1Les rapports entre les individus et les divers services publics auxquels ils ont affaire dans leur vie quotidienne ont été marqués pendant très longtemps par une forme d’inégalité tenant à la conception régalienne de l’État. L’« administré », être passif bénéficiaire de droits déterminés par la puissance publique, tout comme l’« usager », bénéficiant de prestations effectuées par des services publics, se heurtaient fréquemment à l’indifférence de leurs interlocuteurs protégés par l’anonymat et à la règle du secret qui limitait la possibilité d’être informé. Ils avaient le sentiment d’être traités davantage comme des obligés que comme des titulaires de droits.
2La posture des fonctionnaires à l’égard du public – raillée, critiquée et analysée comme une preuve de la « mentalité bureaucratique » – était en réalité largement déterminée par des règles qu’il leur appartenait de respecter et d’appliquer. Ces règles découlaient d’une conception de l’État s’apparentant à celle que Hegel a conceptualisée : la réalisation de l’intérêt général ne peut être opérée que par des fonctionnaires neutres, impartiaux et, en conséquence, peu réceptifs aux demandes particulières (ou considérées comme telles) des administrés ou usagers également soumis aux règles unilatérales émanant des services publics.
3La mise en question de ce type de relations et des principes qui les fondaient s’est effectuée de manière progressive, et à partir des années 1970 nombre de lois et décrets ont conféré au public de nouveaux droits à l’égard de l’administration [1]. En particulier l’application du principe du secret, dans ses différentes déclinaisons administratives, a été restreinte, et le droit des citoyens d’être informé substantiellement étendu. Les mesures prises en faveur de la « transparence » peuvent être rapprochées des prescriptions relatives à la « bonne gouvernance » élaborées par la Banque mondiale à la fin des années 1980. Ces années ont aussi vu se développer en France des discours et des pratiques empruntés au new public management qui consiste à importer dans la sphère publique les méthodes de gestion du secteur privé [2] [? « Peut-on réformer l’État avec les méthodes du secteur privé ? », p.225].
4Il n’y a pas lieu ici de se livrer à une analyse des divers sens que peut revêtir la gouvernance (Hermet, 2005), ni de décrire les réformes de l’administration qui, à travers le monde, se réclament du management (Pollitt and Bouckaert, 2004), mais de constater que – entre autres raisons – l’impuissance de l’État providence à juguler les effets de la crise économique a contribué à assurer le triomphe des théories qui les inspirent. « Déréglementation, privatisation et réduction de la pression fiscale [devenant] ainsi les maîtres mots de politiques économiques converties au libéralisme » (Adda, 2006, p.180), les services publics, et plus particulièrement ceux relevant de la catégorie « industrielle et commerciale », ont fait l’objet de mesures dictées par cette orientation politique [? « La privatisation des services publics : fondements et enjeux », p.90].
5Toutefois, que le capital des opérateurs publics soit ouvert aux actionnaires privés, que certaines activités soient déléguées à des acteurs privés ou que les services, désormais soumis aux impératifs de la nouvelle gestion publique et à la « culture du résultat » [3], demeurent dans le giron de l’administration publique, ces formes de « privatisation » poursuivent un objectif commun. La nécessaire réduction des coûts, motivée par les contraintes budgétaires, conduit à une nouvelle forme de gestion des ressources humaines et à de substantielles transformations de l’organisation du travail dans les services au motif de l’amélioration des relations avec les usagers.
L’identité brouillée des personnels
6Traditionnellement, les services publics administratifs étaient assurés par des fonctionnaires, tandis que les personnels des services publics industriels et commerciaux bénéficiaient, pour la plupart d’entre eux, de « statuts réglementaires de droit privé ». Ces statuts comportaient par rapport au contrat de travail ordinaire un certain nombre d’avantages – dont les régimes spéciaux de retraite sont emblématiques parce que médiatisés – qui trouvaient leur justification, en particulier, dans la nécessaire continuité du service public assuré par des monopoles.
7Si le respect du principe européen de concurrence n’implique ni l’abandon des missions de service public, ni l’obligation de privatiser les entreprises publiques, il n’en a pas moins conduit à l’ouverture du capital de ces entreprises et à leur soumission au droit des sociétés [? « Les ouvertures de capital des entreprises publiques », p.108]. Les nouveaux recrutements d’agents s’effectuant dans le cadre du droit commun du travail, le statut antérieur n’est conservé que par les personnels en poste avant la privatisation.
