1Les grands leviers disponibles pour restaurer l’équilibre des retraites sont bien connus. Le débat n’en continue pas moins sur le poids relatif qu’il faut donner aux uns et aux autres et on attend souvent que le critère de l’équité intergénérationnelle aide à définir ce bon dosage. Or cette attente se heurte au fait que ce critère est mal défini [Masson, 2004] : comme l’équité tout court, l’équité intergénérationnelle est impossible à qualifier de façon univoque et elle ne constitue donc qu’un repère très incertain.
2Peut-on sortir de cette difficulté ? Une tentation serait d’évacuer le concept et de choisir de piloter les retraites selon d’autres critères. Cette position est difficilement tenable : on imagine mal de piloter les systèmes de retraite sans aucune idée du caractère équitable ou inéquitable des actions entreprises. La bonne façon de s’y prendre est donc plutôt de s’inspirer de ce qui se fait dans d’autres domaines où la notion d’équité fait débat : prendre acte de la diversité des normes d’équité, les expliciter le plus clairement possible, et faire ressortir à quelle norme sous-jacente se réfère telle ou telle option de réforme. Un tel exercice doit nous aider à choisir en meilleure connaissance de cause. Par ailleurs, même si on sait que la recherche de l’équité absolue est une quête par nature sans issue, identifier et rectifier les iniquités intergénérationnelles les plus flagrantes, s’il y en a, reste un impératif peu discutable.
On va donner quelques exemples de cette démarche en commençant par rappeler les principaux éléments stylisés du débat sur la retraite, puis en examinant ce qu’on peut en dire à partir de trois conceptions de l’équité entre générations : l’égalité transversale instantanée entre classes d’âge, l’égalité des taux de retour sur cotisation pour les générations successives et enfin l’équité au sens de la compensation des inégalités primaires entre générations. Cette brève analyse confirmera qu’aucune de ces approches ne suffit à caractériser ce que peut être la bonne politique des retraites, mais aussi qu’aucune d’entre elles ne peut être écartée totalement. Juger d’une politique des retraites nécessite de l’apprécier successivement de ces différents points de vue. Une deuxième conclusion émergera par ailleurs de l’analyse, qui est la nécessité d’élargir la comparaison intergénérationnelle à d’autres champs que la retraite. Des recoupements s’imposent tout particulièrement avec les réflexions en cours sur la notion même de croissance économique. C’est la confiance en la croissance qui a souvent légitimé les stratégies de report de la charge des retraites vers les générations futures : les interrogations actuelles sur le rythme et le contenu de cette croissance ne peuvent pas rester sans écho dans le débat sur la retraite.
Les données du problème
3La discussion sera facilitée si on peut se référer à quelques données concrètes. Ces éléments sont en principe bien connus [Conseil d’Orientation des retraites, 2006 et 2007], mais nous allons néanmoins rappeler quelques chiffres clés, en incluant quelques éléments rétrospectifs car les comparaisons intergénérationnelles impliquent de se projeter à la fois dans le futur et dans le passé.
4Le système de retraite français a vu sa part croître régulièrement dans le produit national au cours des soixante dernières années. En 1959, il ne représentait que 5 % du PIB, dans une population où le niveau de vie, au sens du PIB par tête, représentait moins du tiers du niveau de vie actuel. Il servait des retraites en général assez modiques à partir d’un âge d’environ 65 ans. La prévalence de la pauvreté dans la population de ces plus de 65 ans était élevée, largement plus élevée que dans l’ensemble de la population.
5La croissance de la part des retraites dans le PIB qui a eu lieu jusqu’aux années 1980 a largement corrigé cette situation. Les retraites représentent maintenant entre 12 et 13 % du PIB, les taux de remplacement se sont progressivement élevés, la pauvreté relative des plus de 65 ans est passée dans les années 1970 en dessous de celle des moins de 65 ans, et ceci n’a pas encore été remis en cause. Le niveau de vie relatif des retraités a progressivement rejoint celui du reste de la population. Ceci a pu s’accompagner d’un fort allongement de la durée de la retraite par ses deux extrémités, avec le passage de l’âge légal à 60 ans dans le régime général, dans un contexte de progression continue de l’espérance de vie.
