1La situation migratoire de la Fédération de Russie apparaît singulière à bien des égards. Contrairement à la plupart des grands pays d’immigration, tels que les États-Unis, le Canada, l’Allemagne ou la France, c’est aussi un pays de départ, bien que les flux sortants se réduisent de plus en plus, alors que les flux entrants croissent constamment. La Fédération de Russie mène en outre depuis quelques années une politique migratoire qui se distingue tant de la politique sélective américaine que de la politique restrictive européenne. Cette originalité trouve son explication dans la situation démographique alarmante de la Russie mais aussi dans la relation particulière que continue d’entretenir la Fédération avec son « étranger proche », comme on dénomme ces pays d’ex-URSS au statut privilégié formant la CEI (Communauté des États indépendants).
Nouveau contexte depuis la chute de l’URSS
La Russie nouvelle terre d’immigration ?
2La Russie, pays d’où l’émigration est importante après l’implosion de l’URSS, devient aussi un pays d’immigration. Selon le dernier recensement de 2002, la Russie aurait accueilli plus de onze millions de personnes depuis 1989 (hors immigration illégale) ce qui en ferait le troisième pays d’immigration au monde.
3Ces flux importants ne compensent cependant que très partiellement la décroissance naturelle de la population. Le solde migratoire positif de près de 6 millions de personnes entre 1992-2008 n’a en effet pas permis d’enrayer le déclin démographique marqué qui s’établissait à 12,6 millions de personnes sur la même période. Selon les projections du Comité d’État russe aux statistiques, la Fédération devrait même d’ici 2025 voir sa population totale baisser de 8,3 millions de personnes, et sa population en âge de travailler de 16,2 millions, soit près d’un quart de la population active.
Vers une recomposition des flux en faveur de l’Asie centrale
4La décennie 2000 a par ailleurs vu s’opérer une profonde recomposition des flux issus de la CEI. Alors que dans la décennie 1990 et jusqu’au début des années 2000 les principaux flux d’entrées sont composés de familles « ethniquement » russes (parties peupler les autres républiques sous l’URSS) [1], à la fin de la décennie 1990, ce sont les migrants non russes du Caucase et d’Asie centrale qui deviennent majoritaires. La part des Russes dans la composition de la migration nette en provenance des pays de la CEI n’a cessé de se réduire, passant de 64 % à 40 % sur la seule période 2003-2007. Dans le même temps, l’Asie centrale a vu sa part augmenter de 4 % à 14 % : l’Ouzbékistan et le Tadjikistan figurant désormais en tête des principaux pays pourvoyeurs de la main d’œuvre.
5Au relatif effacement des années 1990 succède donc un retour en force de la Russie en Asie centrale via les phénomènes migratoires. Les liens économiques grandissant entre la Russie et l’Asie centrale sont à cet égard l’occasion d’un retour militaire de la Russie de Poutine dans cette zone stratégique (notamment aux frontières de l’Afghanistan).
Une politique migratoire entre pragmatisme et durcissement
L’inadaptation du cadre législatif aux impératifs économiques
6Alors même que la nécessité d’une immigration de travail a été reconnue par les pouvoirs publics, le maintien d’une politique migratoire privilégiant de fait les russophones se traduit par une inadéquation persistante entre les politiques gouvernementales et la réalité démographique. La récente amélioration du cadre législatif n’a qu’imparfaitement permis de pallier ces manques. Le flou continuant de caractériser la législation russe est très révélateur des contradictions de la politique migratoire de la Fédération, qui peine encore à concilier impératifs économiques et tentations nationalistes.
7Les flux de travailleurs-migrants se sont multipliés avec la croissance du début des années 2000. Cependant, la législation migratoire s’est significativement durcie dans le même temps. La législation fait ainsi de la demande d’immigration une longue procédure bureaucratique désincitative [2] qui a pour effet d’augmenter la pratique illégale du travail. En 2002-2004, l’OIM [3] compte 40 % de migrants vivant sans être enregistrés (c’est-à-dire sous la menace constante d’un contrôle policier et d’une reconduite à la frontière).
Une libéralisation inachevée
8En 2005, la Fédération de Russie s’engage dans la voie d’une libéralisation. La loi qui entre en vigueur le 15 janvier 2007 est à la fois une simplification des procédures d’emploi des migrants CEI et de leur enregistrement : on passe d’une démarche « d’autorisation légale » d’emploi des migrants à une démarche de « devoir informatif ». L’obtention de l’autorisation de travail ne nécessite plus de contrat préalable et l’enregistrement de l’employé est automatique si l’employeur le déclare. Elle permet aussi de « légaliser » l’activité des étrangers (CEI) vivant déjà sur le sol russe en simplifiant les demandes de permis de travail. En simplifiant le processus de déclaration des migrants illégaux, cette législation assure en définitive un meilleur respect de leurs droits. En un an, le nombre d’étrangers possédant une autorisation se voit ainsi multiplié par quatre (légalisation et nouvelles entrées).
