CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À chaque fois qu’ils viennent en France, nos voisins s’émerveillent de la qualité de nos transports publics. Mais lorsqu’un mouvement de grève de grande ampleur les empêche de fonctionner, la singularité française apparaît : comment notre pays peut-il ainsi laisser « une poignée de grévistes » paralyser l’ensemble du système ? Le droit de grève doit-il primer le principe de continuité du service public ?

2Nos voisins, qui ont eux aussi inscrit le droit de grève dans leurs constitutions, ont pris des mesures pour éviter les débordements que les conflits sociaux des années soixante-dix laissaient présager. Que ce soit par la voie de lois et règlements, comme en Allemagne, en Espagne, en Italie, au Portugal, au Danemark et au Luxembourg, ou par le moyen d’accords conclus entre les partenaires sociaux, comme en Belgique, en Finlande et en Suède, le fonctionnement des « services essentiels » est assuré. En règle générale, toute grève est vécue comme un échec par les parties en conflit et ses effets sont autant que possible limités.

3Deux pays vont même plus loin : en Allemagne et en Autriche, les fonctionnaires statutaires n’ont pas le droit de grève ; les services publics qu’ils assurent sont considérés comme essentiels. Tel est aussi le cas de l’enseignement : les professeurs n’ont pas le droit de faire grève. Dans aucun pays, à l’exception des Pays-Bas et du Royaume-Uni, les militaires et les policiers n’ont le droit de cesser le travail. Cette situation est vécue comme en partie légitime parce que ces employés des services publics ont d’autres moyens que la grève pour faire valoir leurs revendications.

4L’exception française, dans ce domaine, est criante : le dialogue social y est particulièrement peu développé. Mais une autre raison complique la tâche des autorités : comment définir les services essentiels ? Il est généralement admis que ce sont les transports, la radio et la télévision publiques, la fourniture de gaz, d’eau et d’électricité. S’y ajoutent ceux assurés par l’administration pénitentiaire, la justice, les services assurant la sécurité du territoire, ainsi que les soins médicaux et les secours d’urgence.

5Le concept de services essentiels n’a jamais été défini précisément et l’exigence de service minimum est très peu développée : elle ne s’applique que dans certains secteurs et de manière ponctuelle. Seuls deux services publics y sont aujourd’hui contraints : la radio et la télévision publiques (ainsi que la sécurité et la navigation aériennes). Un arrêté ministériel exige que la fourniture en électricité de certains services, dits prioritaires, soit assurée, et la jurisprudence impose le respect d’un service minimum en cas de grève dans les hôpitaux, les centrales nucléaires ou encore à la Météorologie nationale. Nulle part il n’est fait allusion aux droits des usagers. En revanche, la plupart des pays européens ont défini ce que sont pour eux les services essentiels et ont organisé le maintien d’un service minimum dans les secteurs concernés, comme les transports.

6• En Italie, la loi du 12 juin 1990 régissant l’exercice du droit de grève dans les services publics essentiels prévoit de garantir la jouissance des droits de la personne garantis par la Constitution : droit à la vie, à la santé, à la liberté et à la sécurité, à la libre circulation, à l’assistance et à la prévoyance sociale, à l’éducation et à la liberté de communication. Ceci correspond par exemple aux transports, au ramassage des ordures ménagères, à l’enseignement public… Les modalités du service minimum sont définies contractuellement entre la direction des administrations ou des entreprises concernées et les représentants syndicaux. Une commission de garantie contrôle l’application de la loi. En outre, un préavis d’au moins dix jours doit être respecté, et la durée de la grève ne doit pas dépasser la durée annoncée, ce qui fait que toute grève illimitée est illégale. Dans le secteur des transports, les usagers doivent être avertis des horaires : un service complet est garanti pendant six heures – en général de 6 heures à 9 heures et de 18 heures à 21 heures. Ces dispositions qui – en théorie – protègent bien les usagers, n’ont toutefois pas empêché la multiplication de courtes grèves sauvages menées à l’initiative de petits syndicats autonomes. Et les sanctions prévues – qui excluaient tout licenciement – n’ont pas été appliquées.

7• Au Portugal, la loi reconnaissant le droit de grève en réglemente l’exercice. Elle instaure un service minimum dans les secteurs répondant à des besoins sociaux absolument nécessaires : postes et télécommunications, services médicaux et hospitaliers, salubrité publique, approvisionnement en eau et en énergie, transports des personnes mais aussi des denrées périssables et des biens essentiels à l’économie nationale. L’organisation du service minimum fait l’objet de négociations entre les partenaires sociaux. Faute d’accord, le gouvernement peut décider de réquisitionner des agents des services publics. Une telle situation s’est produite à plusieurs reprises, notamment dans le domaine des transports.

