1La doctrine juridique définit classiquement le service public comme étant la réunion de trois critères : la présence d’une activité considérée d’intérêt général, un lien plus ou moins étroit avec une personne publique, et la soumission de cette activité à un régime exorbitant du droit privé. Ces trois critères sont souvent présentés comme une œuvre duale, mêlant les conceptions prétoriennes et doctrinales. À dire vrai, la notion de service public a été, dès la formation d’un droit dérogatoire au droit commun, une des notions centrales de celui-ci. L’arrêt Blanco (Tribunal des Conflits, 08/02/1873) mentionne ainsi l’expression « service public » en la présentant comme fondement d’un droit spécifique. Retracer l’historique de la notion en insistant à la fois sur les productions jurisprudentielles et doctrinales serait une tâche trop importante pour la présente étude. Nous nous attarderons donc sur quelques aspects du « service public » qui nous paraissent essentiels.
2Dans la première moitié du XXe siècle, la doctrine française s’est affrontée sur la place du service public dans le droit public. Deux écoles se sont ainsi distinguées, fondant leurs théories sur deux postulats différents. Les théories présentées par ces écoles ont conditionné de façon importante les réflexions de la doctrine française sur la notion de service public.
3Le premier courant de pensée, dit « école du service public » (dont Léon Duguit et Gaston Jèze sont les représentants les plus importants), fait du service public la notion centrale du droit administratif et plus largement du droit public. Selon cette école, le service public désigne l’ensemble des activités qui doivent être réglées et assurées par les gouvernants en raison de leur importance sociétale. Duguit estime que cette importance est déterminée par l’interdépendance sociale, dont dérive la fonction sociale des gouvernants, à savoir l’obligation d’assurer les activités considérées comme fondamentales, donc de service public [1]. L’école du service public estime ainsi que le critère matériel de définition du service public réside dans l’interdépendance sociale, que tout un chacun peut observer, cette « observation » permettant de déterminer quelles sont les activités de service public qui doivent être prises en charge par l’État. Duguit relève d’ailleurs l’absence d’un critérium matériel du service public dans la jurisprudence du Conseil d’État, ce qui conduit selon lui à une certaine imprécision relative à la détermination des activités de service public [2].
4Cette école de pensée a fait l’objet de nombreuses critiques, tant sur ses postulats que sur la place qu’elle fait jouer au service public au sein du droit public. L’école dite « de la puissance publique », dont Maurice Hauriou est le représentant, a ainsi proposé une vision différente du droit public et relativisé la place du service public. Pour Hauriou, c’est la puissance de l’État qui caractérise ce dernier et qui doit constituer la pierre angulaire du droit public. La puissance publique doit cependant être mise en œuvre uniquement pour la satisfaction de l’intérêt général, qui reste le but de tout service public.
5Les regards doctrinaux sur la notion de service public ont bien évidemment évolué au cours du siècle, au gré des changements institutionnels et des transformations des valeurs morales et politiques. Notons qu’au moins deux courants se distinguent : les tenants d’une « critérisation » du service public, pour qui il faut identifier la notion à l’aide de critères préalablement déterminés [3], et les partisans du caractère indéfini de la notion de service public [4].
6La distinction est d’importance, car elle conditionne de façon substantielle le pouvoir des acteurs normatifs [5] : si la caractérisation d’une activité comme service public dans une décision de justice est fonction de la réunion de critères juridiques, la marge d’appréciation de l’autorité juridictionnelle est moins importante que si de tels critères n’existent pas. C’est pourquoi il est nécessaire de s’interroger sur l’existence ou l’absence de tels critères avant de s’intéresser aux fonctions que recouvre le terme « service public » dans les discours de certaines autorités de concrétisation.
Des critères au label : l’impossible objectivité de la notion de service public
7Comme nous l’avons déjà dit, le service public est classiquement entendu comme une activité prestée au moyen de prérogatives de puissance publique, considérée d’intérêt général et pourvue de liens (directs ou indirects) avec une personne publique. Selon cette définition, la réunion de ces critères juridiques devrait conduire « mécaniquement » à l’identification d’une activité comme étant de service public : le juge n’aurait qu’à constater empiriquement la réunion de ces trois critères pour qualifier une activité de service public.
8Cette définition nous semble fragile pour deux raisons. Tout d’abord, elle ne prend pas en considération le pouvoir interprétatif du juge dans la qualification d’au moins un des trois critères : l’intérêt général. Ensuite, elle ne permet pas « d’objectiver » chaque critère : comment qualifie-t-on une prérogative de puissance publique ? La présence de prérogatives de puissance publique emporte-t-elle automatiquement la qualification de service public ?
