1La pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours l’expression d’une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu tolérable, dans une société globalement riche et démocratique. Les pauvres ne peuvent y avoir qu’un statut dévalorisé, puisqu’ils représentent le destin auquel les sociétés modernes ont cru pouvoir échapper. Les attitudes collectives vis-à-vis de la pauvreté sont cependant variées : désolation morale pour certains devant ce qu’ils considèrent être l’expression directe de la paresse, de l’inculture et de l’irresponsabilité ; mauvaise conscience pour d’autres, sensibles avant tout à l’injustice faite à ces personnes maintenues dans des conditions humainement insupportables [Paugam et Selz, 2005]. La question essentielle que doit se poser le sociologue est simple : à partir de quel critère essentiel une personne devient-elle pauvre aux yeux de tous ? Il revient à Georg Simmel, au début du xxe siècle, d’avoir répondu le premier, de façon claire et directe, à cette question [Simmel, 1907]. Pour Simmel, c’est l’assistance qu’une personne reçoit publiquement de la collectivité qui détermine son statut de pauvre. Être assisté est la marque identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à une strate spécifique de la population.
2Ainsi, chaque société définit et donne un statut social distinct à ses pauvres en choisissant de leur venir en aide. L’objet d’étude sociologique par excellence n’est donc pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, mais la relation d’assistance qui les lie à la société dont ils font partie. Cette perspective revient à étudier de façon comparative les mécanismes de désignation des pauvres dans différentes sociétés et à rechercher les représentations sociales qui en sont à l’origine et qui les rendent légitimes. Elle vise également à analyser le rapport que les pauvres ainsi désignés établissent avec le système d’aides dont ils sont tributaires et, de façon plus générale, les épreuves qu’ils traversent à cette occasion et dans les autres circonstances de la vie quotidienne.
3Dans les recherches sur la pauvreté, une question récurrente reste pratiquement sans réponse. Il s’agit du rapport entre deux formes caractéristiques de la pauvreté : la pauvreté qui se reproduit de génération en génération, tel un destin, et la pauvreté qui touche subitement des personnes apparemment protégées. La première s’abat sur les individus comme une fatalité et se traduit, dans leur esprit, par la conviction qu’ils n’y peuvent rien. La seconde frappe au contraire des individus qui n’ont pas fait préalablement l’expérience de la pauvreté et qui se trouvent, de ce fait, désemparés face aux contraintes matérielles et aux inévitables humiliations que cette nouvelle situation leur fait subir. Il s’agit, en d’autres termes, de l’opposition entre la « pauvreté traditionnelle » ou « structurelle », et la « nouvelle pauvreté ». Laquelle de ces deux formes correspond le mieux à la réalité ?
Des représentations variables d’un pays à l’autre
4Dans les faits, les représentations de la pauvreté varient d’un pays à l’autre. Pour vérifier cette hypothèse, on peut se référer aux Eurobaromètres consacrés à la perception de la pauvreté (1976, 1989, 1993 et 2001).
5Le graphique 1 permet de constater qu’une très forte proportion de la population interrogée dans les pays du Sud voit la pauvreté comme un état permanent et reproductible. En 2001, la proportion est de 53 % en Grèce et au Portugal, de 46 % en Italie et en Espagne.
6Il est frappant de constater que la perception de la pauvreté comme un phénomène qui se reproduit varie également selon la période de l’enquête. Dans tous les pays, cette perception a décliné de 1976 à 1993 sous l’effet probable de la dégradation de l’emploi ; en revanche, elle a sensiblement augmenté de 1993 à 2001. Notons qu’elle reste marginale en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas.
Proportion de personnes qui estiment que les pauvres qu’ils ont vus dans leur quartier/village ont toujours été dans la même situation (Pauvreté héritée)

Proportion de personnes qui estiment que les pauvres qu’ils ont vus dans leur quartier/village ont toujours été dans la même situation (Pauvreté héritée)
Les effectifs sur lesquels portent ces histogrammes varient entre 60 et 500 selon les pays et les années.Proportion de personnes qui estiment que les pauvres qu’ils ont vus dans leur quartier/village ont sombré (Pauvreté subie après une chute)

Proportion de personnes qui estiment que les pauvres qu’ils ont vus dans leur quartier/village ont sombré (Pauvreté subie après une chute)
Les effectifs sur lesquels portent ces histogrammes varient entre 60 et 500 selon les pays et les années.7La perception de la pauvreté comme une chute (graphique 2) est moins répandue dans les pays du Sud alors qu’elle l’est beaucoup plus dans les pays du Nord, en particulier en Allemagne (notamment en Allemagne de l’Est avec 86 %), aux Pays-Bas (65 %) et au Danemark (53 %). Il est clair que la pauvreté est perçue différemment selon le type de développement économique et le niveau de la protection sociale.