Les limites de la politique des quotas
9En 2007, le système des quotas de migrants travailleurs est déjà en place, mais les quotas sont déterminés de manière à excéder largement les estimations de demande des employeurs. Cependant, fin 2007, Vladimir Poutine annonce la division par deux des quotas 2008. La possibilité d’obtenir une autorisation pour les migrants est à nouveau réduite, car les estimations des entreprises (qui forment les quotas) sont insuffisantes par rapport aux besoins. Pragmatique, cette politique qui vise à apparier l’offre aux besoins permet de construire une migration économique saisonnière plutôt qu’une immigration permanente : la construction s’opère d’ailleurs dans les deux sens puisque les populations migrantes ne souhaitent en général rester que temporairement en Russie. En raison de l’imperfection de l’information (erreurs d’estimation des quotas, incohérences temporelles), l’informel continue cependant de se développer : alors que le chiffre officiel est de 2,4 millions en 2008, le chiffre réel, estimé à 8 millions de citoyens étrangers sur le sol russe, marque les limites de cette politique des quotas.
Des bénéfices partagés
L’importance des flux entrants dans des secteurs clés de l’économie russe
10Comme l’indique le graphique suivant, le nombre de migrants dépasse le million dans le BTP ; il est aussi élevé dans les transports et l’industrie. Il s’agit bien sûr des statistiques des migrants déclarés, dont on estime qu’elles représentent 40 % des chiffres réels. Il semble que les migrants-travailleurs se dirigent vers les secteurs nécessitant beaucoup de main-d’œuvre qui, sans eux, seraient en pénurie du fait de la décroissance rapide du nombre de personnes en âge de travailler. Les flux migratoires permettraient ainsi de combler le déficit naturel de population à hauteur de 46 %, améliorant la structure démographique au profit des tranches en âge de travailler.
Nombre des migrants (toutes origines confondues) par secteur de l’économie russe (2008)

Nombre des migrants (toutes origines confondues) par secteur de l’économie russe (2008)
L’importance de l’émigration pour les économies des pays de départs
11Après la chute de l’URSS, la totalité des pays déjà en situation de sous-développement et de pauvreté sous l’URSS (Tadjikistan) ou nouvellement en crise (Arménie) se voient couper les transferts d’aide venant de Russie, ce qui, ajouté aux crises institutionnelles et aux guerres civiles, accélère l’écroulement de ces économies. Depuis les années 2000, ces pays connaissent une croissance relative, mais les transferts monétaires envoyés de Russie par les migrants restent une des plus importantes sources de revenu national. Ainsi, la Banque mondiale estime qu’au Tadjikistan le volume de remittances [4] représente 25 % du PIB (en moyenne en fonction des modes de calcul) et plus de 40 % en prenant en compte les sommes qui échappent aux canaux officiels. En Arménie, le volume officiel est estimé à 15 % du PIB. Au niveau microéconomique, les transferts contribuent à réduire la grande pauvreté, permettant l’accès aux biens de première nécessité. Plus généralement, dans ces pays en déficit commercial important, les transferts permettent une nette amélioration de la balance des paiements et une augmentation de la demande intérieure. En outre, les migrations permettent aux pays en transition démographique (Ouzbékistan, Tadjikistan…) de réduire le taux de chômage en envoyant à l’étranger l’excès de main-d’œuvre jeune. Enfin, au contact de ces remittances, un système financier se développe, comme en témoignent des accords passés avec des banques russes (Vneshtorgbank a ainsi obtenu un portefeuille d’action chez la banque arménienne Armsberbank facilitant l’organisation des transferts).
Conclusion
12Non exempte de préoccupations sécuritaires et nationalistes, l’originale politique russe, moins restrictive et sélective que celles des autres pays occidentaux, constitue néanmoins prioritairement une réponse à une situation démographique alarmante que les pays européens pourraient connaître dans les années à venir. Si l’on en croit l’expérience russe, la pression démographique pourrait conduire la plupart des pays de l’UE à assouplir leur politique pour faire face aux besoins de main-d’œuvre.
Notes
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[1]
On parle alors de « rapatriements ».
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[2]
Durée d’une « registratsia » (enregistrement au Service fédéral des migrations) ramenée d’un an à un mois en 2000, obligation de justifier d’un contrat à durée déterminée avec un employeur pour obtenir une autorisation de travail en Russie.
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[3]
Enquête sur échantillon à Moscou et Saint-Petersbourg par l’Organisation internationale pour les migrations.
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[4]
Il s’agit du terme anglais désignant les transferts d’argent des migrants vers leur pays d’origine.