1Les années 1980 ont vu naître de nouvelles politiques sociales dites d’insertion : politiques de la ville, zones d’éducation prioritaire, politique de formation et d’insertion professionnelle des jeunes, revenu minimum d’insertion (RMI). Avec leur développement, ces politiques ont créé un nouveau champ de la protection sociale, celui de la lutte contre l’exclusion, dont les principes et les manières de faire s’éloignent du fonctionnement traditionnel de la Sécurité sociale française. Au regard des évolutions récentes des politiques d’insertion, il semble que la notion d’insertion ait laissé progressivement la place à celle d’activation, de mise en activité/au travail des pauvres, comme en témoigne par exemple récemment la création du revenu de solidarité active (RSA).
2Comment les politiques d’insertion ont-elles peu à peu glissé vers des politiques d’activation des plus démunis ? Loin de fonder un nouveau socle de droits pour tous les citoyens français, les politiques d’insertion ont d’abord engendré le développement d’un nouveau monde de la protection sociale, qui repose sur des prestations minimales (partie 1). Leur multiplication a permis l’intrusion en France d’une rhétorique puis de pratiques habituellement associées au répertoire libéral de protection sociale, qui dénoncent les effets désincitatifs des prestations sociales et soulignent la nécessité de rendre le travail payant (partie 2) [1].
Un deuxième monde de la protection sociale
3La mise en œuvre des politiques sociales d’insertion est significative d’une transformation du système français de protection sociale. Les traits caractéristiques de ces politiques nouvelles s’opposent au modèle français de Sécurité sociale pour puiser dans le répertoire libéral – ce qui ne correspond pas forcément aux souhaits des concepteurs de ces nouvelles politiques. On a ainsi assisté, depuis les années 1980, à la naissance d’un deuxième monde de la protection sociale.
4Les caractéristiques des politiques sociales d’insertion se rapprochent plus du répertoire « résiduel » ou libéral de traitement de la pauvreté que du modèle « bismarckien » d’assurance sociale des travailleurs. Les nouvelles politiques sociales sont ciblées, les prestations sont soumises à condition de ressources et non pas contributives ou proportionnelles aux revenus. Elles sont financées par l’impôt et mises en œuvre par l’État décentralisé. Les politiques d’insertion s’inscrivent ainsi dans un processus de dualisation de la protection sociale, typique des pays anglo-saxons? [2]. Spécificité française, la référence n’est pas explicitement la pauvreté mais l’exclusion sociale.
5À partir de ce constat, plusieurs auteurs cherchent à qualifier les nouveaux droits sociaux nés de la mise en œuvre des nouvelles politiques sociales. Ces nouveaux droits à l’insertion et à un revenu minimum apparaissent fondés « non pas sur le statut de travailleur salarié à travers la cotisation […] mais sur le statut de citoyen, à partir des droits reconnus à la personne humaine » [Outin, 1997]. Cependant, ces droits sont minimaux ou résiduels. La dualisation des droits et des statuts correspond à une gestion stratifiée du social, dans laquelle les rôles sont partagés entre l’État, qui prend en charge les « exclus du lien social marchand » et la Sécurité sociale, qui protège les populations en activité. La nouvelle configuration de la protection sociale renforce la dualisation qui sépare les travailleurs protégés (les insiders) et les populations fragilisées, risquant l’exclusion (les outsiders, souvent des femmes, des jeunes, des chômeurs de longue durée) [Gallie et Paugam, 2000].
6Petit, à petit, les politiques d’insertion en sont venues à constituer un domaine à part entière de la protection sociale française. Chaque branche de la composante assurantielle du système français (santé, famille, retraite, emploi) avait développé depuis son origine différentes interventions d’assistance sociale, principalement à travers des fonds d’action sociale gérés par les caisses de Sécurité sociale. Depuis les années 1970, plusieurs minima sociaux ont été créés. Avec la réduction de la couverture offerte par les assurances sociales, avec le développement du RMI, ces minima en sont venus à jouer un rôle important de « dernier filet de sécurité », à la manière de l’income support britannique. Il existe ainsi aujourd’hui en France neuf minima sociaux différents. Il s’agit de prestations différentielles, dont le montant effectivement versé équivaut à la différence entre les ressources de la personne et le revenu minimum. Environ 10 % de la population française vit grâce à ces minima sociaux. Un nouveau monde de la protection sociale s’est donc développé à côté des assurances sociales, celui de la « solidarité nationale ». Il s’agissait autrefois de compléter les lacunes du système, il s’agit aujourd’hui d’un nouveau pilier de la protection sociale française, le pilier de base, celui qui prend en charge ceux dont les assurances sociales ne veulent plus.
