1La progressivité de l’impôt sur le revenu est de nouveau en question dans la perspective des élections présidentielles de 2012. La progressivité est classiquement définie comme l’augmentation de la part que représente l’impôt dans le revenu, autrement dit l’augmentation du taux moyen d’imposition [1]. Le débat porte sur l’évaluation des effets pervers d’une forte taxation des hauts revenus. Trop d’impôt encourage-t-il les plus aisés à quitter la France ? Les conduit-il à moins travailler ? En lien avec ces préoccupations, l’impôt sur le revenu a été reprofilé à plusieurs reprises depuis 2002 : baisse des taux marginaux dans le haut du barème et développement des niches fiscales. On peut y voir un pur enjeu redistributif ; l’inflexion depuis 2002 traduirait alors un changement dans les préférences sociales du législateur. Nous pouvons aussi nous interroger sur le fondement d’une telle politique au regard de l’efficacité économique. La baisse des impôts acquittés par les hauts revenus est-elle fondée économiquement ? Pour satisfaire le principe d’efficacité, nos choix de politiques fiscales doivent prendre en compte la liberté de circulation des individus. Dans quelle mesure l’ouverture de nos économies, en renforçant les opportunités de délocalisations fiscales, rend-elle pertinente une baisse de l’imposition des plus aisés ?
2En économie fermée [2], le recul de la progressivité de l’impôt pourrait être motivé par la prise en compte des effets désincitatifs des taux marginaux d’imposition sur l’offre de travail. Plus on est taxé et moins on a envie de travailler et de beaucoup travailler. Les deux aspects évoqués se réfèrent à ce qu’il est convenu d’appeler l’incitation au travail à la marge intensive et à la marge extensive. Lorsqu’un individu se demande s’il accepte ou non d’effectuer des heures supplémentaires, il s’agit de la marge intensive. L’exonération des heures supplémentaires [3] instaurée par la loi TEPA correspond à une prise en compte des effets désincitatifs de ce type pour les salariés. En rendant plus rémunératrices les heures supplémentaires, cette mesure incite les salariés à travailler davantage. En revanche, l’examen par un couple de l’intérêt financier d’avoir deux salaires au lieu d’un au regard de ce qu’il leur restera à la fin du mois, en comptabilisant tous les impôts et charges, est un exemple de raisonnement à la marge extensive. La décision porte ici sur le fait d’occuper un emploi ou pas et non sur le nombre d’heures travaillées.
3En économie fermée, Emmanuel Saez, de l’université de Californie à Berkeley, a établi une formule qui permet de calculer les taux d’impôt marginaux optimaux en haut du barème [Saez, 2001]. Ceux-ci dépendent de l’élasticité de l’offre de travail au salaire net d’impôt [4], c’est-à-dire la manière dont varie l’offre de travail suite à une modification de la rémunération nette. Si la personne ne change presque pas son nombre d’heures de travail suite à une hausse du taux d’imposition (faible élasticité de l’offre de travail, par exemple pour une valeur de 0,15), on obtient un taux de 74 % pour la dernière tranche du barème, pour une distribution des productivités proche de la distribution française. Si en revanche la personne réduit de beaucoup son nombre d’heures quand celles-ci sont plus taxées (offre de travail plus élastique, par exemple 0,5, ce qui pourrait être le cas pour les travailleurs indépendants), le taux marginal dépasse encore 47 %. Rappelons que ces résultats s’appliquent à une économie fermée. Ces taux sont-ils encore d’actualité lorsqu’on raisonne en économie ouverte ?