9Le concept d’intérêt général est un élément central [6] dans la définition du service public [? « Service public et intérêt général », p.25]. Mais son identification pose problème. Si certains auteurs estiment que l’intérêt général peut être appréhendé au moyen de deux approches [7], d’autres dressent un bilan plus radical ; l’intérêt général ne pourrait se définir objectivement, mais possèderait en revanche une particularité empiriquement constatable et irréductible : il se « déclarerait », par une juridiction comme le Conseil d’État par exemple.
10Nous ne pensons pas que ces deux postures soient antinomiques : comme le reconnaît le professeur Frier, l’approche soi-disant objective de l’intérêt général ne conduit pas à dégager une définition immuable de l’intérêt général, mais à une détermination casuistique de celui-ci par le juge [8], ce qui s’accorde avec « l’empirisme » décrit par le professeur Truchet [9].
11Le constat de cet « empirisme prétorien », dont la théorie réaliste du droit s’efforce de décrire les mécanismes et les enjeux [10], amène à une première conclusion : si la détermination de l’intérêt général n’est pas une activité de connaissance, en ce qu’elle n’a rien d’objectif, une définition a priori et objective de l’intérêt général est impossible. En conséquence, la notion de service public ne peut être déterminée que subjectivement, par l’intervention d’une volonté (et donc d’une interprétation) d’un acteur du droit.
12La notion de service public peut alors être considérée comme un exemple d’« open texture [11] » : c’est une notion dont les contours ne peuvent être définis a priori et qui laisse une marge d’appréciation substantielle à une autorité d’interprétation. Pour le professeur Rials, les notions de « texture ouverte » (comme l’intérêt général évidemment, mais aussi la dignité humaine, l’ordre public, l’égalité, etc.) ne peuvent produire d’effets concrets que par la médiation d’une volonté : leur contenu ne peut être déterminé que par un interprète [12] (et par voie de conséquence « casuistiquement »). Il faut donc conclure qu’il est impossible de définir le service public, du fait du caractère substantiellement subjectif de cette notion. Les acteurs du droit, lorsqu’ils confrontent les différentes visions de l’intérêt général en présence à l’occasion d’une décision de justice, effectuent un choix parmi ces visions. Le fait de considérer une activité comme étant d’intérêt général ou non est ainsi le produit d’une interprétation discrétionnaire de la part de l’acteur, les critères juridiques intervenant éventuellement comme contraintes [13]. Il ne faudrait cependant pas adopter une position radicale qui conduirait à ne reconnaître qu’un « décisionnisme » pur dans le système juridique au profit du juge : le système juridique est composé d’une multitude d’acteurs (juge, Parlement, gouvernement, Commission européenne, etc.) qui exercent les uns sur les autres des contraintes mutuelles.
13Penchons-nous à présent sur un autre élément de définition de la notion de service public : les prérogatives de puissance publique. Pour la doctrine actuelle, la présence de ces prérogatives implique la qualification d’une activité comme étant de service public. Il existerait un service public partout où se manifestent des prérogatives de puissance publique.
14En réalité la chose est plus complexe, pour deux raisons. Tout d’abord, la présence de telles prérogatives n’est pas un élément déterminant pour qualifier une activité de service public, ce qui rend la notion de service public plus incertaine, les prérogatives de puissance publique étant souvent présentées comme réduisant « l’arbitraire » du juge. Ensuite, si le critère des prérogatives de puissance publique est souvent présenté comme « objectif » (et donc fort logiquement, comme réduisant le pouvoir interprétatif du juge, par un jeu de constatation-mécanicité), il est permis d’avoir des doutes sur une telle affirmation. En effet, comment caractériser une prérogative de puissance publique ? Si pour quelques auteurs, certaines prérogatives sont incontestablement de puissance publique et corrélativement d’autres n’en sont pas, une posture positiviste-réaliste interdit de dresser un tel bilan : une prérogative est considérée de puissance publique par l’interprétation d’un acteur du droit. Il n’existe en effet aucun critère (outre les dénominations législatives) pour qualifier une prérogative de puissance publique : il faut que celle-ci dépasse « par l’ampleur ou l’originalité de son effet ce qui est courant dans les relations de droit privé ». La constatation de ce dépassement est, là encore, le fruit d’une interprétation d’un acteur du droit, et donc issue d’un acte de volonté de ce dernier : une « objectivation » de la prérogative de puissance publique est donc impossible et ne peut résulter que d’une description, au cas pas cas, de ce que le juge considère comme prérogative de puissance publique. Le parallèle avec l’intérêt général est patent. L’impossible définition d’au moins deux des trois éléments d’identification du service public conduit fort logiquement à affirmer le caractère indéfini de la notion de service public.