6Toutes ces évolutions ont été rendues possibles par un contexte démographique favorable et, au moins jusqu’au milieu des années 1970, par une croissance économique rapide. Du point de vue démographique, l’augmentation de l’espérance de vie a en effet été compensée par le passage par l’activité des générations successives de baby-boomers et, au tournant des années 1980, par le passage à la retraite des générations creuses de la première guerre mondiale. Du point de vue économique, la croissance des années 1950-1974 s’établissait en moyenne à 4 ou 5 % par an, ce qui donnait une marge de manœuvre assez large pour des hausses de prélèvements sur la masse salariale.
7Ces deux facteurs favorables ont désormais disparu. La croissance a fléchi à des niveaux oscillant autour de 1 à 2 % par an – sans parler du recul de 2008-2009. La parenthèse du baby-boom se referme avec le basculement à la retraite des générations nées à partir de 1946. La présence en activité de ces baby-boomers nous avait éloignés de notre trajectoire de vieillissement « normal », celle qui est imputable à la hausse de l’espérance de vie. Le passage des baby-boomers à l’âge de la retraite nous ramène brutalement vers cette trajectoire de vieillissement tendanciel. La conséquence est un quasi-doublement du nombre de retraités. Avec une population d’âge actif à peu près constante, on s’attend donc à un quasi-doublement du ratio des 60 ans et plus aux 20-60 ans.
Les effets d’un tel changement sont faciles à chiffrer. Si on s’en tient à des solutions pures, il y a quatre possibilités pour répondre à une telle contrainte :
- Ne jouer que sur l’âge de la retraite. Dans ce cas, la hausse requise est considérable, de 8 à 9 années, soit bien plus que les ordres de grandeur de hausse qui sont actuellement dans le débat public.
- Ne jouer que sur le niveau de vie relatif des retraités. Là aussi, l’effet est considérable : répondre à un doublement du taux de retraités sans hausse des cotisations implique de diviser par deux leur niveau de vie relatif.
- Jouer sur l’effort contributif : l’effet est dans ce cas moindre, mais néanmoins important. C’est en gros par 1,5 ou 1,6 qu’il faudrait multiplier l’effort contributif à l’horizon 2050 pour préserver intégralement l’acquis en termes d’âge de la retraite et de niveau de vie relatif des retraités.
Sinon, en sus des trois options (a), (b) et (c) présentées à l’instant, il reste – ou restait – l’option (d) du développement de la capitalisation, qu’on peut en fait présenter comme une variante de l’option (c) de hausse de l’effort contributif. Financer le vieillissement par un recours à la capitalisation, c’est également demander aux actifs un effort contributif supplémentaire. Seul le timing change et éventuellement l’intensité. Dans un système par capitalisation, le choc démographique doit être anticipé. C’est donc dès les années 1980 qu’il aurait été bon de commencer à accroître l’effort de financement, le seul avantage de cette option étant éventuellement de rendre cet effort plus léger à long terme si on retient l’hypothèse – discutée – selon laquelle, sur longue période, le rendement de la capitalisation est tendanciellement supérieur à celui de la répartition.
L’objectif d’égalisation des niveaux de vie courants des actifs et des retraités : un critère incomplet
9Le décor ayant été planté, selon quel critère d’équité intergénérationnelle peut-on essayer d’arbitrer entre ces différentes options ? Commençons par écarter un faux débat, celui qui oppose la notion d’équité à la notion d’égalité. Les partisans de l’approche par l’égalité n’arrivent pas mieux que les tenants de l’équité à déboucher sur une norme unique d’organisation du système dès lors qu’ils ne peuvent pas se mettre d’accord sur ce qu’il s’agit d’égaliser exactement. S’agit-il par exemple d’égaliser les niveaux de retraite de tous les retraités indépendamment de leurs positions économiques passées ? Ce serait un système à prestation forfaitaire et ceci n’a jamais été l’orientation du système de retraite français. Personne ne défend vraiment cette option. S’agit-il alternativement d’égaliser les taux de remplacement ? Le système français est plus proche de cet esprit, mais personne n’irait défendre la thèse que le taux de remplacement du dernier salaire doit systématiquement être le même pour deux personnes ayant eu des durées de vie active très inégales. Cette position est défendable dans le cadre d’inégalités de carrière subies – c’est à ce titre qu’on valide les années de chômage indemnisé – mais il est difficile d’en faire un principe totalement général.
10Si l’attaque par l’angle de l’égalité soulève exactement les mêmes difficultés que l’approche en termes d’équité, c’est parce que les deux approches sont en fait parallèles. Pour reprendre la formule de Sen [2000], toutes les théories de l’équité peuvent se caractériser comme visant l’égalité de quelque chose, ce quelque chose variant d’un concept d’équité à l’autre. C’est précisément cette question que nous voudrions éclairer. Quels sont le ou les paramètres qu’un système de retraite devrait viser à égaliser pour qu’on le juge « équitable » ?
