CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On ne peut pas interroger « les services publics », sans questionner l’« intérêt général » auquel ils se réfèrent. Sans entrer dans le détail des lois de Rolland(*), notons simplement que les textes européens ne parlent pas de service public mais de « service d’intérêt général » (SIG) – preuve s’il en était besoin que les deux notions sont étroitement imbriquées. « Le rôle des services publics est de servir l’intérêt général » : avant les arguments économiques et juridiques, c’est un argument de nature philosophique qui justifie l’existence de services publics.

2Or en 2007, après des décennies où il paraissait naturel, le lien entre services publics et intérêt général est devenu problématique. « Les services publics incarnent l’intérêt général » : nous ne pouvons plus souscrire sans y réfléchir à une telle affirmation.

3D’une part en effet, l’idée que certains secteurs d’activités doivent faire l’objet de politiques publiques au nom de l’intérêt général, par l’intermédiaire de services publics, est remise en question par la critique de ces politiques, jugées inefficaces, donc incapables de satisfaire précisément l’intérêt général.

4D’autre part surtout, services publics et marchés ne constituent plus deux mondes à part. Il est révolu le temps où les services publics étaient « coupés du reste de la société, voire érigés en bastion inexpugnable » [? « Les nouvelles frontières du service public », p.14]. Privatisations, délégation de service public(*), partenariats publics-privés, importation des méthodes de management des entreprises, etc. : les services publics sont descendus dans l’arène du marché, sous l’effet des orientations politiques (notamment européennes) inspirées du libéralisme économique. Or sur le marché, nous dit la théorie économique standard, chacun cherche avant tout son intérêt particulier (le consommateur cherche à maximiser son « utilité », et le producteur son profit). Service public / marché ; intérêt général / intérêt particulier : nous ne pouvons plus nous abriter derrière ces oppositions trop simples.

5Dans ces conditions, comment penser aujourd’hui le lien entre service public et intérêt général ?

6Deux issues semblent possibles. La première consiste à (ré)affirmer l’existence d’une sphère de besoins devant être soustraits au jeu des relations marchandes par l’intermédiaire de services publics, comme cela a été le cas historiquement. Une telle affirmation est de nature éminemment politique ; elle permettrait au premier abord de clarifier le lien entre service public et intérêt général. Mais le risque est grand qu’on cherche ainsi à masquer derrière de beaux discours une marchandisation rampante ne profitant qu’à quelques intérêts particuliers. Tout le monde s’accorde par exemple à dire que l’éducation n’est pas une marchandise ; mais nombreux sont ceux qui en matière d’éducation se comportent comme sur un marché [? « Le service public de l’éducation face à la logique marchande », p.157]. La discussion politique seule pourrait très bien contribuer à renforcer l’opacité du rapport entre intérêt général et service public.

7La deuxième issue est de s’en remettre à une croyance qu’on a paré des atours d’un théorème : la croyance selon laquelle le garant de l’intérêt général n’est pas l’État, mais le marché. Le marché est en effet depuis Smith ce lieu où, chacun maximisant son intérêt particulier, l’intérêt général est atteint par l’action de la « main invisible ». On achèverait ainsi de dissocier « service public » et « intérêt général », ce qui aurait au moins le mérite de supprimer le problème.

8Mais lisons un instant le rapport du Conseil d’État consacré à l’intérêt général (1994), qui dégage une porte de sortie juridique : « 1) C’est à la loi, expression de la volonté générale, qu’il appartient de déterminer les fins d’intérêt général ; 2) au nom de l’intérêt général ainsi défini, le gouvernement et les services administratifs qui lui sont rattachés édictent les normes réglementaires, prennent des décisions individuelles, gèrent les “ services publics ” dans le respect de ces fins d’intérêt général définies par le législateur. »

9On peut ainsi rétablir le lien entre intérêt général et services publics en mettant l’accent sur la loi, qui en tant qu’expression de la volonté générale détermine les fins de l’intérêt général. Deux questions se posent cependant : quel est le pouvoir de la loi dans un monde globalisé où les puissances des États sont concurrencées par celles des firmes transnationales ? Plus la loi est fragilisée, plus le rapport entre intérêt général et services publics risque de devenir ténu.

10Enfin, quelle est la loi qui exprime aujourd’hui la volonté générale ? La question est d’importance, car elle détermine l’échelle à laquelle doivent être instaurés les services publics. Aussi, tant que nous ne saurons pas au juste dans quelle mesure la loi européenne exprime la volonté générale des européens, la construction de services publics à l’échelle de l’Union sera compromise, quand bien même des arguments économiques forts plaident en leur faveur [? « L’intérêt général dans l’Union européenne », p.27].

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/rce.002.0025
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