4En économie ouverte, l’inefficacité de l’impôt pourrait provenir d’une émigration d’origine fiscale. Du fait d’impôts trop élevés, un contribuable décide d’exercer son métier ailleurs. Ce phénomène est à rapprocher de celui de la non participation au marché du travail et donc de la marge extensive. En effet, dans les deux cas, la production que réalise l’individu est perdue pour la collectivité nationale. Toutefois, dans le cas de la non participation, l’individu continue à consommer dans l’espace national, alors que ce n’est plus le cas avec l’émigration fiscale. Pour qu’une émigration fiscale se fasse jour, il faut que le facteur travail soit au moins partiellement mobile. Lorsqu’on évoque la mobilité internationale des facteurs de production, l’économiste évoque spontanément celle du capital. Or le travail est lui aussi mobile, bien que le capital le soit plus encore. La question est de savoir si cette mobilité peut être imputée à des motifs fiscaux. Les travailleurs déménagent-ils en vue d’exercer leur métier dans un autre pays pour des raisons purement fiscales (c’est-à-dire sans que le déménagement s’accompagne d’un gain de revenu brut mais avec un gain de revenu après impôt) ou leur choix est-il motivé par un gain de revenu brut et des opportunités de carrières ? Quelle est l’importance des délocalisations fiscales ? L’exemple des artistes ou sportifs qui vont s’établir en Suisse pour payer moins d’impôt témoigne de leur existence. Les indépendants constituent une cible de choix. Ils peuvent créer une entreprise dans un pays limitrophe de la France tout en servant le marché français. Une entreprise peut aussi décider de délocaliser une partie d’un service à l’étranger en ne rémunérant pas plus ses salariés, le gain de salaire net correspondant au gain d’impôt permettant de compenser le coût lié à l’émigration pour les salariés. Si les migrations fiscales semblent concerner encore de petits effectifs, il y a de bonnes raisons de penser que la mobilité du travail qualifié, avec pour corollaire une compétition fiscale afin de retenir ou d’attirer les individus les plus productifs, augmentera dans les prochaines années. Cette compétition peut être problématique pour la survie de l’impôt progressif. En effet, si la taxation des plus productifs [5] a pour seul effet de les faire quitter la France, il vaut mieux, tant du point de vue des recettes fiscales que de la santé économique française, abaisser les taux d’imposition en haut de barème. La théorie de l’impôt optimal permet d’apporter un éclairage sur la possibilité de maintenir un impôt progressif sur les plus productifs.
5La mobilité des plus qualifiés, une expression de la mondialisation, n’est pas forcément la plus médiatisée bien qu’elle ait eu tendance à s’accroître au cours des années récentes. En 2000, les personnes qualifiées (ayant suivi au moins 13 années d’études depuis le début de leur scolarité) représentent à peu près 35 % des émigrants, alors qu’elles ne représentent que 11 % de la force de travail, ces chiffres étant établis au niveau mondial (Docquier et Marfouk, 2006). Une personne qualifiée est 6 fois davantage susceptible de migrer qu’une personne peu qualifiée (moins de 6 années d’études). La part des migrants ayant une éducation supérieure est passée de 30 % du total en 1990 à 35 % en 2000. La connaissance la plus répandue de la langue anglaise parmi les plus qualifiés, le fait que le nombre de programmes d’enseignement en anglais dans les pays non anglophones se répand, le recours à la langue anglaise comme langue de travail dans les entreprises multinationales mais aussi ailleurs rendent, semble-t-il, inexorable une baisse des coûts linguistiques et culturels à l’expatriation, facilitant ainsi la mobilité des plus qualifiés. Il n’est que de voir le changement considérable dans l’attitude des docteurs en économie de nationalité française depuis les trente dernières années. La France est historiquement un pays relativement rétif à l’émigration, nos ressortissants disposant de peu de réseaux d’expatriés à l’étranger. Depuis quelques années, les docteurs français n’hésitent cependant plus à rechercher un premier poste à l’étranger, témoignant du fait que des freins sont tombés. La pratique des stages à l’étranger au cours des études s’est généralisée et favorise considérablement l’accoutumance à d’autres cadres que le cadre national.
6Simultanément, on peut constater un déclin des taux d’impôt payés par les plus aisés. Le taux moyen de ces personnes a baissé de 2,5 points en cinq ans entre 2003 et 2008, diminuant de 31,3 % à 28,8 %. Cette baisse constatée au niveau des États centraux rend plus difficile le financement d’une généreuse politique de redistribution aux plus nécessiteux. Si les taux les plus élevés sont encore l’apanage des pays européens, c’est aussi dans ces pays que la baisse a été la plus conséquente, avec une diminution de 5 points (de 41,5 % à 36,4 %), toujours entre les deux mêmes années. Les plus grands pays comme l’Allemagne et la France ont procédé à des baisses significatives des taux marginaux les plus élevés (celui-ci n’est plus que de 40 % pour la France) tandis qu’un certain nombre de pays de l’est européen ont introduit des taux d’impôt linéaires à un niveau beaucoup plus bas. À titre d’exemple, l’Estonie a baissé son taux marginal maximum de 26 % à 21 % et la Slovaquie l’a divisé par deux, de 38 % à 19 %. Le Royaume-Uni et les États-Unis l’ont pour leur part laissé inchangé, à respectivement 40 % et 35 %. Depuis la crise, il est vrai, le Royaume-Uni a par exemple augmenté temporairement le taux marginal supérieur de 40 % à 50 %, et diverses mesures de ce type sont à l’étude dans différents pays. Cependant, il faut distinguer les mesures conjoncturelles pour remédier à l’impasse des finances publiques du mouvement long qui ne semble pas favorable à un renforcement de la progressivité de l’impôt.