11À cette question, il existe une première réponse simple qui évite de nous projeter tant en arrière que dans le futur et qui a donc l’avantage d’éviter les comparaisons de niveaux de vie à des dates éloignées. Elle prend comme donné le partage instantané de la population entre actifs et retraités et adopte comme objectif une simple égalisation de niveau de vie de ces deux catégories. On peut dire qu’il s’agit de l’objectif que s’étaient données les politiques de retraites des années 1970 et, une fois n’est pas coutume, cet objectif d’égalité a pu être approximativement atteint : on a rappelé que le niveau de vie moyen des retraités est à peu près égal à celui des actifs.
12On sait néanmoins que cet objectif aura du mal à être tenu pour le futur. En particulier, la réforme de 1993, en modifiant les règles de calcul de la première pension dans le régime général et son indexation après liquidation, ainsi que les mesures prises dans les régimes complémentaires devraient, à terme, se traduire par une perte sensible de pouvoir d’achat relatif des retraités. Le Conseil d’orientation des retraites (COR) l’estimait en 2006 à environ 20 % à l’horizon 2050. C’est par ce biais que la croissance attendue des dépenses de retraite a d’ores et déjà été contenue largement en dessous des 5 à 6 points de PIB qu’elle aurait représentés à droits inchangés.
En ce premier sens du terme, on peut donc dire que l’équité serait en danger. Mais cette première conclusion est rapide et doit être aussitôt nuancée. Le souci de l’égalité instantanée entre actifs et retraités est légitime, mais il ne peut constituer l’unique cible du pilotage du système. Il est certes indéniable qu’une évolution de la condition des retraités qui, via la baisse des taux de remplacement, nous ramènerait au taux de pauvreté relatif des seniors des années 1960 poserait un problème d’équité intergénérationnelle : il ne serait pas normal d’échouer à protéger les générations futures de seniors contre la pauvreté alors qu’on a réussi à le faire pour les seniors d’aujourd’hui. Mais, d’un autre côté, peut-on vraiment s’imposer une norme de parité de niveau de vie à âge de la retraite inchangé dans un monde où l’espérance de vie s’accroît continûment ? Formulons le problème autrement. Il est normal d’essayer d’avoir un âge pivot à partir duquel le système de retraite permet à l’individu moyen de vivre aussi bien que le reste de la population sans devoir continuer à travailler. Mais une telle règle laisse totalement ouverte la question de l’âge auquel ouvrir ce droit. Il n’y a pas de raison qu’il soit le même dans une société où la durée de vie moyenne est de 70 ans et dans une société où elle serait de 90 ans. Le critère de l’égalité instantanée est manifestement incomplet, il ne permet en rien de trancher ce qui est devenu le débat principal en matière de retraite : l’évolution de cet âge pivot.
Viser l’égalité des retours sur cotisations : un objectif trop restrictif
13Pour aborder le problème sous ce deuxième angle, il faut combiner les deux dimensions du niveau et de la durée de la retraite. On peut par exemple multiplier l’une par l’autre. C’est ce que font les calculs de flux cumulés de pensions perçues sur la durée espérée de la retraite. La comparaison entre générations pourrait ensuite porter sur ce type d’indicateur combiné. Mais c’est surtout en comparaison du cumul des contributions passées des individus au système de retraite que ce cumul des droits prend tout son sens. Le rendement actuariel du système de retraite est l’instrument naturel de cette comparaison. Il s’agit du taux d’actualisation qui égalise à 1 le ratio prestations sur cotisations sur le cycle de vie : pour une génération donnée, il correspond au taux auquel elle aurait dû placer ses cotisations dans un système par capitalisation qui lui aurait assuré les mêmes bénéfices. Il sera d’autant plus élevé (faible) que la génération aura récupéré beaucoup (peu) par rapport à son effort contributif passé.
14Cet indicateur semble effectivement mieux placé que le précédent pour nous fournir un étalon opérationnel de l’équité intergénérationnelle. Le système équitable serait celui qui égaliserait ce rendement d’une génération sur l’autre. Chaque génération serait traitée de manière égale, en ce sens qu’elle bénéficierait du même taux de retour sur ses contributions. En particulier, s’il y a allongement de la durée de vie, ce critère implique soit un déplacement de l’âge de la retraite proportionnel à cet allongement de la durée de vie, soit une baisse de la pension à âge de la retraite donné, d’une manière qui équilibrera exactement l’allongement de la durée de service de la pension. C’est l’idée qui sous-tend notamment le système dit de comptes notionnels, du moins dans la version de ce système fonctionnant à taux de cotisation totalement stabilisé, ce qui est le cas du système mis en place par la Suède.
