CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1972, le Club de Rome produit un rapport intitulé « Halte à la croissance » au fort retentissement médiatique, et lance le débat sur la croissance zéro. Édouard Pestel y explique en effet que « l’arrêt de la croissance économique est la condition nécessaire et préalable pour toute protection efficace de l’environnement ».

2La dénonciation de « la religion du taux de croissance » (Jean Gadrey) est aisée à comprendre. La croissance, telle que définie usuellement comme l’augmentation durable du PIB, est un indicateur présentant de nombreuses limites pour évaluer les performances économiques d’un pays. Un accroissement du PIB ne garantit pas nécessairement une hausse du bien-être. Le PIB se focalise sur un champ assez restreint d’activités humaines et reste aveugle à de nombreux aspects de la vie qui influent pourtant notablement sur le bien-être. De plus, il ne prend pas en compte les externalités sur l’environnement qui résultent des processus productifs [1], ni la façon dont les fruits de la croissance sont distribués au sein d’une société. Autrement dit, il ne mesure pas la qualité de la croissance et témoigne d’une conception purement monétaire de la richesse.

3Partant de ce constat, la recherche de la croissance pour la croissance paraît en effet absurde. Pourquoi attacher autant d’importance à la hausse d’un indicateur aussi limité quand celle-ci se fait notamment au prix d’une dégradation importante des ressources naturelles ?

4Certains partisans de la décroissance utilisent ce terme uniquement pour dénoncer le culte du taux de croissance, sans pour autant prôner une baisse du volume de la production. Serge Latouche [2] explique ainsi qu’il conviendrait en toute rigueur de parler « d’une a-croissance, comme on parle d’athéisme […]. C’est […] de l’abandon d’une foi qu’il s’agit ». Cette critique de la croissance, partagée par de nombreux auteurs ne se réclamant pas de la décroissance stricto sensu, est parfois couplée à une critique du capitalisme, et il s’agit ainsi en dénonçant la survalorisation de la croissance de dénoncer un système dont le moteur est la recherche effrénée du profit au mépris des préoccupations écologiques et sociales.

5De telles critiques de la croissance ne conduisent pas nécessairement à rejeter la notion de développement durable, le développement étant une notion bien plus large que celle de croissance. Pour François Perroux, il y a développement quand il y a amélioration de la « couverture des coûts de l’homme », c’est-à-dire lorsque les besoins alimentaires, sanitaires et éducatifs sont mieux assurés pour tous les individus. C’est pourquoi il peut y avoir croissance sans développement. Prôner un développement durable revient ainsi simplement à exiger une amélioration des conditions de vie qui soit compatible avec la préservation de l’environnement. Il s’agit donc d’une idée large, dont les modalités de concrétisation font débat. On peut ainsi se demander si le développement durable est compatible avec le système capitaliste. Les tenants d’un « capitalisme vert » affirment qu’il suffit de définir un indicateur de croissance vert et de réguler les comportements par des taxes (et/ou un marché de permis de droits à polluer), ainsi que par la réglementation. D’autres pensent, à l’instar d’Hervé Kempf, que la préservation de la planète passe par la remise en cause du système capitaliste, la logique de l’accumulation et de la concurrence des capitaux rendant impossible tout développement durable.

6Force est néanmoins de constater que les « décroissantistes » s’opposent en général de façon très affirmée au développement durable, dans sa version capitaliste ou anticapitaliste. Dans cette optique, prôner la décroissance n’est plus seulement une façon de heurter les consciences pour les amener à remettre en cause le mythe du taux de croissance, mais devient avant tout une façon de dénoncer le progrès, la science, la société de consommation, le développement économique, etc.

7Depuis les années 1970, les ouvrages critiques dénonçant le « mythe du développement » (Celso Furtado) ou la « crise du développement » (François Partant) se sont multipliés. Serge Latouche (1986) en a appelé au « refus du développement ». Pour ces auteurs, le développement est d’abord un mirage proposé aux peuples du Sud. Plus grave encore, le concept même de développement impose aux pays pauvres un certain nombre de choix techniques et sociaux qui provoquent une déculturation. Pour Serge Latouche, le développement s’assimile à l’occidentalisation du monde, et cette occidentalisation se traduit par une extension des rapports capitalistes qui sont plus destructeurs que créateurs.

8Ce refus du développement conduit à deux grandes orientations : d’une part la critique de l’économisme, du progrès technique, de l’extension sans limites du marché ; d’autre part la valorisation des cultures traditionnelles qui ne sont pas considérées comme des obstacles au développement, mais comme une résistance salutaire à l’occidentalisation du monde. La critique du développement rejoint ici le refus de l’ethnocentrisme. On propose aux pays pauvres de renoncer à la quête du développement, d’opter pour la « déconnexion » avec l’économie marchande et l’extension de la logique capitaliste, afin de réhabiliter de nouveaux modes de production et de consommation encastrés dans les cultures autochtones.

9Dans cette perspective, le développement ne peut pas être durable : il constitue un processus socialement et écologiquement destructif. Mettre au premier plan la préservation de la nature conduit à refuser le développement et à renoncer à la croissance.

10Cette position est largement critiquable et critiquée. Alors que la Banque mondiale, faisant le point en 2009 sur les « objectifs du millénaire pour le développement » (échéance 2015), explique que « quelque 75 millions d’enfants en âge de scolarisation primaire ne vont pas à l’école ; 190 000 enfants sont emportés chaque semaine par une maladie évitable ; 10 000 femmes meurent chaque semaine de complications de grossesse qui auraient pu être traitées ; plus de 2 millions de personnes meurent du sida, près de 2 millions de la tuberculose et environ 1 million du paludisme chaque année ; un milliard de personnes souffrent de la faim et deux fois autant sont atteintes de malnutrition ; et près de la moitié de la population des pays en développement n’a pas accès à des services d’assainissement de base », la position décroissantiste paraît intenable.

11Ainsi, si la dénonciation de la religion du taux de croissance est salutaire et que l’utilisation du mot « décroissance » comme « mot obus » peut se comprendre, le projet décroissantiste est bien plus vaste, et très largement critiquable.

Notes

  • [1]
    En revanche, la production liée à la réparation des externalités environnementales négatives (par exemple le nettoyage des plages à la suite d’une marée noire) accroît le PIB.
  • [2]
    Article « Décroissance » dans Le dictionnaire des sciences humaines (2006), Mesure S. et Savidan P. (dir.), PUF.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rce.006.0097
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