7Au total, les éléments empiriques ne contredisent pas l’impression qu’une sorte de compétition fiscale sur les plus qualifiés s’installe. Toutefois, le lien entre une compétition croissante pour attirer les talents et le déclin des taux marginaux les plus élevés n’est pas rigoureusement établi. D’autres facteurs comme un changement des préférences de l’électeur vers moins de progressivité pourraient expliquer une telle tendance si elle intervenait simultanément dans de nombreux pays. Toutefois, on ne peut passer sous silence que les 34 000 contribuables qui quittent la France chaque année depuis l’an 2000 payaient, avant de partir, trois fois plus d’impôt que le contribuable moyen, et ont choisi de se relocaliser vers des pays dont le poids de l’impôt ou des prélèvements obligatoires est plus faible (Royaume-Uni, Belgique, Luxembourg, Suisse, États-Unis). La même mésaventure survient à l’Allemagne avec une fuite en 2005 de 145 000 contribuables vers des pays comme l’Australie, les États-Unis, l’Irlande, le Royaume-Uni, la Suisse, l’Autriche, la Norvège. Cela dit, la question fiscale n’est pas l’unique cause d’un départ à l’étranger et à l’instar des entreprises, il s’agit là d’un déterminant parmi d’autres. Pour le moment, nous ne disposons d’aucune étude solide permettant de quantifier la part du raisonnement fiscal dans la décision d’émigrer temporairement ou définitivement. Néanmoins, le mouvement migratoire des plus qualifiés est pleinement en accord avec la théorie de John Hicks selon laquelle les décisions de migration sont basées sur la comparaison des opportunités de revenu net des coûts de migration entre pays. De ce point de vue, dans un monde globalisé, une réduction des coûts de migration doit se traduire par un resserrement de l’éventail des taux moyens d’imposition offerts par des pays proches et de niveau de vie comparable.
La théorie de la taxation optimale en économie ouverte peut éclairer d’un jour nouveau le dilemme auquel sont confrontés les gouvernements aujourd’hui – mais bien davantage demain – entre le désir de conserver les moyens du financement de l’État providence et celui de ne pas perdre les éléments les plus productifs du pays au profit de voisins à la fiscalité moins lourde. Mais d’abord, avons-nous intérêt à conserver toutes les personnes qui menacent de partir ? C’est une question essentielle à laquelle les travaux conduits avec Laurent Simula de l’université d’Uppsala apportent des réponses nuancées [Trannoy et Simula, 2010b].
Supposons que la société veut maximiser le bien-être du plus malheureux [6]. Nous montrons alors qu’il est toujours dans l’intérêt collectif de garder tout le monde dans le pays. En effet, on peut toujours extraire un petit impôt de celui qui menace de partir car il encourt toujours des coûts de migration de différents types. Cet impôt peut alors être employé à améliorer le sort du plus malheureux sous la forme d’une augmentation des minima sociaux par exemple. Donc si on est très à gauche et qu’on se préoccupe uniquement du sort du plus malheureux, on désire que les plus productifs restent au pays et n’émigrent pas. Ce résultat est obtenu sous l’hypothèse que l’offre de travail ne réagit pas à une augmentation du revenu mais uniquement à une variation du taux de taxe marginal. Nous savons que cette hypothèse peut être relâchée sans dommage au moyen d’exemples. Ainsi, nous pouvons conclure sans ambages que le choix de certains citoyens français de résider en Suisse ou ailleurs nous prive de recettes fiscales qui nous écartent d’un optimum fiscal si la collectivité française n’avait qu’en tête le bonheur de ses plus malheureux. En dehors de l’hypothèse du « maximin » faite dans cette recherche, nous n’avons cependant pas de résultat définitif, et l’on peut imaginer des situations où l’on ait intérêt à laisser partir des plus productifs.