8Comme pour la pauvreté héritée, la proportion de personnes estimant que la pauvreté est subie après une chute varie aussi selon la période de l’enquête. En 1976, cette proportion était à son plus bas niveau. Les représentations dominantes restaient très marquées par les trente années de croissance ininterrompue d’après-guerre. Cette forme caractéristique de la pauvreté a fortement augmenté de 1976 à 1993, où elle a atteint son maximum dans tous les pays, à l’exception de l’Allemagne de l’Est ; elle a beaucoup diminué de 1993 à 2001. Il semble donc que, sous l’effet de la dégradation du marché de l’emploi, la population soit plus sensible à la pauvreté et à la chute sociale que représente cette expérience pour de nombreuses personnes. Lorsque la conjoncture s’améliore, cette perception s’affaiblit.
9En définitive, il faut souligner une relative convergence, dans les pays du sud de l’Europe, entre un haut niveau de pauvreté subjective et une tendance marquée à considérer la pauvreté comme un phénomène reproductible. Sans doute faut-il y voir le signe d’une intégration de la pauvreté dans le système social comme un phénomène relativement ordinaire.
La mesure de l’intensité de la pauvreté dans le temps
10Les enquêtes longitudinales, c’est-à-dire les enquêtes répétées auprès d’un même échantillon, permettent de mesurer l’intensité de la pauvreté dans le temps. Les personnes confrontées à la pauvreté à un moment donné font-elles cette expérience pendant une période brève de leur vie ou, au contraire, pendant une période longue ? Certains sociologues ont attiré l’attention sur le fait que la pauvreté dans les sociétés modernes est avant tout un phénomène transitoire et que seule une minorité est durablement démunie [Leisering et Leibfried, 1999]. Il faut toutefois tenir compte des variations nationales et souligner que la pauvreté reste un phénomène durable dans les pays du sud de l’Europe.
11Les données issues du Panel européen des ménages ont permis de distinguer, sur la période de 1994 à 1998, trois catégories : les personnes n’ayant jamais connu la pauvreté, les personnes ayant connu la pauvreté au moins une fois (pauvreté transitoire) et les personnes ayant connu la pauvreté plus d’une année (pauvreté récurrente). Le tableau 1 permet de distinguer quatre groupes de pays que l’on peut rapprocher des types de welfare capitalism [Esping Andersen, 1990].
12Dans le premier groupe de pays, la proportion de personnes en situation de pauvreté récurrente est la plus faible (9,5 % pour le Danemark et 12,5 % pour les Pays-Bas). Dans le second, cette proportion augmente, elle est de 18,3 % en moyenne et oscille entre 15,5 % en Allemagne et 22,7 % en Belgique. Dans le troisième groupe, cette proportion augmente encore et passe à 25,2 % en moyenne. Enfin, dans le dernier, elle atteint 26,1 % en moyenne avec une pointe à 27,6 % en Grèce et au Portugal. Ainsi, on vérifie que la pauvreté persiste davantage dans le temps dans les pays où subsistent des régions rurales peu développées et dans lesquels le système de protection sociale est très limité.
Intensité de la pauvreté monétaire selon sa persistance dans le temps (période de 1994 à 1998)

Intensité de la pauvreté monétaire selon sa persistance dans le temps (période de 1994 à 1998)
13Puisque la pauvreté est un état plus stable dans les pays du sud de l’Europe, on peut faire l’hypothèse qu’elle s’y reproduit également davantage de génération en génération. En effet, l’analyse statistique a permis de montrer que la probabilité de connaître des difficultés financières à l’âge adulte est plus élevée pour les personnes ayant grandi dans un milieu économiquement défavorisé [Corcoran, 2001]. Toutefois, l’intensité de cette corrélation est variable d’un pays à l’autre ; elle est moins nette dans les pays du Nord (Allemagne de l’Est, Grande-Bretagne, Pays-Bas et Finlande notamment) que dans les pays du Sud.