7Si les dépenses sociales « de solidarité » peuvent paraître peu de choses par rapport aux dépenses d’assurance sociale (le montant des dépenses consacrées aux prestations sociales sous condition de ressources représente aujourd’hui 11,4 % de l’ensemble des dépenses de protection sociale), elles ont eu au cours des années 1990 une très grande importance médiatique. Les campagnes d’opinion en faveur de la mise en place de ces politiques, comme les campagnes gouvernementales d’explication de la mise en œuvre de ces politiques ont en même temps largement diffusé les critiques de l’inefficacité sociale du système d’assurance sociale. Elles ont ainsi participé à la délégitimation du système de Sécurité sociale, autrefois perçu comme facteur de progrès et de cohésion sociale. Plus récemment, ce sont ces nouvelles prestations elles-mêmes qui ont fait l’objet de critiques, dans la mesure où elles sont accusées de décourager les individus de travailler.
Rendre le travail payant
8Avec l’expansion des prestations minimales sous condition de ressources et la multiplication parallèle des emplois à temps partiel et des emplois à très bas salaires, l’idée se répand que les personnes qui travaillent ne gagnent pas beaucoup plus que ceux qui bénéficient de minima sociaux. La « générosité » des minima sociaux, le trop faible écart entre les plus bas salaires et les minima sociaux créeraient des « trappes à inactivité », des désincitations au travail.
9Une première réponse politique est apportée à ces interrogations à travers la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions. Afin que les bénéficiaires de minima sociaux qui retrouvent du travail ne soient pas victimes d’une perte de revenus, la loi instaure la possibilité d’un cumul partiel entre minima sociaux et revenus d’activité pour les bénéficiaires de l’allocation d’insertion, de l’allocation de parent isolé ou de l’allocation de veuvage, et modifie les règles de cumul avec les revenus d’activité déjà existantes pour le RMI et l’allocation de solidarité spécifique (ASS). Désormais, les bénéficiaires de minima sociaux qui ont trouvé un emploi peuvent continuer à toucher le revenu minimum pendant les trois premiers mois de leur activité nouvelle. L’objectif de cette mesure est d’éviter qu’en perdant le revenu minimum, les personnes ayant retrouvé une activité perdent un ensemble de prestations qui y était lié (allocation logement, accès gratuit aux soins, etc.) et perdent ainsi en pouvoir d’achat. Par ailleurs, il s’agit aussi d’éviter qu’à la suite d’une activité de très courte durée, les personnes perdent toute aide sociale et doivent attendre plusieurs mois avant de toucher de nouveau une prestation.
“ Petit, à petit, les politiques d’insertion en sont venues à constituer un domaine à part entière de la protection sociale française. »
11L’idée qu’il existerait des « trappes à inactivité » se trouve accréditée par le nombre croissant de personnes qui bénéficient des mesures d’intéressement permettant de cumuler prestations et salaires.
12Afin de rendre le retour à l’emploi attractif malgré de faibles rémunérations, les travailleurs français peuvent bénéficier de plusieurs formes de cumul entre prestations sociales et salaires. Depuis 1995, les activités réduites sont ainsi soutenues par les régimes d’assurance chômage : les personnes qui travaillent moins de 136 heures par mois et qui touchent moins de 70 % du salaire de référence antérieur peuvent bénéficier de prestations complémentaires pendant 18 mois. Fin 1998, 320 500 allocataires (soit 20 % des chômeurs couverts par l’assurance chômage) bénéficiaient ainsi de la possibilité de cumuler revenu d’activité et prestations de chômage. En 1999, 98 730 allocataires de l’ASS bénéficiaient des mesures d’« intéressement », ainsi que 100 000 bénéficiaires de l’API et 140 000 bénéficiaires du RMI.
