siècle, le cimetière jouait un rôle de grand-place [Arriès, 1977]. Le lieu d’inhumation entourant les églises était tout à la fois un lieu d’annonce publique, de rendez-vous galants, de marché et de foire. Composante à part entière de l’église (ce que traduit bien le mot anglais « churchyard »), le droit d’asile qui s’y exerçait attirait également des réfugiés qui bâtissaient parfois de véritables îlots d’habitation au-dessus des charniers. Le cimetière est ainsi décrit comme l’« endroit le plus bruissant, le plus affairé, le plus turbulent, le plus commerçant de l’agglomération rurale ou urbaine » (description de l’historien Bernard rapportée par [Arriès, 1977, p. 70]). Par conséquent, la réduction des séparations établies entre espaces dévolus aux vivants et espaces consacrés aux morts peut être de nature à diminuer certaines tensions spatiales liées à la pénurie d’espaces disponibles en centre-ville. Certains signes d’une réappropriation des cimetières sont d’ailleurs observables : au-delà de la fonction touristique de certains d’entre eux, on observe un aménagement de certains cimetières sous la forme d’espaces verts propices à la promenade. Ce mouvement peut notamment être favorisé par l’évolution du rapport au corps du défunt. Ainsi l’inhumation associée à l’individualisation des sépultures et au développement de concessions funéraires engendre une consommation d’espaces spécifiques beaucoup plus grande que la crémation. Désormais choisie dans 30 % des cas, cette pratique est de nature à limiter l’emprise spatiale des morts. Pour autant, l’attache spatiale est toujours présente puisque le lieu de dépôt ou de dispersion des cendres doit faire l’objet d’une déclaration voire d’une demande d’autorisation auprès du maire. D’autre part, cette pratique ne permet pas forcément de s’affranchir des problèmes d’occupation de l’espace. Ainsi l’hebdomadaire The Economist a récemment rapporté qu’Hong-Kong faisait face à une très forte pénurie de colombarium publics. La durée d’attente pour accéder à une niche atteint désormais quatre ans. Le développement de nouveaux aménagements au sein même des lieux de vie pose là encore la question de la cohabitation spatiale entre vivants et morts.

Bibliographie

  • Arriès P. (1977), L’homme devant la mort, Seuil, Paris, 642 p.
  • Auby J.F. (1997), Les obsèques en France, Que sais-je ?, PUF, Paris.
  • En ligneAttias-Donfut C., Wolff F.C. (2005), « Le lieu d’enterrement des personnes nées hors de France », Population, 60 (5-6), INED, Paris, p. 813-836
  • Chaunu, P. (1982), La France. Histoire de la sensibilité des Français à la France, R. Laffont, Paris, 396 p.
  • « Disposing of Hong Kong’s deceased: Over my dead body », The Economist, August 12th 2010, London.
  • Dittgen A. (2004), « De l’intérêt des projections de population pour la programmation des cimetières en ville nouvelle », in Les populations locales : actes du xie colloque national de démographie, Strasbourg, mai 1999, p. 389-394, CUDEP, Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2011
https://doi.org/10.3917/rce.009.0182
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...