14Ce phénomène s’explique tout d’abord par les inégalités de revenus, qui sont nettement plus fortes dans les pays du sud de l’Europe. Lorsque les écarts de revenus sont trop grands, ils empêchent une partie de la population de connaître un meilleur avenir et renforcent ainsi le risque de reproduction de la pauvreté. Ce phénomène s’explique aussi par le développement économique et les perspectives d’emploi. La pauvreté a correspondu et correspond toujours à un destin social dans les pays et les régions économiquement pauvres, où le chômage et le sous-emploi sont élevés et la protection sociale faiblement développée. Enfin, on peut voir dans la reproduction de la pauvreté un effet de la culture du milieu d’origine, comme l’a décrit si justement Richard Hoggart à propos des milieux populaires en Angleterre. « Quand on sent qu’on a peu de chances d’améliorer sa condition et que ce sentiment ne se teinte ni de désespoir ni de ressentiment, on est conduit bon gré mal gré, à adopter les attitudes qui rendent “vivable” une pareille vie, en éludant la conscience trop vive des possibilités interdites : on tend à se représenter comme des lois de la nature les contraintes sociales ; on en fait des données premières et universelles de la “vie” » [Hoggart, 1957]. Dans les régions rurales du sud de l’Europe, la probabilité de faire durablement l’expérience de la pauvreté est si forte que la population qui y est confrontée est également plus habituée qu’ailleurs à y faire face. La pauvreté représente alors un état permanent et reproductible.
Une typologie des formes élémentaires de la pauvreté
15Trois facteurs distincts expliquent les variations des représentations sociales et des expériences vécues de la pauvreté : le degré du développement économique et du marché de l’emploi, la forme et l’intensité des liens sociaux, et la nature du système de protection et d’action sociales.
16Le niveau du développement économique joue un rôle déterminant. Comme le soulignait déjà Tocqueville à propos du Portugal et de l’Angleterre, il est différent d’être pauvre dans un pays lui-même pauvre dans que dans un pays prospère [Tocqueville, 1835]. Aujourd’hui encore, il faut tenir compte de cette différence au sein de l’Union européenne en raison des inégalités des niveaux de production et des rythmes de développement économique entre les pays, mais aussi entre les régions de certains pays.
“ La pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours l’expression d’une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu tolérable, dans une société globalement riche et démocratique »
18Les représentations et les expériences vécues de la pauvreté sont également liées à la forme et à l’intensité des liens sociaux. Les enquêtes sur la pauvreté menées en France ont conduit à mettre l’accent sur la tendance à l’affaiblissement, voire à la rupture, des liens sociaux. Dans d’autres pays en revanche, la résistance collective à la pauvreté peut passer par des échanges intenses au sein des familles et entre celles-ci, ainsi que par les nombreuses solidarités de proximité, à tel point que les pauvres peuvent être considérés comme parfaitement intégrés au tissu social.
19Enfin, l’expérience vécue de la pauvreté peut varier également d’un pays à l’autre en fonction du système de protection sociale et des modes de l’intervention publique au titre de l’assistance. La forme de l’État-providence a, par exemple, un effet sur la constitution de la catégorie des pauvres pris en charge au titre de l’assistance. Dans chaque régime de welfare state, des populations sortent des mailles du filet de protection sociale et viennent grossir, de façon variable selon les lieux et les périodes, la catégorie des assistés. La généralisation progressive du système de protection sociale au cours de la période des Trente Glorieuses a contribué à réduire la sphère de l’assistance traditionnelle, mais elle ne l’a pas entièrement éliminée. Le nombre de pauvres relevant de l’assistance est donc en grande partie lié à la capacité du régime d’État-providence à retenir dans le filet général de la protection sociale les franges les plus vulnérables de la population.
20En définitive, parmi les facteurs explicatifs de la diversité des formes de pauvreté, le premier est d’ordre économique (développement et marché du travail), le second d’ordre social (forme et intensité des liens sociaux) et le troisième, d’ordre politique (système de protection sociale et d’action sociale). Ces trois types de facteurs ont été distingués pour les besoins de l’analyse mais, dans la réalité, ils sont le plus souvent imbriqués.
21Ce cadre analytique inspiré de Simmel et enrichi par les trois facteurs explicatifs précédents débouche sur une typologie des formes élémentaires de pauvreté : la pauvreté intégrée, la pauvreté marginale et la pauvreté disqualifiante. Chacune d’entre elles renvoie à une configuration sociale spécifique.