15Cette indétermination de la notion permet à l’instance qui l’utilise de justifier certaines décisions, ce qui est potentiellement une arme à double tranchant.
La fonctionnalité de la notion de service public ou la justification des positions des acteurs du droit
16L’utilisation des expressions « service public » ou « mission de service public » par les acteurs du droit peut être analysée de deux façons. La première renvoie aux conceptions classiques de la dogmatique juridique : le juge, constatant la réunion de conditions prédéterminées [14] (une mission d’intérêt général et un lien avec une personne publique), conclurait à l’existence d’une mission de service public, ce qui emporterait l’application du droit administratif et la compétence du juge administratif (lorsque la mission n’est pas industrielle et commerciale).
17Une autre analyse est possible. L’expression « service public » peut être considérée comme la justification de la compétence juridictionnelle et de l’application du droit administratif : elle serait le fondement normatif de la compétence du juge administratif et d’un droit dérogatoire. Par la constatation d’un intérêt général et le cas échéant de prérogatives de puissance publique, le juge administratif s’octroierait une compétence dans des domaines où il n’officiait pas précédemment. La logique de l’arrêt Blanco joue en ce sens : dans cet arrêt, la justification normative réside dans l’emploi de l’expression service public ; il n’existe aucun fondement normatif supérieur énonçant que le contentieux des services publics doit échoir à un juge spécifique. De même, lorsque le juge administratif présente telle ou telle activité comme relevant ou non du service public, ce dernier sert de support argumentatif : il justifie, avec le poids des représentations qu’il véhicule, avec la force rhétorique d’un raisonnement juridique, la prise de position d’une autorité de concrétisation. Le caractère indéfini de la notion joue ici à plein : le juge peut ainsi la moduler pour lui donner le sens qu’il souhaite. La marge d’appréciation du juge n’est évidemment pas totale et chaque pouvoir juridictionnel subit des contraintes. Il n’en demeure pas moins que, notamment pour les cours suprêmes, le pouvoir interprétatif est effectif dans l’énonciation d’une norme [15]. Les juges, au premier rang desquels le Conseil d’État ou la Cour de cassation, doivent donc présenter leurs raisonnements comme étant juridiques. L’expression service public intervient alors, parce que présentant les attributs de la juridicité, comme un puissant moyen argumentatif justificatif d’une position.
18Le caractère indéfini de l’expression service public, s’il a joué de façon substantielle dans la jurisprudence des juridictions et notamment du Conseil d’État, a été récemment remis en cause par une autre autorité de concrétisation : la Commission européenne [16]. Cette dernière remet en cause l’expression « service public » en raison de son imprécision [17], la mission de service public et l’organe chargé de la réaliser ayant tendance selon la Commission à être amalgamés. La Commission préfère lui substituer un nouveau vocable, celui de services d’intérêt général (SIG). Cette nouvelle expression présente selon la Commission un double avantage : elle ne véhiculerait pas d’idéologie particulière, contrairement à ce qu’on a pu dire du service public, et elle serait plus précise puisque la confusion entre l’organe et la mission n’existerait plus, seule important dorénavant la mission [18] [? « Europe et service public », p.66].
19En réalité, l’expression de SIG utilisée par la Commission présente les mêmes caractéristiques que la notion de service public : elle est indéfinie et souffre d’un manque de précision. Cette production discursive de la Commission conduit à une double conclusion. Tout d’abord, elle place la Commission en situation de concurrence avec l’ensemble des acteurs du droit des États membres pour la définition d’un concept régissant les activités de service dérogeant (ou non) au droit de la concurrence communautaire [19]. Ensuite, elle permet à la Commission de considérer que telle ou telle activité ressort du SIG ou non (le tout, hors les cas éventuels de qualification par le Conseil des ministres et le Parlement européen, sous le contrôle de la Cour de justice) : l’expression SIG est alors une ressource argumentative pour considérer que telle ou telle activité est, ou non, une activité dont le régime doit être dérogatoire (ou non) au droit communautaire de la concurrence [20]. L’expression remplit alors, dans le discours de la Commission, le même rôle que le service public dans celui du Conseil d’État : une fonction de justification considérée comme juridique d’une position d’un acteur du droit.
Notes
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[1]
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Tome 2, 1928, p.70-71.
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[2]
Ibidem, p.75. Duguit estime, citant l’arrêt Azincourt du Conseil d’État (13 juin 1913), que la jurisprudence du Conseil d’État est « très flottante ».
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[3]
Voir par exemple J-F. Auby et O. Raymundie, Le service public, collection Analyses juridiques, p.153.
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[4]
Voir notamment D. Truchet, « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard. Label de service public et statut de service public », Actualité Juridique du Droit Administratif 1982, p.427 et suivantes.
