1Une idée reçue assez répandue voudrait que la science économique soit globalement « contre » les services publics et prône systématiquement le laisser-faire et le recours au marché. Ainsi certains parmi ceux qui cherchent à défendre les services publics s’inscrivent d’emblée contre l’optique économique, abandonnant les arguments en termes d’efficacité économique pour défendre les services publics sur le terrain d’objectifs moraux ou démocratiques qu’une science économique « limitée » serait incapable d’envisager.
2C’est là faire preuve d’une vision très partielle ou très datée de la science économique, qui, dès lors qu’elle s’intéresse aux problèmes liés aux défaillances du marché(*), propose au contraire un grand nombre de justifications à l’intervention de l’État, notamment en matière de fourniture de services publics. Nous en présentons ici quelques-unes ; ces justifications en termes d’efficacité économique n’excluant en rien d’autres arguments en termes de justice sociale.
Rendements croissants, monopoles naturels et réseaux
3L’intervention de la puissance publique dans l’offre de certains biens se justifie d’abord par la présence de « monopoles naturels(*) » : on parle de monopole naturel lorsqu’une industrie présente des rendements d’échelle croissants, par exemple en raison de coûts fixes importants. Dans le cas des transports par exemple, faire circuler un premier train ou une première voiture coûte extrêmement cher (il faut construire le réseau ferré ou la route) ; la production de la deuxième unité est en revanche beaucoup moins coûteuse, puisque le réseau est déjà construit. Les économistes parlent alors de coût marginal décroissant. Cette situation conduit « naturellement » à la constitution de monopoles, d’ailleurs souhaitable sur le plan de l’efficacité économique : il paraît en effet peu rationnel de laisser se constituer deux réseaux ferroviaires superposés en concurrence. Le monopole en place est de plus difficilement remis en cause en raison de la prime à la taille qu’impliquent les rendements d’échelle croissants : un éventuel concurrent devrait en effet d’abord mettre en place un réseau aussi grand que le monopole en place pour pouvoir proposer des tarifs aussi bas. Un monopole privé cherchera à tirer profit de sa situation et pourra pratiquer des tarifs extrêmement élevés, d’autant plus qu’il peut opérer sur un marché de biens très demandés dont l’élasticité-prix est faible, comme les transports, l’eau, le gaz, ou l’électricité. Pour éviter cette situation, l’État peut mettre en place un monopole public qui, n’étant pas guidé par la maximisation du profit, pratiquera un tarif à la fois plus juste et économiquement plus rationnel, en tarifiant par exemple au coût marginal (ce que coûte vraiment la fourniture d’une unité supplémentaire du bien) ou au coût moyen (tarif auquel le monopole public couvre exactement ses frais, sans faire de profit). Depuis les années 1980, on fait souvent remarquer à juste titre que si la construction de l’infrastructure présente bien les caractéristiques d’un monopole naturel, la fourniture du service peut très bien relever d’un cas différent. Il est ainsi possible de construire un réseau ferroviaire sur des fonds publics avant d’en faire payer l’usage dans un second temps à des entreprises concurrentes assurant la seule circulation des trains.
Externalités positives et négatives
4Les externalités forment une deuxième grande catégorie de « défaillances de marché » (market failures) justifiant une intervention publique. On parle d’externalités négatives lorsque l’action d’un agent économique a des conséquences néfastes sur un autre agent, sans que le premier ait à payer pour le désagrément subi par le second. L’exemple le plus souvent retenu est celui d’une usine polluant un lac ou une rivière. S’il est difficile pour les pollués de payer le pollueur afin qu’il diminue sa production (par exemple parce que les pollués sont nombreux et ont du mal à agir collectivement), l’État peut être fondé à intervenir par le biais de règlements ou d’inspections, ce qui motive des services publics discrets mais très importants. Dans le cas d’externalités positives au contraire, l’action d’un agent a des conséquences positives pour un autre, et dans l’idéal cet autre devrait le subventionner pour qu’il agisse. C’est par exemple le cas pour l’éducation : en poursuivant des études d’informaticien, un individu pourra permettre l’embauche d’un ingénieur en binôme avec lui, et ce dernier devrait être prêt à payer le premier pour s’assurer que quelqu’un possédant des compétences complémentaires aux siennes soit formé. L’informaticien contribuera également à la croissance économique du pays, ce qui profitera potentiellement à tous les citoyens. Or il est possible que notre futur informaticien ne soit pas prêt à assumer personnellement les coûts d’une formation qui profiterait pourtant à beaucoup de monde. L’État peut alors subventionner les études et s’assurer que tout le monde reçoive la meilleure formation possible. On trouve encore des externalités positives dans le domaine de la santé, puisque se soigner permet de faire diminuer voire d’éliminer le risque que des épidémies ne se propagent, et permet aussi de se remettre au travail. L’ « effet Mohring » constitue aussi un cas d’externalité dans le domaine des transports : en prenant le train, on incite la SNCF à mettre en service un train supplémentaire, ce qui profite à tous les usagers de la ligne puisque la fréquence des trains et la place disponible s’en trouvent augmentées.
Biens collectifs et biens tutélaires
5La puissance publique peut enfin intervenir pour la fourniture de biens « collectifs(*) » et de biens « tutélaires ». Ce jargon économique cache une classification fort commode.
6Les biens collectifs sont caractérisés par le fait qu’on ne peut empêcher personne d’en profiter. C’est le cas par exemple de la défense nationale, qui assure la sécurité de tous les citoyens. Si la fourniture d’un bien public était assurée par le marché, les individus auraient intérêt à se comporter en « passagers clandestins », c’est-à-dire à contribuer peu (ou pas) au financement du bien public tout en profitant pleinement de ses avantages : il y aurait alors sous-production du bien public par rapport au niveau optimal. L’État pallie cette déficience en contraignant les individus à financer les biens publics, d’où le caractère obligatoire de l’impôt.
7Les biens tutélaires sont des biens qui sont jugés utiles à la collectivité, au nom de considérations sociales et politiques, et pour lesquels l’État estime que les individus ne sont pas disposés à affecter de leur propre chef suffisamment de ressources. C’est à ce titre qu’ils sont pris en charge ou subventionnés par la puissance publique. La culture est un exemple typique de bien tutélaire. Elle justifie l’existence d’un service public de la radio et de la télévision.
8La théorie économique la plus traditionnelle fournit donc un grand nombre de justifications à l’intervention de l’État. On peut même se demander quels types de biens ne « souffrent » ni d’externalités dans la production ou la consommation, ni de rendements d’échelle croissants, et ne sont ni collectifs, ni tutélaires. Si leur analyse ne conduit pas les économistes à prôner une intervention massive de l’État dans la plupart des secteurs, c’est parce que les inefficacités liées aux défaillances de marché doivent être comparées aux possibles inefficacités provoquées par l’intervention étatique (parfois appelées government failures), et qu’il vaut peut-être mieux laisser fonctionner le marché lorsque les coûts liés à des externalités sont non nuls mais minimes. Notons enfin que, si ces arguments justifient sans ambiguïté l’intervention de l’État, ils ne disent rien quant à la manière dont l’État doit intervenir. Du règlement à la régie(*) en passant par la subvention et l’inspection, la panoplie de moyens dont dispose l’État régulateur est large, et les moyens choisis dépendent in fine des caractéristiques du bien ou du service en question.