22La pauvreté intégrée traduit une configuration où ceux que l’on appelle les « pauvres » sont nombreux. Ils se distinguent peu des autres couches de la population. Leur situation est courante et renvoie au problème plus général d’une région ou d’une localité donnée qui a toujours été pauvre. Puisque les « pauvres » forment un groupe social étendu, ils ne sont pas non plus fortement stigmatisés. Il est logique de considérer que ce type de rapport social à la pauvreté a une probabilité plus élevée de se développer dans des sociétés traditionnelles que dans les sociétés modernes. Il traduit la situation de pays préindustriels qui enregistrent un retard économique par rapport aux pays dont le développement économique et le progrès social ont permis de garantir au plus grand nombre bien-être et protection sociale.
23La pauvreté dans les pays du sud de l’Europe se rapproche de ce type, même si ces pays ne sont pas à proprement parler des pays préindustriels. La pauvreté y est plus durable et plus reproductible de génération en génération que dans les pays du Nord. En outre, et c’est sans doute le facteur essentiel, la pauvreté du niveau de vie n’implique pas une exclusion sociale, en raison notamment des solidarités familiales et des formes de sociabilité, comme la pratique religieuse, qui reste intense et collective. De même, l’absence d’emploi peut être en partie compensée par une insertion dans les réseaux de l’économie informelle et du système clientéliste de l’action sociale. De ce fait, si les pauvres sont touchés par le chômage, celui-ci ne leur confère pas un statut dévalorisé.
24Il est possible de voir dans cette forme élémentaire de la pauvreté les survivances d’une époque ancienne où la protection sociale était avant tout assurée par les proches, dans une économie essentiellement paysanne. Pour décrire ces sociétés, Henri Mendras a insisté sur les relations sociales qui s’y développent : « Chacun est lié à chacun par une relation bilatérale de connaissance globale et a conscience d’être connu de même façon, et l’ensemble de ces relations forme un groupe ou une collectivité d’interconnaissance. » [Mendras, 1976]. De ce point de vue, il est clair que les sociétés méditerranéennes conservent encore aujourd’hui plusieurs traits des sociétés paysannes. La société salariale, au sens de l’économie moderne, y est moins ordonnée et le type de développement permet de faire coexister des systèmes productifs et d’échanges, sinon concurrents, du moins contrastés. Cette hétérogénéité pourrait expliquer, au moins partiellement, la raison du maintien de la pauvreté intégrée comme forme élémentaire de la pauvreté.
25La pauvreté marginale renvoie à une configuration sociale dans laquelle les « pauvres » forment une frange peu nombreuse de la population. Ces « pauvres » sont souvent jugés inadaptés au monde moderne et il est courant de les désigner comme des « cas sociaux », ce qui entretient inévitablement leur stigmatisation. Ce groupe social est résiduel, mais il fait néanmoins l’objet d’une forte attention de la part des institutions d’action sociale. Ce rapport à la pauvreté a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés industrielles avancées et, en particulier, dans celles qui parviennent à limiter l’importance du chômage et à garantir à chacun un haut niveau de protection sociale. Ce fut le cas en Europe et aux États-Unis, pendant les Trente Glorieuses. La mise en place, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’un vaste programme de protection sociale parallèlement au développement du plein emploi a nourri la croyance selon laquelle la pauvreté avait plus ou moins disparu, du moins dans ses formes anciennes. En fait, les pauvres n’avaient pas disparu mais ils étaient devenus moins visibles. Ils constituaient cette « marge » dont il convenait de minimiser l’importance tant elle semblait correspondre au « résidu » du progrès. L’enjeu social était ailleurs, dans la lutte des collectifs de salariés pour améliorer leur salaire et leurs conditions de travail. Ainsi, la question de la pauvreté était éclipsée par la question plus générale des inégalités.
26Cette forme élémentaire de la pauvreté n’appartient pas pour autant entièrement au passé. L’analyse de la période récente, caractérisée par la montée du chômage et de la précarité de l’emploi, montre que la pauvreté marginale n’a pas disparu dans tous les pays européens. En Suisse, en Allemagne et dans les pays scandinaves, les représentations sociales de la pauvreté sont relativement stables. Ces pays ont été touchés comme les autres – quoique d’une manière peut-être moins brutale – par la dégradation du marché de l’emploi, mais la pauvreté ne s’y est pas d’emblée imposée comme une nouvelle réalité sociale. Au contraire, elle a tardé à faire l’objet d’enquêtes approfondies et les responsables politiques ont cherché à minimiser l’ampleur de la question sociale.