8Ce type de statut reste de règle dans les établissements publics(*) à caractère industriel et commercial comme La Poste, la RATP et la SNCF, tout comme le statut de droit privé du personnel de certains établissement publics à caractère administratif telles, par exemple, les caisses nationales de Sécurité sociale, symbole de « l’administration » aux yeux des usagers.
9Quant aux services de l’État, des collectivités territoriales et des hôpitaux, dont le personnel appartient normalement à la fonction publique, ils recourent à des agents non titulaires de droit public, à des contractuels à durée déterminée, à des vacataires – cette tendance aux recrutements ponctuels étant sans doute promise à s’amplifier si l’on réduit drastiquement le nombre de fonctionnaires titulaires [? « Peut-on ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux ? », p.233].
Qu’est-ce qu’un fonctionnaire ?
Il existe trois catégories de fonctionnaires, les fonctionnaires d’État, territoriaux et hospitaliers, mais définies par des critères communs.
Un fonctionnaire est une personne employée et nommée par une personne publique dans un emploi permanent, et titularisée à son poste dans un grade de la hiérarchie administrative.
La titularisation est un élément important. Les lauréats d’un concours de la fonction publique effectuent souvent une période de stage afin de vérifier leurs aptitudes. Au terme de cette période, ils deviennent fonctionnaires par leur titularisation. Il s’agit d’un acte pris par une autorité de l’administration qui les emploie (ex : décret du président de la République pour les magistrats). Elle constitue une garantie obligeant l’administration à trouver au fonctionnaire un emploi correspondant à son grade, en cas de suppression de son poste.
Contrairement aux personnels du secteur privé, la situation des fonctionnaires n’est pas régie par un contrat. En principe, seuls la loi et le règlement organisent leur statut. Cela n’empêche pas, en pratique, les fonctionnaires de participer très largement à la détermination de leurs conditions de travail. Ils le font d’abord grâce à des organismes paritaires (comprenant des représentants du ministre et des représentants des fonctionnaires) existant au sein de chaque administration mais aussi, plus généralement, par le biais de leurs syndicats. »
10L’analyse des données produites par le ministère de la Fonction publique met en évidence l’inégale répartition des agents relevant des catégories A, B et C(*) dans chacune des fonctions publiques. C’est au niveau de l’État que l’on trouve la plus forte proportion d’agents de catégorie A [4], alors que dans la fonction publique hospitalière la catégorie B, qui comporte notamment le personnel infirmier, est évidemment plus nombreuse qu’ailleurs [5]. Quant aux agents de catégorie C, leur nombre est particulièrement important dans la fonction publique territoriale [6] où l’on trouve également 20% de non titulaires [7].
11Les communes, les départements et dans une moindre mesure les régions, étant désormais investies de larges compétences – en particulier dans le domaine social (Chauvière, 2000) –, il leur incombe de fournir nombre de prestations tant au niveau du travail de terrain que des services administratifs, mais aussi des services de type commercial comme, entre autres exemples, les transports collectifs qui font le plus souvent l’objet d’une délégation de service public.
12Ces données – un peu rébarbatives – permettent de mettre en évidence le fait que les agents de catégorie C, qui sont le plus en contact avec les usagers des services publics, sont loin d’être tous des fonctionnaires, protégés par leur statut mais aussi soumis à des obligations inhérentes à ce statut, en particulier vis-à-vis du public. L’identification au service public et à la puissance publique – notamment dans les administrations régaliennes – a pendant longtemps permis aux fonctionnaires, emprunts de la majesté de l’État, de valoriser symboliquement leur activité, aussi modeste fût-elle, et de lui conférer une légitimité politique confortée par l’opinion globalement favorable des citoyens (Rouban, 2000, p.41-42). Au nom de l’intérêt général, des principes de neutralité et d’égalité de traitement du public, des générations d’agents se sont mobilisés pour défendre au nom des usagers le service public, sa qualité, et, partant, leur statut et leur identité.
13La multiplicité des acteurs en charge de missions de service public, la diversité des cadres juridiques dans lesquels elles sont effectuées, et les différents statuts des personnels conduisent à s’interroger sur la signification que peut encore revêtir la notion de service public [? « Les nouvelles frontières du service public », p.14]. Plus précisément, le recrutement s’effectuant de manière indifférenciée par rapport au secteur privé, il favorise la précarité des emplois et l’imposition par l’employeur de normes en usage hors de la sphère publique. Cette gestion des ressources humaines peut, dans une certaine mesure, faciliter les réformes qui ont pour objectif de transformer le modus operandi des agents et la mise en œuvre du principe de leur autonomisation, corrélative de leur responsabilisation.
