1En juillet dernier, la nouvelle de la chute d’une valeur américaine s’est rapidement propagée. Initialement transmise par l’Associated Press, l’information a été reprise par de nombreux médias américains puis étrangers, suscitant l’étonnement, l’incompréhension voire l’indignation. Ce n’était pas un titre boursier mais la valeur moyenne attribuée à la vie d’un habitant des États-Unis qui venait de s’effondrer : le recul s’élevait à près d’un million de dollars sur les cinq dernières années. Le département chargé de la qualité de l’air à l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) n’estimait plus qu’à 6,9 millions de dollars la valeur d’une « vie statistique ».
2L’idée même d’une évaluation monétaire de la vie humaine suscite généralement le rejet : comment peut-on oser établir une équivalence entre une vie et une somme d’argent ? Ne serait-ce pas la preuve définitive (s’il en fallait une) du cynisme des économistes ?
3Le rejet de ce type d’approche économique – certes confortable moralement – a cependant toutes les chances de conduire à l’inverse de ce qui est recherché. Loin d’assurer la sacralisation de la valeur de la vie humaine, l’absence d’évaluation risque de se traduire en pratique par la non prise en compte des atteintes à la santé et à la survie. Cette difficulté est manifeste quand il s’agit de déterminer certaines politiques publiques (choix d’infrastructures, de réglementation…). Si l’on ne dispose d’aucun moyen d’intégrer la dimension humaine dans les évaluations de type coût-bénéfice ou coût-efficacité qui sont utilisées dans l’élaboration de ces politiques, il y a de fortes chances que celle-ci soit ignorée au moment de la prise de décision. On se contentera, au mieux, de remarquer qu’au-delà des gains généraux, le projet discuté se traduira par un certain coût ou gain en nombre de vies humaines. Il ne sera abandonné que si les coûts humains apparaissent exorbitants par rapport aux gains escomptés. Ce faisant, n’est ce pas l’idée même de comparabilité entre vie humaine et somme monétaire qui réapparaît en dépit de la volonté proclamée de s’en affranchir ?
4Il faut bien comprendre ce qu’entendent les économistes par le « prix d’une vie ». Celui-ci est défini comme « la valeur d’une variation du risque de décès pour une population de référence » (Philippe Bontems et Gilles Rotillon). Il correspond au montant que sont prêts à payer un ensemble d’individus en échange de la réduction d’un danger de mort. Il s’agit donc de déterminer la valeur accordée par une communauté à la préservation d’une vie anonyme désignée généralement sous le nom de « vie statistique ». Différentes méthodes peuvent être utilisées pour déterminer cette valeur. On se contentera d’en citer trois : la méthode des prix hédonistes, l’évaluation contingente (dite aussi des préférences déclarées) et l’approche par le capital humain.
5La méthode des prix hédonistes repose sur la décomposition d’un bien en différentes caractéristiques afin de déterminer le prix implicite de celles-ci. Un bon exemple réside dans l’analyse de la rémunération des professions dangereuses : en connaissant à la fois le niveau de risque et le supplément de salaire perçu en contrepartie de celui-ci, on peut déterminer la valeur implicite qui est accordée au risque de décès et obtenir ainsi un « prix de la vie ». Cette approche peut être mise en œuvre à partir de comportements à risque très divers, tels que la consommation de tabac ou la vitesse de circulation en voiture.
6L’évaluation contingente consiste à interroger directement les individus sur le montant monétaire qu’ils associent à une évolution du risque de décès. Il s’agit de déterminer le « consentement à payer » de chacun pour obtenir une diminution du risque de décès, ou, inversement le montant d’indemnisation à partir duquel une augmentation de ce risque est acceptée (« consentement à recevoir »). Afin qu’ils révèlent ces montants, les individus sont interrogés sur des évolutions de risque qu’on essaye de rendre les plus concrètes possibles. On leur demandera par exemple combien ils seraient prêts à payer pour obtenir une réduction de 10 % (1 000 vies) de la mortalité routière en France. En extrapolant les résultats obtenus par sondage à l’ensemble de la population, on peut obtenir la valeur attribuée par celle-ci à la préservation d’une vie.
7Suivant les méthodes utilisées, les évaluations obtenues peuvent différer de manière importante. En analysant les travaux menés dans l’Europe des Douze, Ted Miller a cependant mis en évidence une certaine stabilité de la valeur de la vie humaine. S’élevant à environ 120 fois le PIB par tête, elle excède ainsi amplement la contribution moyenne d’un individu à la création de richesses mesurée par le PIB. Critiquées sur le plan théorique pour leur absence de fondements micro-économiques, les approches dites du capital humain, qui mesurent la perte de production liée au décès, aboutissent donc effectivement à des valorisations de la vie très inférieures à celles que déclarent les individus.
8En France, les rapports Boiteux de 1994 et 2001 menés dans le cadre des accidents de la route ont proposé de retenir une valeur de la vie de 3,6 millions de francs puis d’un million d’euros. Derrière le caractère très ciblé de cette évaluation réside l’idée que la valeur de la vie statistique doit être affinée selon le type de dommage et les caractéristiques individuelles des victimes. Ainsi, par exemple, plus un individu est jeune, plus on peut tendre à attribuer à sa survie une valeur plus élevée toutes choses égales par ailleurs. C’est d’ailleurs peut-être ce qui explique la baisse du prix de la vie retenu par le département de l’EPA chargé de la qualité de l’air, les victimes de la pollution atmosphérique étant principalement des personnes âgées. Les raisons de l’évolution de cette « valorisation » de la vie, qui demeure la plus élevée de toutes les agences gouvernementales américaines, ne sont cependant pas totalement connues. Seule certitude, un projet de réglementation portant sur la qualité de l’air susceptible de sauver 2 500 vies et coûtant 18 milliards de dollars a désormais toutes les chances d’être abandonné, alors qu’il aurait probablement été accepté précédemment.
9Largement utilisés par les administrations publiques, les travaux sur le « prix de la vie » restent paradoxalement perçus comme le symbole d’un dévoiement de l’économie, en dépit de leur rôle majeur dans le développement des politiques de protection de l’environnement. L’usage de l’expression de « prix de la vie » n’est pas étranger à cette incompréhension. Cependant, dès lors que l’on surmonte cette difficulté sémantique, le principe de la détermination d’une valeur monétaire de la vie statistique paraît difficilement contestable. Sa valeur n’a aucune raison d’être infinie, les individus prenant constamment des risques. Le débat reste évidemment ouvert sur les méthodes d’évaluation. Mais encore faut-il être parvenu à fixer les termes de la discussion. Or, à l’incompréhension de l’approche économique du « prix de la vie » par le grand public, répond souvent une attitude de dissimulation des gouvernements concernant leurs décisions à ce sujet. On veut croire qu’un travail de pédagogie peut permettre d’y substituer des prises de décision ouvertes et sereines.