1Dans son ouvrage Défection et prise de parole paru en 1970, l’économiste Albert O. Hirschman étudie trois concepts particulièrement utiles pour l’analyse des services publics : la défection, la prise de parole et le loyalisme (en anglais « exit », « voice » et « loyalty »). Ce qui intéresse particulièrement Hirschman, ce sont les défaillances surmontables, c’est-à-dire des situations économiques où des organisations connaissent une baisse de qualité de leur processus de production tout en gardant la possibilité de se redresser.
2Dans le triptyque hirschmanien, la défection et la prise de parole dominent. Ces deux actions peuvent en effet permettre le redressement de la firme. La défection est un concept souvent implicitement utilisé par les économistes. Il y a défection quand des consommateurs « cessent d’acheter l’article produit par la firme » suite à une baisse de qualité. La prise de parole est un concept qui vient de la science politique. C’est la voie de recours dans les situations où les individus sont mécontents mais ne peuvent pas fuir la cause de leur mécontentement. Ils se tournent alors vers l’organisation ou vers « qui veut bien les entendre ».
3Hirschman développe sa théorie à partir de l’étude d’un service public, le chemin de fer nigerian. Au Nigeria, la ligne de train était pendant longtemps le seul moyen de joindre la côte à l’intérieur du pays : le chemin de fer était en position de monopole. Avec le développement de modes de transports alternatifs, un certain nombre d’usagers insatisfaits de la qualité du service cessèrent de prendre le train : ils firent défection. La compagnie d’État vit alors ses recettes baisser, mais ne tint pas compte de cette dégradation parce que le Trésor public continuait à la soutenir financièrement. Pour Hirschman, cette situation « priva [la compagnie de chemins de fer] d’un précieux moyen d’information dont les effets sont beaucoup mieux ressentis lorsque les clients n’ont aucun moyen de s’échapper ». D’autant que dans ce cas, les plus mécontents – qui auraient été les premiers à prendre la parole s’ils n’avaient pas eu d’alternative – furent de fait les premiers à faire défection.
4Un des principaux enjeux de la théorie d’Hirschman est le rôle de la concurrence. Dans son cadre d’analyse, la concurrence n’est pas parfaite, mais elle peut en outre se révéler moins efficace, si les usagers peuvent prendre la parole, que le monopole. Elle peut surtout, comme dans l’exemple du service public ferroviaire nigerian, empêcher le monopole de se redresser : le monopole strict peut donc dans certains cas être plus efficace qu’un service public concurrencé. Quant à la concurrence entre firmes commerciales, elle peut également se traduire par une baisse de la qualité : la possibilité de faire défection risque en effet de provoquer une rotation permanente des clients insatisfaits entre les firmes, sans que ces dernières ne prennent conscience du mécontentement (leurs recettes ne baissant pas et la possibilité de faire défection défavorisant la prise de parole).
5Et le loyalisme ? C’est l’attachement à l’organisation. Il est l’élément manquant qui permet d’expliquer les comportements individuels, notamment le choix entre défection et prise de parole (voire l’absence de l’une comme de l’autre). Comment expliquer le loyalisme ? L’attachement à l’organisation peut bien sûr être contraint, comme dans le cas d’un monopole strict produisant des biens de première nécessité. Mais il peut aussi tenir à d’autres éléments, comme à un coût d’entrée très élevé qui donne des remords à quiconque envisage de partir, ou un coût de sortie également très élevé (avez-vous déjà essayé de faire défection dans une organisation terroriste ?). Le loyalisme est bien sûr mis à l’épreuve. Un partisan acceptera par exemple des réformes au sein de son parti, mais il est probable qu’il le quitte au-delà d’une certaine limite, s’il n’y trouve plus son compte.
6Reste qu’il n’existe pas d’équilibre idéal entre concurrence et monopole d’une part, et entre défection et prise de parole d’autre part. Si dans certains cas il est nuisible au service public d’être confronté à la concurrence, cela peut ailleurs renforcer la prise de parole des usagers fidèles en rendant plus crédible une menace de défection. Le redressement est alors fonction de la réaction de la direction, du loyalisme des usagers et de leur disposition à prendre la parole. Autrement dit, la richesse du triptyque tient aussi à sa souplesse, qui le rend utilisable dans un grand nombre de cas.