13À partir de 1998, le débat français sur les relations entre protection sociale et emploi prend encore plus la tournure que lui connaissent depuis longtemps les pays anglo-saxons. Pour de nombreux économistes, les mesures déjà existantes de cumul prestations sociales/salaires ne suffisent pas à éliminer les trappes à inactivité. Un rapport de l’Insee prétend ainsi démontrer les effets désincitatifs des minima sociaux [Laroque et Salanié, 2000]. Dans son rapport au Conseil d’analyse économique consacré au plein-emploi, Jean Pisani-Ferry reprend ces analyses et souligne que 1,3 million de personnes travaillent en France pour moins 550 € par mois, ce qui n’est pas loin des seuils de revenus ouvrant droit aux minima sociaux [Pisani-Ferry, 2000]. Une personne qui travaillait à mi-temps pour un demi-SMIC par mois gagnait 442 € en 2000 et perdait ainsi son droit au RMI (qui procurait alors, sans travail à fournir 350,6 €, plus les allocations logement). Dans la mesure où le RMI donne aussi droit à des prestations en nature (en matière de santé, de garde des enfants…), Jean Pisani-Ferry estime que cette personne n’avait aucun avantage à reprendre un emploi. Dès lors, pour atteindre le plein emploi, il recommande de débarrasser le système de ces désincitations au travail. Il propose de mettre en place un impôt négatif complétant le revenu des travailleurs les plus mal rémunérés par une somme forfaitaire de 290 €, qui ferait vraiment la différence entre l’emploi et le RMI ou l’ASS.
14L’étude de l’Insee comme le rapport du CAE ont suscité de nombreuses réactions négatives, aussi bien contre les méthodes employées (voir notamment [Sterdyniak, 2000]) que contre la conception générale du chômage et de ses explications qu’ils véhiculaient [Coutrot et Exertier, 2001]. Face aux critiques de gauche, relayées par les syndicats de salariés (principalement FO et la CGT), Lionel Jospin n’a pas souhaité endosser immédiatement cette nouvelle approche.
15Cependant, à l’été 2000, le gouvernement annonce une série de baisses de l’impôt sur le revenu concernant toutes les tranches de revenu. Or seuls la moitié des foyers paient en France cet impôt ; les plus bas revenus ne pouvaient donc bénéficier de la baisse annoncée. Le gouvernement envisage dès lors de réduire la Contribution sociale généralisée sur les bas salaires afin, d’une part, de les faire bénéficier de la baisse générale de la fiscalité, et, d’autre part, d’augmenter le pouvoir d’achat des bas salaires sans augmenter les charges payées par les employeurs (ce qu’aurait fait une augmentation du SMIC). Baisser la CSG permettait aussi de prendre une mesure en faveur des personnes qui travaillent et non pas de celles qui dépendent d’un minimum social. Le gouvernement avait prévu la suppression de la CSG et du remboursement de la dette sociale (0,5 % de tous les revenus) pour tous les revenus du travail au niveau du smic et une réduction dégressive de ces contributions pour les revenus compris entre 1 et 1,4 fois le smic. Mais le 19 décembre 2000, le Conseil constitutionnel censure la mesure, arguant du fait que la baisse de la CSG n’aurait concerné que les plus bas salaires et n’aurait pas pris en compte l’ensemble des revenus des foyers concernés, rompant ainsi l’égalité des citoyens devant l’impôt. Après un débat au sein de la majorité politique soutenant le gouvernement, le Premier ministre décide de remplacer la mesure censurée par la mise en place d’un crédit d’impôt, appelé « prime pour l’emploi ». Pour la première fois en France, explicitement, le gouvernement met en place une mesure d’impôt négatif visant à rendre l’activité rémunérée plus attractive que les prestations sociales minimales.