27Si la pauvreté marginale correspond, dans les représentations sociales, à une pauvreté minimisée, voire déniée, elle peut s’accompagner d’une forte stigmatisation à l’égard de la frange résiduelle de la population prise en charge au titre de l’assistance. Cette tendance a pu être vérifiée aussi bien dans les années 1960 et 1970 en France qu’aujourd’hui dans certains pays comme l’Allemagne et les pays scandinaves : la question sociale de la pauvreté a plus ou moins disparu au profit d’un discours justifiant une intervention psychologisante auprès d’individus jugés inadaptés, dans le sens d’un contrôle strict de leur vie privée. Cette approche de l’intervention sociale peut s’imposer d’autant plus facilement qu’elle reste confinée à une proportion résiduelle de la population, le reste de la société pouvant bénéficier des avantages d’une protection sociale à caractère universel et de la garantie de ne jamais connaître l’expérience de la pauvreté.
28Enfin, la pauvreté disqualifiante traduit une configuration sociale où les « pauvres » sont de plus en plus nombreux et refoulés, pour la plupart, hors de la sphère productive. Leurs difficultés risquent de ce fait de s’accroître, ainsi que leur dépendance à l’égard des services de l’action sociale. Cette forme élémentaire de la pauvreté se distingue nettement de la pauvreté marginale et de la pauvreté intégrée. Elle ne renvoie pas à un état de misère stabilisée, mais à un processus qui peut toucher des franges de la population jusqu’alors parfaitement intégrées au marché de l’emploi. Ce processus concerne des personnes confrontées à des situations de précarité de plus en plus grandes, tant en matière de revenu, de conditions de logement et de santé, que de participation à la vie sociale. Mais ce phénomène n’affecte pas que les franges nouvellement précarisées de la population. Il touche l’ensemble de la société tant l’insécurité génère une angoisse collective. La pauvreté disqualifiante a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés « postindustrielles », notamment dans celles qui sont confrontées à une forte augmentation du chômage et des statuts précaires sur le marché du travail.
“ Avec l’accroissement du chômage de masse, le sentiment d’insécurité sociale s’est solidement ancré dans la conscience collective : plus de la moitié de la population française craint désormais d’être touchée par l’exclusion. »
30Comme on l’a vu, les enquêtes européennes montrent que la représentation sociale de la pauvreté comme une chute est actuellement très répandue. L’image dominante du pauvre est donc celle de la victime d’une déchéance sociale. Avec l’accroissement du chômage de masse, le sentiment d’insécurité sociale s’est solidement ancré dans la conscience collective, à tel point que plus de la moitié de la population française craint désormais d’être touchée par l’exclusion. Ce malaise a été renforcé par l’apparition de nouvelles formes de disqualification spatiale : la ségrégation urbaine recoupe la crise du marché de l’emploi et contribue à accroître les inégalités économiques et sociales.
31De même, les données issues des enquêtes européennes confirment que la pauvreté correspond véritablement à un processus de cumul de handicaps : chômage, pauvreté économique et isolement social. Mais ce risque varie d’un pays à l’autre. Il reste faible à la fois au Danemark et dans les pays du Sud. Il est fort, en revanche, au Royaume Uni, en France et en Allemagne, c’est-à-dire dans les nations les plus industrialisées d’Europe, celles qui ont connu des restructurations d’envergure et des pertes d’emplois considérables.
32Enfin, dans ces pays qui se rapprochent le plus de la pauvreté disqualifiante, il faut souligner la recherche constante de nouvelles solutions dans le domaine de la protection et de l’intervention sociales. On a ainsi assisté ces dernières années à une multiplication des cibles et des acteurs, ce qui a contribué à gonfler le nombre des personnes susceptibles d’être prises en charge d’une manière ou d’une autre par les services de l’action sociale. Les solutions d’insertion et d’accompagnement social se sont répandues dans tous les pays, mais les résultats de ces programmes restent globalement insuffisants pour espérer réduire de façon sensible le problème du chômage et de la pauvreté. Pour l’ensemble de ces raisons, ce rapport social à la pauvreté renvoie à un processus en cours dont on n’a pas fini d’analyser les effets, et qui est susceptible de se répandre dans d’autres pays.