14Dans ces conditions, la spécificité du service public et des règles qui en régissaient le fonctionnement semble en voie de disparition – quelle que soit la rhétorique des gouvernants – et la frontière entre activités publiques et privées s’efface progressivement.
La métaphore de la modernisation par l’usager [8]
15Sous le sceau de la réforme administrative, le changement de paradigme de la fin des années 1980 promeut les « relations de service, entendues comme les échanges directs entre agents publics et usagers dans le but d’accomplir une prestation de service public » (Warin, 2000, p.64). Dans l’esprit des réformateurs, l’amélioration de l’accueil et l’accroissement de l’efficacité dans le traitement des demandes des usagers sont avant tout considérés comme des moyens de transformation des pratiques traditionnelles et de modernisation de structures inadaptées à la nouvelle donne économique parce qu’ancrées « dans l’idée que le service public n’a pas de prix. » (Mission 2003, p.13). L’impératif de productivité – attesté par les indicateurs de performance auxquels sont soumis les services – n’a pas pour but ultime d’accroître la satisfaction des usagers, mais bien de réduire les coûts supportés par l’employeur.
16Si, dans le langage juridique, l’usager ne désignait jusqu’à récemment que la personne recourant à des prestations de type commercial fournies par des entreprises publiques (EDF, SNCF, les PTT), l’extension à celle qui est en relation avec un service administratif est loin d’aller de soi. À preuve, cette remarque d’un syndicaliste de l’administration fiscale : « nous n’avons pas face à nous des usagers mais des redevables, des assujettis, auxquels nous appliquons la loi en vertu de dispositions de puissance publique » (Mission 2003, p.12).
17Certes, ce propos est tenu par un fonctionnaire considérant qu’il participe à une activité régalienne, mais il n’en demeure pas moins que le changement de terminologie signifie bien pour lui que ses rapports avec le public seront modifiés. De leur côté, certains contribuables estiment que les agents « ne se mettent pas au niveau du client, ce que nous devrions être puisque c’est un service public » (Ibid. p. 36). L’ambiguïté de la notion d’« usager » se dévoile ici : la difficulté symbolique que représente en France l’emploi trop connoté du terme « client », qui donnerait à voir l’effacement de ce qui fait la spécificité du service public, est contournée sémantiquement.
18L’idée selon laquelle la fonction d’accueil doit être généralisée, quel que soit le service public (Dumoulin et Delpeuch, 1997), et les démarches de l’usager simplifiées ne peut qu’emporter l’adhésion du public. Un autre aspect de la logique à l’œuvre dans ces prescriptions managériales – qui font sens dans le cadre du marché et de la concurrence entre services – concerne le traitement individualisé des demandes des usagers qui, dans certains cas, peut s’apparenter à une solution « sur mesure » [9]. Cette individualisation est en opposition, d’un point de vue théorique, avec l’un des principes au fondement de l’action du service public : l’égalité de traitement. Interprété par la jurisprudence administrative comme signifiant que les personnes relevant d’une même catégorie doivent se voir appliquer les mêmes règles et que seules les différences de situation juridiques justifient un traitement différent, ce principe fondamental – en dépit de la latitude d’appréciation concernant les « catégories » – était censé garantir une application neutre des normes auxquelles les agents du service public devaient se conformer.
19L’usager, que l’on ose rarement qualifier de client lorsqu’il est en contact avec un service administratif, doit être l’objet de toutes les attentions et la prestation qui lui est fournie personnalisée, à l’instar de ce qui est de règle dans la sphère marchande. La question qui se pose lorsque le service concerné n’est pas en situation de concurrence est donc de savoir ce que peut signifier pareil objectif lorsqu’en particulier l’usager a droit à certaines allocations. On constate que, depuis plus de trente ans, les difficultés de catégorisation des populations pouvant prétendre à des prestations dans le secteur social ont conduit à renoncer à appliquer les prescriptions juridiques de manière uniforme car elles ne permettaient pas de prendre en compte la réalité des situations particulières des usagers. On peut noter que les agents doivent en conséquence avoir « une capacité accrue à comprendre l’usager et à pouvoir examiner attentivement chaque situation », mais aussi que les réformes organisationnelles de la fin des années 1980 ont favorisé la mise en place de services « mêlant l’instruction des demandes et la réception des usagers selon une logique de suivi personnalisé des affaires » (Weller, 2006, p.265).
