CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le droit de grève est un droit d’ores et déjà très réglementé, qui s’exerce dans un cadre juridique clairement défini, prévu par la Constitution. L’instauration d’un service « minimum » ou « garanti » vient donc s’ajouter à de nombreuses lois qui, à l’expérience, ont montré leurs limites. Il en est ainsi car le droit de grève est une expression forte de la vie sociale qui ne se laisse pas aisément enfermer dans des catégories juridiques strictement définies.

2En 2004, le ministre des transports avait constitué une commission présidée par le conseiller d’État Dieudonné Mandelkern, afin de réfléchir à ces questions. Cette commission avait conclu en faveur d’une loi, mais ce au terme d’une analyse contradictoire qui apportait de sérieux arguments en faveur de la position inverse [1], soutenant l’inutilité d’une nouvelle loi.

L’état de la société française n’appelle pas aujourd’hui un durcissement de la réglementation du droit de grève

3Il est établi que la conflictualité a baissé depuis dix ans dans le secteur des transports publics de voyageurs comme dans d’autres secteurs où dominent les services publics. Anne-Marie Idrac, présidente de la SNCF, avançait récemment qu’entre 2005 et 2006 le nombre de journées de grève par agent était passé de 1,44 à 0,79 [2], tandis que le délégué général de l’Union des transports publics (UTP) constatait que « la conflictualité représente aujourd’hui un jour de grève par an et par salarié »[3]. Dans le secteur privé, une grande partie des salariés n’est plus en mesure d’exercer son droit de grève, pour des causes diverses : extension de la précarité et de l’insécurité sociale, répression anti-syndicale, affaiblissement consécutif des forces syndicales, développement de procédures de prévention.

4De nombreux éléments conduisent à relativiser fortement la nécessité d’une nouvelle réglementation du droit de grève : selon les données disponibles [4], les usagers placent les désagréments associés à la grève dans les transports après de nombreuses autres causes d’insatisfaction (sécurité, ponctualité, fréquence, confort) ; les conséquences des mouvements de grève sur le service public sont bien inférieures à celles qui résultent de l’insuffisance des moyens et des erreurs de stratégie (dans le rapport de 1 à 10 selon certaines organisations syndicales) ; la prévisibilité du trafic en cas de grève s’est améliorée ; enfin, les plus récentes expériences de réglementation étrangères (Italie, Espagne, Portugal) sont des échecs. Dans ces conditions, la plupart des responsables des entreprises concernées se sont bien gardés de se prononcer en faveur d’une loi : « Une solution interne sera toujours meilleure qu’une loi » déclarait Louis Gallois lorsqu’il dirigeait la SNCF [5]. « La voie législative directe est périlleuse, le chemin contractuel sans doute plus long paraît plus fructueux » ajoutait à la même époque Anne-Marie Idrac, présidente de la RATP.

La loi, acte politique unilatéral, contredit, si elle est excessive, la volonté des partenaires sociaux d’améliorer le dialogue social par la négociation

5Toutes les organisations syndicales sont aujourd’hui favorables au développement d’un réel dialogue social et, quelles qu’aient été leurs positions antérieures, disposées à progresser dans la voie d’une formalisation plus poussée de ce dialogue par une négociation dégagée de toute contrainte. Prenant comme références le système d’ « alarme sociale » de la RATP ou de la « demande de concertation immédiate » à la SNCF, certaines d’entre elles ont même engagé des réflexions approfondies sur le sujet et présentent des propositions concrètes. Celles-ci pourraient prendre appui sur la nécessaire réforme de la représentativité syndicale et sur l’application du principe de l’accord majoritaire à tous niveaux.

6La loi constitue un acte unilatéral qui tourne le dos à cet esprit du dialogue social. Dès lors que la loi est posée comme un a priori indiscutable de l’ensemble des modalités d’exercice du droit de grève, une double erreur est commise. Méthodologiquement, en posant le principe de la nécessité de la loi, avant même de s’être interrogé sur la nature des réformes souhaitables pour assurer la continuité du service public dans les conditions précédemment décrites. Juridiquement, en confondant l’encadrement du droit de grève, dont nul ne conteste qu’il « s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » – ce qui est déjà le cas – et l’exercice du droit de grève qui, incluant notamment la pratique du dialogue social, peut avoir recours à une grande diversité d’instruments autres que la loi (libre négociation, accords, conventions, règlements, pratiques plus ou moins formalisées) [6]. D’après l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ». Envahissant délibérément le champ de la grève bien au-delà de ce qui est nécessaire, la loi excessive porte au droit de grève une atteinte disproportionnée au regard de l’objectif de continuité du service public. Le droit de grève est irréductible à sa réglementation.