8• En Espagne, les autorités, c’est-à-dire soit le gouvernement national, soit celui de la communauté autonome régionale, fixent les mesures destinées au fonctionnement des services essentiels. Ceux-ci sont définis comme « les services permettant la protection des biens et des droits. » La jurisprudence du Tribunal constitutionnel a toujours pris en compte la seule nécessité de protéger les intérêts des usagers dans le cadre des circonstances particulières de chaque conflit.« Le droit de la communauté aux prestations vitales est prioritaire sur le droit de grève » a décidé le Tribunal constitutionnel, selon lequel « un service est essentiel non pas en raison de la nature de son activité mais par les résultats attendus de cette activité, compte tenu de la nature des intérêts qu’elle vise à satisfaire ». Les droits ainsi protégés sont la vie, la santé, l’intégrité physique, la liberté de circulation et d’information ainsi que l’éducation. De nombreux décrets de service minimum fixent les conditions de son application. Huit jours avant le début de la grève, ses initiateurs doivent, en principe, rendre publiques les dispositions de ce service minimum.

9• Au Royaume-Uni, le Parlement a adopté une loi qui justifie la réquisition éventuelle de certains agents par « la nécessité d’assurer à la communauté ce qui est essentiel à la vie. » Mais il n’existe aucune réglementation concernant le service minimum dans le secteur public. Sa continuité est assurée par une loi limitant le recours à la grève, adoptée dans les années 1980 et qui exige entre autres le vote d’une grève à bulletin secret. Après les nombreuses grèves de 1996 dans le secteur public, le gouvernement conservateur avait tenté de faire adopter un texte autorisant les usagers des services publics à engager des poursuites contre les syndicats en cas de grève dont les effets auraient été disproportionnés ou excessifs, afin d’obtenir réparation du préjudice subi. L’arrivée des travaillistes au pouvoir en 1997 a empêché l’aboutissement de ce projet.

10• L’Allemagne constitue un cas à part, dans la mesure où dans ce pays, comme chez son voisin autrichien, les fonctionnaires ne disposent pas du droit de faire grève. Cette interdiction, qui ne touche que les fonctionnaires statutaires – soit près de 30 % du personnel des services publics, les autres bénéficiant d’un régime de droit privé – est considérée comme le corollaire d’un statut leur assurant la garantie de l’emploi. Cette règle ne choque personne, d’autant plus que, grâce à de puissants syndicats et à un dialogue social permanent, les conditions de travail des fonctionnaires font régulièrement l’objet de négociations et d’améliorations. S’agissant de définir les services essentiels, les tribunaux allemands évoquent les intérêts vitaux de la population, suivant ainsi la jurisprudence du Tribunal fédéral du travail. La stricte réglementation du droit de grève en Allemagne n’explique pas à elle seule la rareté des arrêts de travail. La réalité est que, lorsque le dialogue social fonctionne bien, les raisons de cesser le travail disparaissent.

11• Plus au nord, la Suède et la Finlande laissent aux partenaires sociaux le soin d’inclure, au cours de la négociation des conventions collectives, les modalités des services minimums. La forte syndicalisation permet un réel dialogue social, et les conflits sont rares.

12Seuls huit pays européens accordent à leurs fonctionnaires titulaires la garantie de l’emploi : la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, le Luxembourg et le Portugal. En Belgique, au Danemark, en Italie, aux Pays-Bas, en Finlande en Suède et en Grande Bretagne, les règles habituelles du droit du travail s’appliquent aux agents de la fonction publique, avec des modalités légèrement différentes selon les pays.

13D’autre part, la tendance actuelle est de manière générale à la réduction du nombre d’agents du secteur public et de la proportion de fonctionnaires : en Allemagne, 70 % des agents des collectivités publiques sont des contractuels, au Danemark, ce chiffre est de 80 %. Aucun pays ne peut se passer d’une main d’œuvre contractuelle dans les services publics. L’heure est aussi à la responsabilisation des fonctionnaires, priés de ne pas oublier que leur travail s’inscrit dans la poursuite de l’intérêt général [? « Service public et intérêt général », p.25].

14Cette notion d’intérêt général, mise à mal par l’expression de nombreux intérêts particuliers, est au cœur de la difficulté, plus grande en France que chez ses voisins, de mettre en place un service minimum. Le coût des grèves étant moins souvent évoqué en France qu’ailleurs, nos voisins comprennent souvent mal l’absence de sanctions en cas de dégradation de matériel par exemple, et refusent de croire que des grévistes puissent obtenir lors des négociations concernant la reprise du travail le paiement des jours de grève, comme c’est parfois le cas. Tant que n’auront pas été définis les services essentiels indispensables à la protection de l’intérêt général et à la bonne marche du pays, cette « exception française » persistera.

Français

Parmi l'ensemble des pays européens, la France fait exception en matière de droit de grève, moins strictement réglementé dans l’Hexagone. Depuis l’été 2007 cependant, le secteur des transports est soumis à une obligation de service minimum. Pour l’auteur, le problème français est double : d'une part le dialogue social n'est pas suffisamment développé, de l’autre il y a un problème de définition des services essentiels pour lesquels il pourrait être envisagé la mise en place d'un service minimum. En comparant les différentes législations européennes, Elisabeth Auvillain met en avant l'effet positif de la qualité des négociations entre partenaires sociaux et pouvoirs publics. L'auteur place alors au coeur du problème la notion d'intérêt général.

Elisabeth Auvillain
Journaliste
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/rce.002.0263
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