20Les transformations modernisatrices, dont l’usager est le cœur de cible et qui affectent au premier chef les personnels – et particulièrement ceux qui, en contact avec le public, sont au bas de l’échelle hiérarchique des emplois (Le Breton, 1999) – améliorent-elles effectivement la qualité des services, chère aux réformateurs ? Le public est-il satisfait de leur fonctionnement ? [? « Evaluer les services publics : l’exemple de la santé », p.206] Il est difficile de répondre à cette question : les attentes à l’égard des services publics – ou « des ‘administrations’ auprès desquelles les personnes effectuent des ‘démarches’ ou font des ‘papiers’ » (Siblot, 2005, p.88) – dépendent de nombreuses variables sociales, hétérogènes voire contradictoires (Warin 2000) en fonction du type de prestation (commerciale ou administrative). En outre, les jugements portés sur les services peuvent être ambivalents. Sans doute, l’attitude des agents au guichet et/ou à l’accueil (Dubois, 1999) contribue-t-elle à l’appréciation positive ou négative des usagers quel que soit, par ailleurs, le résultat de leur démarche (Le Strat, 2001).
21Finalement, les réformes inspirées par le nouveau management public – dont seuls certains aspects ont été évoqués ici – ont, de manière souvent discrète, profondément transformé les modes de gestion, et partant de fonctionnement, des divers services qui en ont été l’objet. Bénéficiant du soutien des élites sociales et promues par les élites administratives, elles ont essentiellement concerné le quotidien des « petits » fonctionnaires ou agents dont le statut et les pratiques ont été le plus affectés par le changement. Si les citoyens disposent à l’égard de l’administration de plus de droits que par le passé (Dreyfus, 1999) – celui d’être informé notamment – on sait que seule une fraction très limitée d’entre eux les connaît et s’en prévaut. Pour le plus grand nombre, pour les populations les plus fragiles, la visibilité des réformes reste probablement faible et l’amélioration éventuelle de leurs relations avec « l’administration » tient davantage aux qualités personnelles de leurs interlocuteurs qu’aux changements organisationnels. Quant aux services publics commerciaux, point n’est besoin de dire qu’ils ne connaissent désormais plus que des clients !
Notes
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[1]
Loi du 3 janvier 1973 relative au médiateur, loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, loi du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’Administration et le public, qui institue la Commission d’accès aux documents administratifs…, loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’Administration et le public, décret du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l’Administration et les usagers, tous textes ayant fait l’objet de diverses modifications notamment par la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.
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[2]
Voir les circulaires de M. Rocard du 23 février 1989 relative au renouveau du service public, d’A.Juppé du 26 juillet 1995, de L. Jospin du 3 juin 1998.
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[3]
La culture du résultat désignée aussi comme culture de l’efficacité (voir Kerna J., « Les retards de l’État manager », in Fauroux R., B. Spitz, Notre État, Paris, Robert Laffont, 2000, p.80-109) s’impose désormais- au moins théoriquement- à tous les services de l’État en raison de l’application depuis le 1° janvier 2006 de la LOLF. Voir aussi Lambert A. et D. Migaud, « La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : levier de la réforme de l’État », Revue française d’administration publique, 2006, n° 117, p.11-14.
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[4]
Au 31 décembre 2004, 51,3 % (enseignants inclus), 21,4 % (hors enseignants), Rapport annuel de la Fonction publique 2005-2006, p.13.
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[5]
Au 31 décembre 2004, 36,2 % alors que dans la fonction publique d’État 25,3 % (hors enseignants) et 13,8 % dans la fonction publique territoriale, ibid.
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[6]
Au 31 décembre 2004, elle représentait 78,2% des effectifs de la fonction publique territoriale, 50,4 % de la fonction publique hospitalière et 53,3 % de la fonction publique d’État (hors enseignants), ibid.
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[7]
Le ratio de non titulaires dans la fonction publique d’État est d’1/6ème comme dans la fonction publique hospitalière (hors médecins), ibid.
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[8]
Weller J.-M. (1998), La modernisation des services publics par l’usager : une revue de la littérature (1986-1996), Sociologie du travail, n°3, p.265-292.
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[9]
La variété des tarifs de la SNCF ou de France Télécom, fonctions d’un nombre croissant de critères, en est un exemple saillant.