15L’avantage de cette norme d’équité est sa grande lisibilité : elle est la traduction en intergénérationnel du principe de contributivité qui est l’un des principes structurants de notre système de retraite. Le critère actuariel peut aussi servir à détecter des cas d’iniquité inacceptables, par exemple si deux générations de caractéristiques équivalentes se voyaient appliquer des taux de retour très inégaux, ce qui pourrait être le cas en cas de réforme brutale. Mais ce critère présente de nombreuses limites.
16La première est rétrospective mais mérite néanmoins d’être mise en avant : ce critère ne peut être respecté en phase de montée en régime d’un système par répartition. Un système par répartition offre par construction des taux de rendements élevés aux premières générations, puisqu’elles ont peu voire pas du tout cotisé. La norme d’égalité des rendements est donc incompatible avec le principe même de la répartition. Seul un système par capitalisation pure aurait permis d’éviter cela, mais avec les inconvénients associés, et de façon d’ailleurs très imparfaite car les rendements des placements sont eux-mêmes très fluctuants d’une génération à l’autre.
17Ensuite, au fur et à mesure de sa montée en régime, le rendement du système doit forcément baisser tendanciellement, et finir par s’aligner sur le taux de rendement « normal » qui correspond bon an mal an au taux de croissance de l’économie. Les différentes options de réforme se traduisent simplement par des calendriers plus ou moins rapides de ce retour à la normale et il est difficile de dire quel rythme de retour à la normale est le plus équitable [Blanchet, 2008]. Le critère s’avère peu discriminant, ce qui réduit singulièrement sa portée.
Enfin, si l’on décide de rentrer dans la comparaison entre ce que les générations payent et reçoivent, il n’y a pas de raison particulière de se limiter aux retraites [Bommier et al., 2007]. C’est une comptabilité globale des flux de revenus ascendants et descendants qu’il faudrait établir, et, là encore, avec peu de chances d’éviter que les rendements associés fluctuent d’une génération à l’autre.
Ainsi, l’équité au sens d’égalisation des retours sur cotisations apparaît impossible à mettre en œuvre de manière systématique. Mais ceci est-il de toute manière souhaitable ? Le problème de cette approche est qu’elle revient à dénoncer comme inéquitable toute forme de transfert net entre générations. Appliqué en intragénérationnel, le même critère reviendrait à considérer comme inéquitable toute politique de réduction des inégalités, ce qui n’est pas défendable. En fait, la question de l’équité n’est pas d’égaliser les rendements d’une cohorte à l’autre. Elle est de savoir quelles sont les inégalités de ces rendements qu’on peut considérer comme équitables et qui sont donc à encourager, et lesquelles sont inéquitables car correspondant à une redistribution à rebours.
Avantager ou éviter de pénaliser les générations défavorisées : oui, mais quelles sont elles ?
18Ceci nous amène à notre troisième angle d’attaque. Il est normal qu’il y ait des transferts nets entre générations. Mais si l’on veut qu’ils résultent d’autre chose que des rapports de force et répondent à un objectif d’équité, il faut essayer de s’assurer qu’ils profitent à des générations moins avantagées. C’est bien la troisième des approches proposées en introduction : l’équité au sens de l’égalisation des ressources ou du bien-être entre générations successives. On se doute que cette égalité-là ne sera jamais possible à atteindre, mais on peut essayer d’amortir les inégalités entre générations successives ou, à tout le moins, éviter de les amplifier. La pertinence d’un tel objectif fait cette fois peu de doutes [Fleurbaey, 2002 ; Schokkaert et Van Parijs, 2003], mais on voit tout le problème qu’il pose : sur quelle base peut-on juger qu’une génération est défavorisée ? Le débat sur la retraite doit-il notamment prendre en compte les signaux selon lesquels il a cessé d’y avoir amélioration des niveaux de vie d’une génération sur l’autre [Chauvel, 1998] ?
