CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’idée d’une iniquité entre générations est apparue en France suite au ralentissement de la croissance économique au début des années 1980, à la croissance de la dette publique, aux interrogations sur la soutenabilité à long terme du système des retraites, mais surtout suite à la dégradation relative du niveau de vie des générations les plus jeunes. Les travaux menés au milieu des années 1990 [1] ont en effet mis en évidence que si les générations nées jusqu’à la seconde guerre mondiale avaient eu à chaque âge un niveau de vie supérieur à celui des générations précédentes au même âge, ce n’était plus le cas à partir des générations nées en 1950, confrontées à un contexte économique dégradé – croissance plus faible et plus volatile – à partir de leur entrée sur le marché du travail.

2 Cet article se propose d’étendre les analyses de niveaux de vie réalisées dans les années 1990 afin d’évaluer si cette tendance s’est poursuivie. La comparaison entre générations se fonde sur une analyse des trajectoires économiques de celles-ci. Il ne s’agit que d’un des indicateurs pouvant être retenu pour définir l’égalité de traitement entre générations : la préservation des ressources naturelles, tout comme les risques légués aux générations suivantes (choix politiques, technologiques, etc.) mériteraient également d’être pris en compte. On se contentera néanmoins d’une approche qui considère « comme acceptable du point de vue de l’éthique intergénérationnelle toute trajectoire historique avec croissance positive ou nulle du niveau de vie (…) » [Fleurbaey et Michel, 1993], c’est-à-dire d’une approche dans laquelle il est attendu que chaque génération bénéficie a minima des mêmes conditions de vie que les autres générations aux mêmes âges. On va chercher plus précisément à éclairer les deux questions suivantes :

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  1. Un rattrapage s’est-il opéré pour les générations ayant débuté leur cycle de vie avec un niveau de vie relatif inférieur à celui de leurs aînées ? Dit autrement, les générations « malchanceuses » mises en évidence par les études des années 1990 ont-elles vu leur niveau de vie s’améliorer au fil de leur carrière pour rattraper, voire dépasser, celui des générations précédentes ?
  2. Observe-t-on une poursuite de la dégradation relative du niveau de vie des « nouvelles » générations ? Les études des années 1990 s’étaient arrêtées aux générations nées entre 1961 et 1965 : que s’est-il passé pour les générations suivantes ?
S’il est difficile de donner une réponse complète à ces deux questions – il faudrait pour cela connaître les niveaux de vie des générations étudiées sur l’intégralité de leur cycle de vie, ce qui est évidemment impossible pour les générations les plus récentes, on peut cependant apporter quelques éclairages, à l’aide des enquêtes revenus fiscaux (ERF) 1996, 1997, 2001 et 2005 de l’Insee. Pour assurer la comparabilité des résultats sur longue période, nous raisonnons sur des revenus fiscaux par unité de consommation (u.c.) [2] plutôt qu’en termes de niveaux de vie. Rappelons que le niveau de vie s’obtient en ajoutant au revenu déclaré les prestations sociales non contributives et en excluant les impôts directs. Or, dans les ERF antérieures à 1990, un certain nombre de prestations sociales (les allocations logement, par exemple) n’étaient pas incluses dans la mesure du niveau de vie, rendant la comparaison d’une enquête à l’autre délicate. Les revenus fiscaux sont observés au niveau du ménage et non pas de l’individu. A priori, si ce changement d’unité de mesure modifie les niveaux, il n’y a pas de raison qu’il affecte les dynamiques – qui seules nous intéressent ici – de façon trop importante.