7La nouvelle loi promet la mise en place de négociations avant tout préavis de grève, alors que le dernier alinéa de l’article L 521-3 du Code du travail résultant de la loi du 19 octobre 1982 disposait déjà que : « Pendant la durée du préavis, les parties intéressées sont tenues de négocier ». Si le préavis de cinq jours a généralement été respecté depuis, voire largement anticipé, la négociation a rarement eu lieu, en raison principalement du refus des autorités hiérarchiques d’engager cette négociation alors même que la loi leur en faisait obligation. Les partisans du renforcement prévu dans la loi à venir prennent généralement appui sur cet échec pour inscrire dans la loi une procédure plus lourde. Il faudrait pourtant chercher à analyser les causes de cet échec. Sans une telle analyse, on voit mal pourquoi une nouvelle loi aurait plus de chance d’être respectée, sinon grâce à une aggravation des sanctions pour non-respect des procédures.

La procédure de déclaration individuelle préalable est une atteinte caractérisée au libre choix du travailleur dans l’exercice de son droit de grève et elle n’est pas de nature à améliorer la prévisibilité du service

8Une seconde mesure phare de la nouvelle loi impose aux salariés de déclarer deux jours avant le début de la grève s’ils comptent y participer. Quelles que soient les précautions complexes et confuses prises pour rendre la disposition acceptable et applicable, il s’agit d’une atteinte caractérisée au droit de grève, la libre détermination du salarié devant être protégée avant et pendant la grève elle-même. On peut d’ailleurs fortement douter pour cette raison de la constitutionnalité de cette disposition.

9Cette obligation me semble d’ailleurs irréaliste. La contrainte nouvelle qu’elle introduit ne résistera pas à l’épreuve de la pratique, la mesure elle-même devenant occasion de litige et objet de revendication. À l’usage, elle ne sera sans doute pas respectée.

10Cette disposition est d’autant moins fondée que sa justification, l’amélioration de la prévisibilité du trafic en temps de grève, est contrariée. Le professionnalisme des entreprises et le climat de confiance entre les salariés et l’encadrement sont les principaux facteurs d’une bonne prévisibilité. Les grèves récentes ont démontré que les erreurs de prévision de trafic en cas de grève étaient très rares et que l’information du public avait fait des progrès notables. L’obligation nouvelle pourrait pervertir les relations sociales, renforcer l’autoritarisme et miner la confiance, conduisant ainsi en réalité à une plus grande incertitude.

La notion de besoins essentiels concourt à la dénaturation de la conception française du service public

11L’instauration du service minimum s’appuie sur la notion de besoins essentiels. Ces derniers sont conçus comme un sous-ensemble des services publics. Est ainsi suggéré que les besoins qui n’y seront pas inclus ne sont pas vraiment essentiels. Il y a là une conception réductrice du service public, qui n’est pas sans analogie avec la notion de « service universel » dans les télécommunications [? « Ouverture à la concurrence et service universel : avancées ou reculs du service public », p.76].

12La définition de ces besoins essentiels se heurte à de grandes difficultés, la complexité et la cohérence des transports terrestres de voyageurs rendant délicate leur divisibilité et ne permettant généralement pas une grande substituabilité des moyens. La définition qui a été donnée des services essentiels dans la réglementation du droit de grève en Italie retient d’ailleurs l’ensemble du secteur « transport public par route, fer, tramway et air ». En réalité, ce sont tous les services publics du secteur qui doivent être regardés comme essentiels ; dès lors l’introduction d’un nouveau concept est inutile.

13Laisser aux autorités organisatrices le soin de définir ces besoins essentiels n’est qu’une façon de repousser ces difficultés sans les résoudre. L’exercice du droit de grève ne devrait d’ailleurs pas faire l’objet d’une « balkanisation » et dépendre des rapports de pouvoirs locaux, car ceci se traduirait par une multiplicité de conditionnements du droit de grève et par des inégalités dans son exercice qu’aucun encadrement législatif ne serait à même de maîtriser. À terme, cela conduirait à l’affaiblissement du droit de grève, qui n’existe déjà plus de fait dans une large part des transports urbains assurés par de petites et moyennes entreprises.

14Cette nécessité invoquée de définir un ensemble de besoins essentiels répond à la volonté d’introduire un service garanti qui leur corresponde et qui appelle une mobilisation de moyens que la grève est accusée de rendre incertaine. En fait, des systèmes existent déjà, tant à la SNCF qu’à la RATP, capables de répondre à différents niveaux de cohérence des transports. Une garantie de service basée sur la réalisation d’un service normal sur les deux plages de trois heures correspondant aux heures de pointe du matin et du soir nécessiterait en réalité l’activité de près de 90 % du personnel, ce qui équivaudrait à la suppression du droit de grève pour ces personnels.