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[5]
Ce terme peut porter à confusion : nous entendons par ce vocable l’ensemble des acteurs dont les décisions (et les discours) vont produire des effets dans un système juridique donné ; ce sont généralement des autorités de concrétisation du droit, c’est-à-dire des juges, mais pas exclusivement (la Commission européenne peut être définie comme une autorité de concrétisation).
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[6]
Mais non absolu : toute mission qu’un acteur du droit considère comme étant d’intérêt général n’est pas « mécaniquement » une mission de service public. Pour une illustration jurisprudentielle, voir CE, 21 mai 1976, GIE Brousse-Cardell.
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[7]
Voir P-L. Frier, Précis de droit administratif, troisième édition, Montchrestien, p.175 et 176. L’auteur estime que la caractérisation de l’intérêt général résulte d’une démarche en deux temps : une approche subjective dans laquelle l’intérêt général est le résultat d’un choix effectué par les pouvoirs publics ; une approche objective et subsidiaire s’y ajoute : cette dernière s’interroge ainsi sur la nature – contingente et immuable – de l’intérêt en cause.
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[8]
P-L. Frier, ibidem : « Quand il n’est pas possible de déterminer si les pouvoirs publics considèrent l’activité comme d’intérêt général ou, le cas échéant quand le choix de l’administration paraît en contradiction avec la conception que s’en fait le juge, celui-ci statue en fonction des représentations sociales propres à chaque époque », p.176.
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[9]
D. Truchet, « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard. Label de service public et statut de service public », précité, p.428.
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[10]
Pour une vision d’ensemble de cette théorie, notamment sur sa déclinaison française : M. Troper, La philosophie du droit, PUF, collection « Que sais-je ? » ; également : E. Millard, Théorie générale du droit, Dalloz, collection « Connaissances du droit ».
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[11]
H.L.A. Hart, The concept of Law, Publications des Facultés de Saint-Louis, 1976.
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[12]
S. Rials, « Entre artificialisme et idolâtrie. Sur l’hésitation du constitutionnalisme », Le Débat, 1991, n°64, pp.163-181. En ligne
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[13]
Sur ce point, voir M. Troper et V. Champeil-Desplats (dir.), Pour une théorie des contraintes juridiques, L.G.D.J., collection « La pensée juridique ».
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[14]
Précisons : hors des cas où une intervention du législateur prescrit que telle ou telle mission revêt (ou non) les attributs du service public. Le juge interprète la volonté du législateur pour conclure le cas échéant à l’absence de mission de service public (pour une illustration récente, voir l’arrêt A.P.R.E.I. du Conseil d’État du 22 février 2007).
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[15]
Conçue ici comme la signification prescriptive d’un énoncé.
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[16]
La Commission, par les décisions qu’elle rend (par exemple en matière d’aides d’État ou d’abus de position dominante) produit des effets juridiques ; si elle n’est pas considérée par la majorité de la doctrine (spécialement communautaire) comme une juridiction, il n’en demeure pas moins qu’elle est une autorité de concrétisation du droit, en ce sens que ses interprétations produisent des effets dans le système juridique communautaire.
-
[17]
Voir le Livre Blanc de la Commission sur « les services d’intérêt général » du 12 mai 2004, COM (2004) 374 final ; Livre Vert de la Commission sur « les services d’intérêt général en Europe » du 21 mai 2003, COM (2003) 270 final ; Communication de la Commission sur « les services d’intérêt général en Europe », 20 septembre 2000, JO C 17 du 19 janvier 2001 ; Communication de la Commission sur « les services d’intérêt général en Europe », 11 septembre 1996, JO C 281 du 26 septembre 1996.
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[18]
Et ce en cohérence avec la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, qui n’établit pas de distinction entre entreprise privée ou publique, et pour qui seule compte la notion d’entreprise, entité économique opérant sur un marché donné (voir ainsi l’arrêt Höffner, 23 avril 1991, Aff. C-41/90).
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[19]
En effet, le service public doit dorénavant être analysé à travers le prisme « SIG » : mais c’est également le cas du « Daseinvorsorge » allemand ou du « servizio pubblico » italien. Plus généralement, chaque concept interne voit sa définition modulée par l’apparition de la nouvelle notion « SIG », ce qui n’est pas sans importance dans chaque système interne, et notamment dans le maniement, par les juges nationaux, de cette expression (rappelons que chaque juge interne est le premier organe d’application du droit communautaire).
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[20]
Sur ce point, voir D. Guinard, Les services d’intérêt général, réflexions sur la construction d’une notion juridique, thèse, université Paris XI, en préparation.