Graphique 1

Revenu fiscal annuel des ménages par u.c. et âge de la personne de référence (en euros constants 1996)

Graphique 1

Revenu fiscal annuel des ménages par u.c. et âge de la personne de référence (en euros constants 1996)

Note de lecture : chaque courbe représente l’évolution des revenus par u.c. d’une génération (g06-10 désigne les individus nés entre 1906 et 1910) tout au long de son cycle de vie. Si l’on se donne un âge, on observe l’évolution du revenu par u.c. de génération en génération à cet âge.
Champ : individus des ménages dont le revenu déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n’est ni étudiante ni militaire du contingent.
Note : les tranches d’âge et les générations ne se recouvrent pas exactement, les enquêtes revenus fiscaux n’étant pas initialement menées à intervalle régulier [3].
Sources : ERF 1970-2005 (données issues de l’Insee [1998] pour la période 1970-1996 et calculs de l’auteur pour 1997 – 2005)

4 Le constat général dressé au milieu des années 1990 est globalement similaire en 2005. La génération 1945 est la dernière pour laquelle le revenu par u.c. est nettement supérieur, à tous les âges de la vie, à celui des générations précédentes. Les générations postérieures ont des revenus fiscaux très proches de ceux de leurs aînées. On peut toutefois avancer deux nuances à ce constat général, même si ces dernières demanderont à être confirmées à l’avenir. Si le revenu des générations nées entre 1946 et 1955 est relativement proche de celui des générations nées entre 1941 et 1945 aux âges inférieurs à 49 ans, il semble que les générations 1946-1955 aient enregistré des gains relativement plus importants que les générations précédentes au cours des dernières années, ce qui leur permet d’avoir un revenu sensiblement supérieur à celui de leurs aînées à partir de 50 ans (graphique 1). D’autre part, la dégradation relative du revenu semble s’être interrompue pour les générations les plus récentes, nées à partir du milieu des années 1960 : leur revenu entre 25 et 34 ans est supérieur au revenu de leurs aînés aux mêmes âges. Entre 35 et 39 ans, le revenu de la génération 1966-1970 retrouve néanmoins un niveau très proche de celui de la génération précédente. Les générations récentes ont certainement profité de la reprise de la croissance de la fin des années 1990, et il semble que cela soit aussi le cas pour les actifs séniors.

5 Les constats sont les mêmes lorsqu’on étudie la position relative et non plus absolue des générations. Il s’agit alors de raisonner non plus en euros constants mais en « équivalent revenu » 1996, afin de neutraliser l’effet de la croissance générale des revenus au cours de la période. On dispose ainsi d’une photographie de la position relative des différentes générations et du profil du revenu au cours du cycle de vie indépendamment de la croissance (graphique 2). Les travaux du milieu des années 1990 [Insee, 1998] mettaient en évidence une déformation du profil de cycle de vie au fil des ans. Les auteurs soulignaient qu’ « aux âges élevés, le revenu fiscal par u.c. augmente pour les générations les plus récentes par rapport aux générations juste antérieures. Dans le même temps, on observe une translation vers le bas pour les générations récentes du revenu fiscal des ménages de moins de 40 ans ». Au vu du graphique 2, il semble que ce mouvement se soit pour l’instant arrêté.
Le constat d’un arrêt de la dégradation de la situation relative des plus jeunes générations pourrait être renforcé par l’emploi d’une autre mesure du niveau de vie. Le revenu déclaré fiscalement ne comprend en effet ni les prestations sociales, ni les transferts entre générations et au sein des familles. Lollivier [1999] montre ainsi que lorsque l’on étudie la consommation ou les difficultés financières, la situation des jeunes générations ne semble pas se dégrader fortement. A contrario, les différences entre générations pourraient être accentuées si l’on pouvait prendre en compte l’intégralité des revenus du patrimoine dans les analyses précédentes. Le revenu déclaré fiscalement ne comprend que les revenus du patrimoine mentionnés sur la déclaration fiscale, et ces derniers ne représentent qu’une petite fraction des revenus totaux du patrimoine. La prise en compte de l’ensemble des revenus du patrimoine améliorerait la position relative des retraités par rapport à celle des actifs.