19Si l’on se penche à nouveau sur le cas des toutes premières générations qui ont bénéficié de la mise en route du système, on n’a guère d’état d’âme : dans ce cas d’espèce, les rendements élevés ont profité à des générations particulièrement pénalisées par l’histoire et ont été pris en charge par des générations immédiatement postérieures dont la vie active s’est totalement inscrite dans une période favorable de forte croissance. Il y a bien eu redistribution intergénérationnelle et non pas anti-redistribution.
20Toute la question est de savoir si le même raisonnement peut s’appliquer de manière prospective. On retombe là sur un clivage majeur qui traverse le débat sur la retraite depuis qu’il existe. Ce clivage oppose ceux qui considèrent que la croissance à venir, même modérée, permettra sans aucun problème aux actifs de demain de financer l’ensemble de ces dépenses additionnelles, et ceux qui pensent au contraire que c’est leur imposer un sacrifice insupportable auquel ils auront bon droit de s’opposer. Les tenants de la deuxième thèse pencheront naturellement vers les solutions (a), (b) ou (d) que nous avons présentées en introduction : hausse de l’âge de la retraite, baisse du taux de remplacement ou hausse anticipée du taux d’effort par le recours à une dose de capitalisation, alors que les premiers laisseront très facilement la porte ouverte à la solution (c) consistant à reporter à demain ou après-demain la hausse du taux d’effort, en minimisant l’ajustement des droits pour les générations actuellement actives.
21On ne va pas trancher ici entre ces deux grandes options, mais juste conclure sur quelques éléments qu’il importe d’avoir en tête.
22Sur le papier, force est de reconnaître que les tenants de la position (c) ont des arguments à faire valoir. On l’a rappelé dans notre constat initial : tous les exercices de projection des retraites disponibles montrent que des hypothèses de productivité modérée suffisent à garantir des niveaux de vie croissants aux actifs sur les cinquante ans à venir même après paiement de la facture des retraites. Il est tentant de s’engouffrer dans cette brèche pour soutenir l’option du maintien des droits acquis. Si l’on suit cette ligne, on ne voit d’ailleurs pas quelle raison auraient les actifs de demain de s’opposer au financement de ces droits puisque ceci devrait leur garantir d’en profiter à leur tour quand ils seront retraités.
23Mais, de l’autre côté, ces 1,5 à 1,8 points de gains de productivité annuels que nous utilisons en projection ne diffèrent guère de ce que nous avons connu au cours de la dernière décennie et qu’une bonne partie de l’opinion a plutôt vécu comme étant au mieux une période de stagnation du niveau de vie, et souvent de recul. On peut certes objecter que c’est donner trop de poids au ressenti face à la rigueur des chiffres. Mais ceci interpelle à tout le moins sur la façon dont il faut interpréter les extrapolations exponentielles de niveau de vie. C’est a fortiori le cas si l’on complète le tableau par la prise en compte des autres charges que les politiques actuelles reportent sur les générations futures. Un niveau de vie des actifs de 2050 qui, au sens du PIB par tête, serait le double du nôtre assure-t-il que ces générations auront toute facilité à financer non seulement des retraites plus longues, mais aussi à financer la restauration de l’environnement, la recherche de modes de production plus économes en énergie, les autres besoins sociaux en matière de santé ou d’éducation, tout en acquittant les intérêts de la dette publique qu’on leur aura laissée [Heller, 2003] ?
On peut encore prendre le problème sous un autre angle. Par exemple, si l’on écarte totalement l’approche monétaire du bien-être au profit d’une approche focalisée sur les conditions d’accès au marché du travail, on conclura que ce sont les inégalités selon cet axe qu’il importe avant tout de réduire. Or, à l’aune de cet indicateur, on ne peut plus dire que les générations à venir vont être mécaniquement avantagées par la croissance de la productivité. Reste alors à identifier quelles sont les politiques de retraite qui sont les plus favorables aux générations qui nous suivent : s’agit-il plutôt des politiques de retraite précoce visant à faire « de la place aux jeunes », comme on l’a beaucoup cru dans les années 1970 et 1980, ou au contraire des politiques visant à limiter la croissance des charges sur les salaires, ce qui plaide plutôt pour contenir les dépenses de retraite ?
Toutes ces questions sont des questions ouvertes. Le débat sur la retraite est un débat complexe. Comme nous avons essayé de l’expliquer, il a tout intérêt à varier les angles de vue, en combinant les différents indicateurs selon lesquels peut se mesurer l’équité intergénérationnelle. Mais il a tout aussi intérêt à resituer ce débat sur la retraite dans une réflexion plus globale sur la vraie nature des inégalités entre générations, passées, présentes et futures.