15Dès lors que les conditions d’application d’un service garanti ou minimum procéderaient directement ou indirectement de l’acte unilatéral, la réunion des moyens ne pourrait elle-même être garantie que par la contrainte, la réquisition ou l’institution d’un régime spécial interdisant partiellement ou totalement le recours à la grève à tout ou partie des personnels concernés.

16En dépit des ambiguïtés, fausses symétries, expérimentations et différés multipliés par les partisans d’une loi sur le service minimum ou garanti, la conception autoritaire consacrée par une loi associant la déclaration individuelle préalable (le cas échéant irrévocable), la définition des besoins essentiels et le service garanti, est incompatible avec la proclamation, dans le même temps, de la nécessité du dialogue social qui fait alors fonction de trompe-l’œil. Une telle conception interdit toute pédagogie nouvelle de la grève et ne peut que conduire à une détérioration des relations entre les travailleurs des transports et les usagers. Elle favorisera fatalement le développement de « grèves sauvages », de comportements anarchiques, et multipliera les contentieux juridiques comme l’expérience de la réglementation italienne l’a démontré.

La création d’une autorité administrative indépendante parfois évoquée pour assurer le contrôle du service minimum participerait du démantèlement de l’État, répondrait à un effet de mode, et tendrait à la déresponsabilisation des partenaires sociaux

17Il existe aujourd’hui dans le droit du travail une large panoplie de moyens susceptibles d’intervenir dans la solution des conflits sociaux : inspection du travail, médiateur, procédures d’arbitrage, commissions et conseils divers. Dans ces conditions, la solution la plus simple consisterait à s’interroger sur les raisons de leur intervention peu satisfaisante et sur les moyens de l’améliorer, plutôt que d’envisager la création d’une nouvelle instance qui n’a pas fait la preuve de sa pertinence dans les expériences étrangères, et dont rien ne laisse supposer qu’elle pourrait mieux réussir en France où ce type de recours à un tiers n’est pas dans la culture du mouvement social.

18La création d’une autorité administrative indépendante pour veiller à la mise en œuvre effective du service minimum dépossèderait les services d’inspection et de contrôle de leurs prérogatives au profit d’un organisme qui pourrait être doté par la loi (à laquelle elle apporte in fine une justification supplémentaire de pure convenance) d’un pouvoir réglementaire, certes encadré, subordonné et spécialisé, mais qui n’en constituerait pas moins un démembrement de la puissance publique. Cette création serait le moyen commode d’une mise en cohérence technocratique de préconisations dont la logique serait en réalité essentiellement politique. Il apparaît clairement que la compétence d’une telle autorité administrative indépendante empièterait en réalité sur le terrain du dialogue social et tendrait à déposséder les négociateurs de leur responsabilité, manquant par là à leur dignité.

19Le sens de la grève dans les services publics réside moins aujourd’hui dans sa capacité déstabilisatrice que dans la manifestation de l’utilité sociale des activités interrompues. La noblesse du droit est de concourir à l’émergence de sociétés plus civilisées dans la conscience de ses propres limites et le refus de son instrumentalisation au service de mauvaises causes.

Notes

  • [1]
    Rapport de la Commission Mandelkern pour la Continuité des services publics dans les transports terrestres de voyageurs (juillet 2004) avec l’opinion contraire de M. Anicet Le Pors.
  • [2]
    « Service minimum : Mme Idrac réservée face à une loi », Le Monde, 13 avril 2007.
  • [3]
    « Service minimum : les syndicats semblent rassurés », Le Figaro, 17 mai 2007.
  • [4]
    Il s’agit notamment des études de satisfaction de la clientèle à la SNCF et de données fournies par les organisations syndicales.
  • [5]
    Le Figaro, 18 décembre 2003.
  • [6]
    A. Le Pors, « Service minimum : la loi inutile », Le Monde, 9 septembre 2004.
Français

L’ampleur des nuisances causées par les grèves dans les transports publics et subies par les usagers est-elle suffisante pour justifier la remise en cause du droit de grève par l’instauration d’un service minimum ou garanti ? C’est ce que conteste ici Anicet Le Pors, ancien ministre de la Fonction publique et membre du Conseil d’état. L’auteur remarque notamment que l’obligation de rendre obligatoires des négociations avant tout préavis de grève et d’imposer aux salariés de déclarer à l’avance leur participation à une grève est susceptible de déséquilibrer le dialogue social et d’altérer l’effectivité du droit de grève, par nature irréductible à sa réglementation. La création d’une autorité indépendante pour contrôler le service minimum pourrait contribuer à la déresponsabilisation des partenaires sociaux. Enfin, la loi porte en germe une définition des « besoins essentiels » affaiblissant la notion de service publique.

Anicet Le Pors
Ancien ministre de la fonction publique (1981-1984), membre du Conseil d’État, membre de la commission Mandelkern sur la continuité du service public.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/rce.002.0257
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