Graphique 2

Revenu fiscal annuel des ménages par u.c. et âge de la personne de référence (en équivalent revenu 1996)

Graphique 2

Revenu fiscal annuel des ménages par u.c. et âge de la personne de référence (en équivalent revenu 1996)

Note de lecture : les données du graphique 2 ont été corrigées de la croissance du revenu fiscal par u.c. moyen de l’ensemble des ménages.
Champ : individus des ménages dont le revenu déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n’est ni étudiante ni militaire du contingent.
Sources : ERF 1970-2005 (données issues de l’Insee [1998] pour la période 1970-1996 et calculs de l’auteur pour 1997-2005).

6 Pour conclure, il faut mentionner trois limites des analyses précédentes. Celles-ci n’éclairent, tout d’abord, qu’une partie des disparités intergénérationnelles. Actualiser d’autres travaux menés au milieu des années 1990 sur les patrimoines et les taux de pauvreté, notamment, serait sans doute enrichissant, de même qu’étudier d’autres indicateurs incluant des profils de consommation (accès à la propriété, entre autres), la répartition du travail et du loisir sur le cycle de vie, le niveau de risque (chômage, etc.), les incertitudes économiques, et le bien-être [Afsa et Marcus, 2008].

7 On peut s’interroger ensuite sur les raisons des écarts entre générations : quel est le rôle respectif de la croissance économique, des évolutions du système de protection sociale ou encore de la démographie ? On oublie parfois que les évolutions des niveaux de vie viennent aussi d’effets de composition, qui jouent à la hausse dans le cas des retraités (avec l’arrivée à la retraite de femmes ayant été actives), et à la baisse pour les actifs (essor des familles monoparentales, du nombre de personnes isolées). Ces effets mériteraient d’être précisément étudiés et distingués.
Enfin, il faut rappeler que les constats précédents s’appliquent à la période 1970-2005. La crise économique et financière actuelle affecte certainement de façon différente les générations, et elle pourrait remettre en cause le constat d’un arrêt de la dégradation relative du niveau de vie des plus jeunes générations.

Notes

  • [1]
    Legris et Lollivier [1996], Chauvel [1998], Insee [1998], Lollivier [1999], Hourriez et Roux [2001].
  • [2]
    L’échelle d’équivalence utilisée ici attribue 1 unité de consommation au premier adulte du ménage, 0,5 unité de consommation pour les autres personnes de 14 ans ou plus, et 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans.
  • [3]
    Les enquêtes revenus fiscaux ont été menées respectivement en 1970, 1975, 1979, 1984, 1990 et annuellement à partir de 1996.

Bibliographie

  • Afsa C., Marcus V. (2008), « Le bonheur attend-il le nombre des années ? », France Portrait Social, INSEE.
  • En ligne Bonnet C. (2009), « Niveaux de vie : un rattrapage des jeunes générations ? », Les revenus et le patrimoine des ménages, Insee Références.
  • Chauvel L. (1998), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au xx e siècle, PUF.
  • En ligne Fleurbaey M., Michel P. (1992), « Quelle justice pour les retraites ? », Revue d’économie financière, n° 23, p. 47-65.
  • Hourriez J.M, Roux V. (2001), « Vue d’ensemble des inégalités économiques », document de travail DSDS, n° F0103.
  • Insee (1998), « Revenus et patrimoine des ménages », Synthèses, n° 19.
  • Legris B. et Lollivier S. (1996), « Le niveau de vie par génération », Insee Première, n° 423.
  • Lelièvre M., Sautory O. et J. Pujol (2010), « Niveau de vie par âge et génération entre 1996 et 2005 », Les revenus et le patrimoine des ménages, Insee Références, à paraître.
  • Lollivier S. (1999), « Inégalités de niveaux de vie et générations », Données Sociales, Insee.
  • Richard A.E. (2001), « Income and Happiness: Towards a Unified Theory », The Economic Journal, vol.111, n° 473, p. 465-484.
Carole Bonnet
Chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/05/2010
https://doi.org/10.3917/rce.007.0050
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