Une autre question est de savoir si l’impôt que l’on peut faire payer à ces émigrants potentiels est progressif. La réponse n’a rien d’évidente. Si le coût marginal d’émigration est indépendant de la productivité, alors nous obtenons un résultat simple quant à l’évolution du taux marginal d’imposition tout en haut du barème. Ce taux augmente tout en haut seulement si la désutilité marginale d’une heure de travail augmente avec le nombre d’heures travaillées, et augmente de plus en plus. Expliquons-nous. La désutilité marginale d’une heure de travail est le supplément de désagrément entraîné par une hausse d’une heure du temps travaillé. Il faut que ce désagrément soit plus intense lorsqu’on travaille 40 heures plutôt que 39. Qui plus est le désagrément doit augmenter davantage quand on passe de 39 à 40 heures plutôt que de 38 à 39 heures. C’est une loi psychologique qui peut être vraie ou non et qui devra être testée empiriquement. La propriété empirique qui correspond à cette hypothèse est que l’offre de travail augmente de moins en moins vite avec la productivité, ce qui est très vraisemblable étant donné que la quantité de travail que l’on peut fournir est finie. Soulignons toutefois, que le fait que le taux marginal n’augmente pas avec le revenu n’infirme pas la progressivité de l’impôt.
Nous avons également procédé à des simulations [Simula et Trannoy, 2010a]. On se place délibérément dans le cas le plus redistributif possible, celui où le gouvernement est rawlsien : il cherche à maximiser le montant des minima sociaux. Toutefois, le pays en question doit faire face à la concurrence d’un paradis fiscal où par hypothèse les hauts revenus bénéficient d’une franchise fiscale. Cette hypothèse extrême peut être remplacée par l’hypothèse d’un prélèvement modique (un taux de 10 %, par exemple). Nous avons obtenu une formule simple dans ce contexte qui dépend toujours de l’élasticité du travail au salaire net et de l’importance des coûts de migration. Ceux-ci sont exprimés en pourcentage du salaire net que l’on peut obtenir dans le paradis fiscal. S’ils représentent 20 %, cela signifie que le revenu doit être supérieur de 20 % dans le paradis fiscal à celui obtenu dans son pays d’origine pour qu’un individu soit indifférent entre les deux localisations. Ces coûts représentent le coût psychologique d’évoluer dans un environnement moins familier, où l’individu se sentira longtemps un étranger. Ce taux de 20 % est symptomatique d’un pays relativement proche du pays d’origine. Dans ce cas, le taux marginal optimal de la dernière tranche dans le pays rawlsien oscille entre 14 % et 18 % suivant les deux valeurs de l’élasticité de l’offre de travail mentionnées précédemment (0,15 et 0,5). En revanche, si le coût de migration atteint 50 % (il faut que l’individu gagne deux fois à l’étranger ce qu’il gagne chez lui pour accepter de partir à l’étranger et c’est généralement dans un pays dont il est éloigné culturellement), le taux optimal s’étage entre 37 % et 45 %, c’est-à-dire une valeur proche de celles retenues par les plus grands pays industrialisés, mais bien inférieure à celles obtenues par Emmanuel Saez qui résonnait en économie fermée. On comprend dans ce contexte pourquoi l’Allemagne et la France ont mis au premier rang de leurs préoccupations lors du dernier G20 la lutte contre les paradis fiscaux. Ce n’est ni plus ni moins le devenir de l’impôt progressif qui est en jeu.
Notes
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[1]
Il faut bien distinguer taux marginal et taux moyen d’imposition. Le taux marginal est le taux qui s’applique à la tranche de revenu la plus élevée d’un contribuable. Il est de 40 % en France pour les plus hauts revenus. Ce taux est différent du taux moyen d’imposition sur le revenu qui lui est obtenu en divisant le montant total des impôts payés sur le revenu par la somme des revenus.
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[2]
Pas de possibilité pour le capital et les individus de quitter le territoire.
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[3]
Le principal problème de cette mesure est que l’entreprise et le salarié peuvent avoir conjointement intérêt à déclarer des heures supplémentaires fictives. C’est un problème typique d’information privée.
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[4]
L’élasticité de l’offre de travail au salaire net d’impôt désigne la variation relative de la quantité de travail offerte entraînée par la variation relative du salaire net d’impôt. Une élasticité de 0,15 indique ainsi qu’une augmentation du salaire net de 10 % conduit l’individu à augmenter son offre de travail de 1,5 %. Ici il s’agit de l’offre de travail à la marge intensive.
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[5]
Les plus productifs peuvent différer des plus aisés dans la mesure où les seconds peuvent bénéficier de revenus du capital (dividendes, plus-values etc.).
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[6]
Ce type de préférence sociale est la plus « à gauche » possible pour l’économiste publique qui n’intègre pas les phénomènes d’envie et de jalousie dans son raisonnement. L’individu le plus pauvre dans la modélisation adoptée se préoccupe uniquement de ce qu’il a et pas de ce qu’ont les autres. C’est évidemment une attitude qui n’est pas forcément en accord avec l’observation empirique.