“ Les politiques visant à favoriser le retour à l’emploi des bénéficiaires de la protection sociale se multiplient en France. Elles ne sont donc pas cantonnées aux pays anglo-saxons où domine le répertoire libéral de protection sociale. »
17À sa création, il fallait percevoir un salaire compris entre 0,3 et 1,4 smic pour bénéficier de la prime pour l’emploi. Les taux ont été un peu augmenté en 2004 et élargi au temps partiel. En 2008, pour avoir le droit à la prime pour l’emploi, il faut toucher un revenu d’activité d’au moins 3 743 € sur l’année, d’au maximum 17 451€ pour une personne seule sans enfants à charge, et de 26 572 € pour les couples, avec un ou plusieurs enfants à charge. Ironiquement, cette prime pour l’emploi, inspirée par une analyse néo-classique du chômage structurel qui serait lié aux désincitations pesant sur l’offre de travail, a été utilisée en période électorale et de stagnation économique comme un instrument de soutien à la consommation. Début 2002, les ménages ont ainsi reçu un deuxième versement, anticipé, de la prime pour l’emploi. Lorsque le gouvernement Raffarin a voulu paraître faire un geste en faveur du pouvoir d’achat des plus démunis, il a augmenté, en 2004, la prime pour l’emploi.
18Jean-Louis Borloo, ministre du Travail, de l’emploi et de la cohésion sociale dans le gouvernement Villepin, a lui aussi inscrit son action dans cette nouvelle filiation. Ainsi, toujours au nom de la nécessité de favoriser le retour à l’activité, il fait adopter en décembre 2003 une nouvelle transformation du RMI en revenu minimum d’activité (RMA) pour les bénéficiaires du RMI, de l’API ou de l’ASS de plus de six mois qui rencontrent des « difficultés particulières d’insertion ». Il s’agissait d’accroître le taux d’activité des bénéficiaires du RMI en leur proposant un contrat de travail. Las, en mars 2005, alors qu’il y avait plus de 1,215 million de bénéficiaires du RMI, on ne comptait que 1600 titulaires d’un RMA…
19Plus récemment, le gouvernement de Nicolas Sarkozy a décidé d’étendre cette logique nouvelle de soutien à l’activité par le développement du revenu de solidarité active [Martin Hirsch, p. 193]. Dans le même temps, l’idée de contraindre davantage les chômeurs a accepter les offres « raisonnables » d’emploi reprend cette logique de mise au travail des inactifs aptes au travail.
Conclusion
20L’importance croissante des minima sociaux et des politiques ciblées sur les plus pauvres a donc provoqué un changement dans les conceptions des relations entre la protection sociale et l’emploi, ainsi que l’intrusion de nouvelles rhétoriques et logiques au sein du système français de protection sociale. Alors qu’à l’origine la protection sociale devait garantir la sécurité du lendemain en évitant aux individus en situations difficiles (maladie, chômage, vieillissement, charges d’enfants) de dépendre du marché du travail? [3], il s’agit désormais de faire en sorte que les politiques sociales incitent à retourner sur le marché du travail : politiques d’insertion, prime pour l’emploi, mais aussi activation des allocations d’indemnisation du chômage, ou des réformes des retraites. Les politiques visant à favoriser le retour à l’emploi des bénéficiaires de la protection sociale se multiplient en France. Elles ne sont donc pas cantonnées aux pays anglo-saxons où domine le répertoire libéral de protection sociale.
Notes
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[1]
Ce texte reprend en partie des analyses présentées dans le chapitre six de Gouverner la Sécurité sociale [Palier, 2005].
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[2]
En Grande-Bretagne, dans le domaine des prestations en espèces ou garanties de revenus (indemnités maladie, allocations chômage, retraites délivrées par le National Insurance), les inactifs ou les personnes ayant un revenu trop modeste n’ont pas accès aux prestations de l’assurance nationale. Pour les personnes les plus pauvres, le système de prestations sous condition de ressources (income support) y est considérablement développé. Aux États-Unis, l’État s’occupe des pauvres tandis que les autres doivent compter sur le marché pour assurer leur protection sociale.
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[3]
Il s’agit là de la fonction de de-commodification associée à la protection sociale, analysée par G. Esping-Andersen [2007].